Un auteur francophone à l'honneur

Le prix de Jérusalem sera décerné cette année à l’auteur albanais Ismail Kadaré. Interview d’un écrivain militant qui n’a eu de cesse d’agiter sa plume au nom de la liberté

Ismail Kadaré lors d'une cérémonie en Espagne en 2009 (photo credit: REUTERS)
Ismail Kadaré lors d'une cérémonie en Espagne en 2009
(photo credit: REUTERS)
Dans quelle mesure le fait de vivre dans un régime totalitaire vous a-t-il influencé en tant que personne et en tant qu’écrivain ?
J’avais 9 ans quand la dictature communiste s’est installée en Albanie. En dehors de quelques mots et de quelques conversations entendus vaguement à la maison, je n’avais pas réellement compris que je vivais dans un régime autoritaire. La prise de conscience est venue graduellement. D’abord au lycée, et plus tard à l’université où il fallait être vraiment idiot pour ne pas comprendre.
Alors que vous viviez sous une dictature, l’écriture était-elle pour vous dès le départ un moyen d’exprimer votre opposition aux limites imposées sur les libertés individuelles, ou avez-vous essentiellement entrepris de produire un travail à valeur littéraire afin de raconter une histoire ?
La littérature vous offre beaucoup de possibilités pour agir de manière indirecte, pour exprimer votre opposition et vos réserves envers le régime. Le public albanais était très sensible vis-à-vis des signaux de ce genre.
Avez-vous été vous-même victime des persécutions du régime communiste ?
La persécution des écrivains était une chose tellement courante qu’on peut dire que c’était devenu une banalité de la vie quotidienne. Du reste, l’épithète utilisée pour désigner une personne persécutée ou un écrivain persécuté était plutôt « touché ».
La persécution commençait par une chose qui avait l’air simple : l’interdiction d’un livre. L’interdiction elle-même prenait plusieurs formes : interdiction avant ou après la publication, interdiction assortie d’une condamnation publique ou de l’expulsion de la « Ligue des écrivains ». Après tout cela, le gouvernement pouvait décider de sanctions encore plus terribles ; venaient alors les degrés plus lourds : interdiction accompagnée d’emprisonnement ou d’internement, et même l’exécution par balles.
Pour ma part, j’ai subi seulement le premier et le deuxième degré de sanctions, c’est-à-dire l’interdiction de publication, suivie pour l’une d’elles d’une condamnation publique.
Les autres écrivains ont subi toutes les autres formes jusqu’à l’exécution.
Quand avez-vous commencé à écrire ? A quel moment avez-vous réalisé que vous étiez un écrivain professionnel ?
J’ai commencé à écrire très tôt. J’ai publié pour la première fois quand je n’avais que 12 ans dans le journal Pioneri, une publication pour les enfants. Quand mon premier livre a été publié, j’étais encore élève au lycée.
Ces écrits étaient sans réelle valeur. Mon premier roman était très naïf et intime, je l’ai rédigé pendant les années 1957-1958 quand j’étais étudiant. Mais celui que je considère comme mon premier vrai roman est La ville sans enseignes. Je l’ai l’écrit à Moscou quand j’étudiais à l’Institut Gorki. Il n’a été publié que trente ans plus tard, après la chute du communisme.
J’ai réellement commencé à me sentir écrivain après mon retour de Moscou en 1963, lorsque mon roman Le général d’armée morte a été publié.
Comment votre écriture a-t-elle évolué au fil des années ?
Au départ, je me suis mis à écrire des poèmes. La prose est venue ensuite.
En 1963, j’ai essuyé ma première interdiction pour la nouvelle Les jours des cafés (Coffee house days). Elle a été interdite après la publication dans une revue littéraire.
La deuxième interdiction portait sur un court roman intitulé Le monstre, interdit lui aussi après sa publication dans la revue littéraire de l’organisation des écrivains.
La troisième interdiction a visé le roman Concert à la fin de l’hiver. C’est le coup qui a été le plus dur pour moi parce que cette interdiction est venue avant même sa publication. Il s’agit d’un roman qui cherche à donner la vue la plus large possible de ce qu’est la vie sous le régime communiste. Il parle des crimes, des exécutions, et des fantômes qui apparaissent pendant les réceptions officielles. Selon les critiques albanais et étrangers, ces réceptions sont comparables aux dîners du Macbeth de Shakespeare.
L’interdiction du livre était conforme à la logique de la dictature. Je précise cela car il arrivait que des interdictions soient prononcées en dehors de toute logique.
Pourquoi vous êtes-vous inspiré de l’histoire et de la mythologie albanaise ?
Je me suis tourné vers la mythologie pour contourner la consigne concernant la description de ce qui s’appelait « l’actualité socialiste », c’est-à-dire la vie des ouvriers et des paysans. Cette consigne-là, avec l’omniprésence du « héros positif », faisait partie des canons littéraires du réalisme socialiste. Ces règles représentaient les moyens les plus efficaces pour détruire profondément et définitivement la littérature. La mythologie en revanche donne une liberté de sujets, d’interprétations et de style qui permettait d’esquiver entièrement les instructions du parti.
Le Général de l’armée morte évoque la futilité de la guerre. Les dirigeants communistes n’ont-ils pas vu cela comme une critique à leur encontre ?
Je ne crois pas. L’accueil envers ce roman a été froid, mais pas menaçant. A mon avis, les critiques positives que ce roman a reçues en France et dans d’autres pays occidentaux au moment de sa parution en 1970 ont contribué à adoucir l’attitude du régime albanais.
Ce roman a complètement changé mon statut. Je suis devenu un écrivain très connu dans mon pays, l’un des plus stalinistes du monde, et également apprécié en Occident. C’est à peu près comme si un écrivain connu de la Corée du Nord était applaudi en Occident, mais continuait à vivre sous la dictature de son pays d’origine.
Avez-vous aimé l’adaptation cinématographique du Général de l’armée morte ?
Pour être sincère, je ne sais pas quoi répondre. Premièrement parce que je pense que lorsqu’un écrivain donne le droit d’adapter son œuvre pour le cinéma, il s’enlève à lui-même le droit de faire des remarques. L’œuvre a désormais une autre vie avec quelqu’un d’autre pour en prendre la responsabilité.
A l’époque de l’adaptation je vivais en Albanie. Le seul fait qu’un pays occidental porte à l’écran l’une de mes œuvres, avec en plus des acteurs célèbres comme Mastroianni et Piccoli, était un immense plaisir. Le film témoignait du fait que les écrivains issus d’un pays isolé et staliniste comme l’Albanie exprimaient les mêmes valeurs que le monde libre. Et alors que notre vie quotidienne était tellement éloignée de ce monde libre, à travers notre art, nous nous sentions appartenir au club européen des lettres.
Croyez-vous que la littérature constitue un outil puissant pour exprimer des idées, et pour faire avancer les idéaux des droits civils et des libertés individuelles ?
La littérature est indépendante. Comme telle, elle peut effectivement aider à l’émancipation de l’humanité, à sa manière et avec ses propres moyens. Permettre l’avancée des idéaux concernant les droits civils fait partie de sa propre nature. Il est bien connu que, depuis son origine, la littérature sonde les profondeurs obscures de l’esprit humain pour y découvrir l’essence du crime et le condamner. Mais la littérature ne peut pas assumer non plus des rôles impossibles.
Dans quelle mesure votre immigration vers la France vous a-t-elle affecté en tant que personne et en tant qu’écrivain ?
Mon installation en France a eu lieu alors que j’étais déjà un écrivain bien formé. Mes livres étaient connus et publiés régulièrement dans ce pays comme dans tout l’Occident. Par conséquent, cette émigration n’a pas vraiment apporté de changement dans la nature de mon œuvre.
L’étiquette d’« écrivain engagé » qui est la vôtre vous dérange-t-elle parfois ?
Je pense que le concept lié au degré d’« engagement » ou pas de l’écrivain est compris de façon très différente dans le monde communiste et en dehors de cet univers. C’est une notion très relative. Voilà pourquoi elle n’est pas prise très au sérieux chez nous.
Que signifie pour vous le fait de recevoir le prix de Jérusalem ?
Ce prix a une double signification pour moi. C’est bien sûr un grand honneur. Mais c’est aussi un prix qui porte sur la liberté, et c’est là une reconnaissance majeure pour un écrivain qui, comme moi, a vécu et travaillé durant une triste époque de privation des libertés les plus fondamentales. Enfin, le fait que ce prix me soit remis par la ville de Jérusalem a une plus grande résonance encore pour moi.
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