Kerry en Egypte : une visite pour rien ?

Dure prise de conscience pour Washington : il est bien loin le temps où l’Egypte était la carte maîtresse des Américains au Moyen-Orient !

Kerry and Morsi 370 (photo credit: REUTERS)
Kerry and Morsi 370
(photo credit: REUTERS)

Le président Moubarak était le chef de file des payspragmatiques face à l’Iran, garant de la stabilité de la région et de la paixavec Israël. Pour la deuxième fois en moins d’un an, un ministre américain desAffaires étrangères, arrivant les bras chargés de cadeaux, est fort mal reçu.
En juillet dernier, c’était Hillary Clinton, venue rencontrer le présidentnouvellement élu, Mohammed Morsi, candidat des Frères musulmans. Elle avait dûfaire face à des manifestants – opposants au régime et Coptes – quiprotestaient contre le soutien apporté par l’Amérique à la Confrérie, unsoutien qui aurait contribué à sa victoire.
Puis la semaine dernière, c’était comme si presque tout le pays manifestaitcontre la venue de John Kerry. Il y a même eu des jets de pierre contrel’ambassade américaine. Et les dirigeants de l’opposition regroupés dans leFront de salut national ont carrément refusé de rencontrer le visiteur, parailleurs violemment pris à parti par la presse non gouvernementale.
Il faut dire que les Etats-Unis venaient de lancer un appel à tous les partispour leur demander de prendre part aux élections parlementaires, alors prévuespour la fin avril. Or, l’opposition a décidé de boycotter un processusélectoral se déroulant en fonction de la nouvelle constitution, dont ilsrécusent la légitimité, soulignant qu’elle a été adoptée dans un référendummarqué par la fraude massive et la violence ; à tout le moins ils demandent laformation d’un gouvernement neutre pour superviser les élections et en assurerla transparence et la régularité.
L’un de ses leaders, Mohammed El Baradei, a qualifié l’appel d’ingérenceinjustifiée dans les affaires du pays et annoncé qu’il refuserait de rencontrerJohn Kerry ; son allié Hamdeen Sabahi, chef du parti nassérien populiste, adéclaré qu’il ferait de même. Le troisième chef de l’opposition, Amr Moussa,diplomate chevronné a accepté lui – mais dans le cadre d’une « rencontre privée» et en sa qualité de président du Parti du congrès et non de membre du Frontde salut national.
Prêt avec condition 

John Kerry a eu beau téléphoner à El Baradei à son arrivéeau Caire le 2 mars, ce dernier est resté inébranlable dans son refus.L’ambassadeur des Etats-Unis avait invité onze membres de l’opposition à unerencontre avec le secrétaire d’Etat ; ils n’ont été que six à accepter.

Kerry aurait repris la ligne officielle de son pays : les élections sontindispensables pour assurer la stabilité de l’Egypte. Il n’aurait pas réussi àconvaincre trois des invités, les trois autres se déclarant prêts à envisagerde participer au processus électoral – si transparence et régularité étaientassurées.
John Kerry avait mis tout le poids de l’Amérique pour arriver, sinon à uneréconciliation entre Morsi et l’opposition, au moins à une amorce de dialogue.En vain. D’un autre côté sa visite avait pour but de réaffirmer l’importance del’Egypte sur la scène régionale et de souligner la nécessité de préserver letraité de paix avec Israël. Il a rencontré les chefs des services de sécuritéet a insisté sur l’urgence qu’il y avait à restaurer l’ordre dans la péninsuledu Sinaï et à stopper le flot d’armes transitant vers la bande de Gaza.
Peut-être plus important pour les Egyptiens qui traversent une crise économiquesans précédent, il a promis le déblocage de 250 millions de dollars (sur lemilliard promis par Obama l’an dernier), tout en demandant au président Morside ratifier un accord avec le Fonds monétaire international concernant un prêtde près de cinq milliards de dollars.
Cette ratification se fait attendre, d’une part du fait de la grandeinstabilité politique du pays et de l’autre à cause d’un obstacle inattendu. Leprêt à intérêt est interdit par la Sharia – la loi islamique. Il semble que lesEgyptiens soient à la recherche d’une solution qui permettrait non seulement laratification de l’accord, mais encore ouvrirait la voie à des prêts à tauxréduits d’autres pays ainsi qu’à des investissements étrangers.
Evidemment, le prêt du Fonds monétaire n’est pas sans conditions. Morsi devrafaire d’importantes réformes et supprimer les subventions aux produits depremière nécessité. Mission pratiquement impossible compte tenu de l’étendue dela crise politique, économique et sociale qui secoue le pays.
La colère gronde 

Le pays est au bord du gouffre et risque à tout moment deplonger dans l’anarchie. Les manifestations contre le régime des Frèresmusulmans se multiplient, et la démission de Morsi est réclamée. Etrangeretournement du sort, le peuple semble maintenant appeler de ses voeux leretour de l’armée au pouvoir. Des pétitions tendant à nommer à la tête del’Etat le ministre de la Défense, Abdelfatah Sisi, à titre provisoire ont étéprésentées à des tribunaux locaux.
Ce qui est sûr, c’est que la colère gronde. Les affrontements entremanifestants et forces de l’ordre ont déjà fait des dizaines de morts et desmilliers de blessés. Que l’on ne s’y trompe pas : ce sont essentiellement debons musulmans qui descendent dans la rue. Ils ne veulent pas de la Sharia et ontperdu confiance en Morsi. Cependant, il y a aussi des extrémistes ; ainsi lesmembres du « Bloc Noir » appellent à la désobéissance civile, un appel entenduà Port Saïd, bientôt suivi par d’autres villes le long du canal de Suez, et quis’étend au reste du pays. Postes de police attaqués, incendiés ; grèves et mêmebarrages routiers sur les grands axes paralysent la vie du pays. Le présidentMorsi ne semble pas s’en préoccuper outre mesure et répète à qui veutl’entendre que l’Egypte se porte à merveille et que tout ira bien. Il est vraiqu’il consacre toute son énergie à renforcer son emprise ou plutôt celle desFrères musulmans, nommant ses hommes partout – du gouvernement national auxautorités locales.
La décision que vient de prendre le Conseil d’Etat – suspendre les électionsjusqu’à ce que la loi électorale ait été examinée par la Haute Courconstitutionnelle – risque de lui accorder un délai supplémentaire pourparachever son oeuvre plutôt que de désamorcer la crise avec l’opposition.
Le secrétaire d’Etat américain était-il au courant de la gravité de lasituation ? Savait-il que ce qui se passe actuellement n’est rien moins qu’uncombat à mort pour l’avenir de l’Egypte postrévolutionnaire ? D’un côté,démocratie, progrès et développement, de l’autre, plongée dans l’obscurantismed’un régime islamique pur et dur. En tentant de persuader l’oppositiond’accepter la règle du jeu établie par Morsi et de participer au processusélectoral, Kerry a provoqué la colère d’une grande partie de la population.
On reprochait déjà aux Américains d’avoir trop longtemps soutenu la dictaturede Moubarak ; on les accuse maintenant de recommencer avec Morsi. La pressedans ses éditoriaux n’hésite pas à dire aux Américains : « Déguerpissez denotre pays et prenez votre argent avec vous. » Compte tenu du fait que Morsilui-même ne semble pas faire grand cas de l’opinion des Etats-Unis, àWashington et dans les médias américains on commence à se demander pourquoicontinuer à venir en aide à un allié aussi peu fiable.
Une question qu’on se pose peut-être aussi à la Maison Blanche. Faut-ilcontinuer à soutenir les Frères musulmans qui parachèvent leur emprise sur lepays ? Faut-il au contraire tenter de venir en aide aux forces démocratiques ?En attendant, les sentiments antiaméricains prennent de l’ampleur en Egypte…