L’Egypte sans tête

Au bord de la guerre civile, l’Egypte a plus que jamais besoin d’être réformée. Une lourde tâche que n’ont pas su assumer les Frères musulmans.

P7 JFR 370 (photo credit: Amr Abdallah Dalsh / Reuters)
P7 JFR 370
(photo credit: Amr Abdallah Dalsh / Reuters)

L’Egypte est plongée dans le chaos. Jadis symbole de stabilité,prospérité et tolérance, le plus grand Etat arabe est aujourd’hui au bord de laguerre civile. Très inquiétante pour les Egyptiens, sa situation est égalementune source d’inquiétudes pour ses voisins, mais aussi d’autres contrées pluséloignées.
Rappel historique. L’âge d’or égyptien ne fut pas l’oeuvre des pharaons quibâtirent les pyramides, mais de leurs successeurs grecs qui ont construitAlexandrie, relié l’Egypte au continent européen pour en faire le coeur battantde la région. Le long du Nil, les terres fertiles nourrissaient une grandepartie du monde antique, tandis qu’érudits grecs, romains et juifs échangeaientleurs idées dans la bibliothèque d’Alexandrie. L’Egypte était un havre deculture et d’inspiration, un pivot de la mondialisation d’alors.
La semaine dernière, après que l’armée égyptienne ait tué plus de 50manifestants islamistes au Caire, l’Egypte semblait plus que jamais différerson image antique : c’est désormais un Etat appauvri et intolérant, à lacroisée du clash mondial entre les civilisations. L’intensité des événementsaurait été difficile à encaisser partout ailleurs, mais plus encore dans unpays où, encore récemment sous la houlette d’Hosni Moubarak, de longues annéespouvaient s’écouler sans que Le Caire ne fasse la « une » de la presseinternationale.
Mais voilà qu’en l’espace de quelques jours, des millions d’Egyptiens sontdescendus dans la rue, le gouvernement a été renversé par l’armée, laconstitution a été abolie, un massacre a eu lieu et des appels à la guerrecivile se font désormais entendre. Que s’est-il donc passé et quel avenir pourl’Egypte ?
L’ampleur de la catastrophe 
En se penchant sur la crise égyptienne,on découvre un patient économique en attente d’un triple pontage. La nation,jadis le plus grand exportateur au monde de blé, en est aujourd’hui le plusgrand importateur. Pas plus tard que jeudi 11 juillet, le ministre desApprovisionnements du président déchu Mohammed Morsi, a affirmé que l’Etatdisposait de réserves de blé pour 2 mois seulement dans ses entrepôts.
Contrairement aux deux autres puissances régionales que sont l’Iran et laTurquie, l’Egypte n’a pas su sortir de l’ère agraire. Tandis que Téhéran s’estappuyé sur son pétrole et qu’Ankara a fait la guerre à l’illettrisme et s’estlancé dans une révolution industrielle, la nation égyptienne demeureessentiellement agricole et plus de 50 % de sa population est toujoursanalphabète. Pire encore : alors que sa population a plus que doublé sous l’èreMorsi, près de 40 % de son PIB est dévoré aujourd’hui par un secteur publicdésespérément boursouflé. Et 3 % supplémentaires, soit 15 milliards de dollars,partent en subventions à l’énergie et à l’alimentation.
Une situation tout simplement intenable, mais personne n’a osé s’y attaquerjusqu’à présent, de peur que la hausse des prix et la perte de milliersd’emplois ne génèrent de graves émeutes. Voilà pourquoi, à l’arrivée desislamistes, d’aucuns espéraient qu’ils useraient de leur assise populaire pourfaire passer l’amère pilule. C’était peine perdue. Morsi avait visiblementd’autres projets.
Qu’il n’ait pas souhaité réformer l’économie égyptienne, ou n’ait pas comprisla gravité de la situation, le président n’a rien fait pour réduire lesdépenses de l’Etat et a cru pouvoir maintenir le pays hors de l’eau enempruntant.
Se tournant vers le FMI, il s’est vu exiger de réduire les subventionsgouvernementales de 2,5 milliards, chose qu’il n’a pas faite. Abandonnant leFonds monétaire international, l’Islamiste s’est ensuite tourné versl’Allemagne, puis vers la Russie. Mais, faute de réformes économiques, les deuxpuissances ont également refusé de mettre la main au coffre-fort.
Un budget trop dépensier 
Repoussant toujours l’inévitable réhabilitationfinancière, Morsi a confirmé son incompétence économique en sollicitant nonplus un prêt de 3,2 milliards de dollars, comme le gouvernement précédent, mais4,8 milliards.
Résultat : jadis attractives, les obligations gouvernementales, dégradées parles agences de notation internationale, ont plongé dans le rouge, ce qui rend,bien entendu, le financement de la dette encore plus difficile. En parallèle,la sécurité publique s’est également effondrée, confinant à l’anarchie etchassant le capital du pays, mais aussi les touristes des rues du Caire. Danssa chute, le tourisme qui générait autrefois 10 % du PIB égyptien, a entraînéavec lui quelque 3 millions d’emplois. Ce budget dépensier allié à une baissedes revenus s’est avéré catastrophique.
Lorsque Moubarak a été chassé du pouvoir, le pays disposait ainsi de 36milliards de dollars en devise étrangère. Cette réserve a aujourd’hui fondu à12 milliards et si rien n’est fait dans les plus brefs délais, l’essence etl’alimentation viendront à manquer rapidement.
En d’autres termes, l’Egypte a aujourd’hui grandement besoin d’un Alexandre leGrand ou, mieux encore, d’un Joseph, soit un leader économique qui saura luifaire reprendre le chemin de la prospérité. Au lieu de quoi, jusqu’à la semainedernière, le pays avait à sa tête un fondamentaliste pour qui la prospéritén’est pas un objectif et même peut-être une menace, avec son lot delibéralisme, de mobilité et d’indiscipline.
Quelles qu’aient été leurs intentions, les Frères musulmans ont ruiné l’Egypteet l’ont mené au bord de la guerre civile. C’est pourquoi le mouvement de massequi les a destitués pourrait marquer un tournant non seulement pour l’Egypte,mais pour le Proche-Orient en général et l’islamisme en particulier. En effet,que des millions de manifestants soient descendus dans la rue pourrait augurerdu déclin de l’islamisme mondial. Jamais, depuis son irruption politique il y a34 ans en Iran, le fondamentalisme musulman n’avait été défié aussimassivement, aussi frontalement et aussi spontanément là où il s’était toujourssenti le plus à l’aise : dans la rue.
Statut préféré : martyr 
Malheureusement, sonner le glas de l’islamisme égyptienserait prématuré. Certes, ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « coupd’Etat de juillet » signe un grave échec pour la branche égyptienne des Frèresmusulmans, dévoilant un manque de préparation abyssal avant leur arrivée aupouvoir. La terrible gestion économique de Morsi restera dans toutes lesmémoires comme la preuve que les islamistes savent donner la charité, mais sonttrès mal équipés pour diriger un pays, et encore moins pour le sauver de lafaillite.
Mais, dans le même temps, leur éviction forcée, et le massacre du Caire ontporté atteinte à la cause antiislamiste.
Car si les récentes arrestations de centaines de leaders fondamentalistesdevraient les empêcher provisoirement de se réorganiser, elles devraient toutautant servir leur image de martyr, image qu’ils cultivent depuis ladestitution de Morsi. Chassés du pouvoir par la force et non par un processusdémocratique, les islamistes retournent à leur état favori : très peu deresponsabilités, beaucoup d’autorité. Sans l’intervention de l’armée, leurchute leur aurait été bien plus fatale.
En attendant, le général Abdel Fatah al-Sisi est vu de toutes parts comme levéritable leader émergent, et le rôle joué par l’armée fait penser à unerestauration du régime militaire qui régna 60 ans durant, entre la fin de lamonarchie et la chute d’Hosni Moubarak. Difficile de prévoir le cours desévénements, alors que ladite feuille de route militaire appelle à des électionsparlementaires et présidentielles en février 2014, et à l’adoption d’unenouvelle constitution dans le courant de l’année.
Dans le meilleur des cas, le gouvernement d’intérim, sans ambitions politiquespropres, s’avérera courageux et pragmatique et fera la sale besogne pour leprochain gouvernement qui émergera du scrutin. De sérieuses restrictions budgétairescouplées à une restauration de la sécurité publique et au retour de capitauxdevraient rebâtir la confiance nécessaire des Egyptiens en leurs leaders et enl’avenir de la nation.
Affronter une confrérie aux abois 
Mais pour cela, il faudra qu’Adly Mansour,juriste de carrière, président de la Cour suprême et aujourd’hui président parintérim, fasse preuve d’une détermination exemplaire et d’une vision à longterme, lui qui s’est vu attribuer une fonction qu’il n’avait sans doute jamaispensé occuper. Il faudra de la détermination pour affronter la classepopulaire, qui se verra privée de subventions, mais aussi la classe moyenne,qui compte des fonctionnaires par millions.
Il en faudra aussi pour le bras de fer avec l’armée, cellelà même qui l’a nomméà son poste, dont la taille et le coût dépassent largement les besoinsnationaux. Si le gouvernement d’intérim se lance sur une telle voie, puis passele relais à un gouvernement laïc qui continuera sur le même chemin, alors ledrame de ces derniers jours pourra être considéré comme l’avènement d’uneépoque salvatrice. Mais, là encore, malheureusement, les chances d’un telscénario sont minces.
Le gouvernement de transition va devoir affronter une confrérie musulmane auxabois, qui incitera les masses contre toute réforme positive que les dirigeantsdu Caire tenteront de mettre en place. Le bain de sang de lundi 8 juilletdeviendra le Bloody Sunday national et le départ de Morsi sera comparé à celuide Salvador Allende (le premier dirigeant marxiste à avoir été démocratiquementélu président en Amérique latine). Les mêmes terroristes qui ont, par le passé,attaqué les métropoles et autres sites touristiques dramatiquement vulnérablesd’Egypte, repartiront à la charge, assoiffés de vengeance.
Pendant ce temps, le gouvernement arrêtera, emprisonnera, voire tuera denombreuses personnes, tandis, que dans les mosquées, les imams prêcheront desidées contraires à l’idéologie libérale. Ce sera également la guerre du côté duSinaï. Les islamistes ont attaqué des avant-postes militaires égyptiens, ainsique le convoi d’un haut gradé, tuant même un prêtre chrétien à El-Arish. Enréponse, la semaine dernière, l’armée a tué quelques dizaines defondamentalistes, et en a arrêté des centaines.
Le prélude à une opération qui pourrait nécessiter des milliers de soldatsainsi que l’accord d’Israël, conformément au traité de paix liant les deuxpays. Alimentée par le Hamas, étroitement lié aux Frères musulmans, la luttedans le Sinaï n’est que le prélude à la vaste bataille qui va se jouer pourl’avenir égyptien.
Pour gagner, la coalition de libéraux, de chrétiens et de généraux qui a bel etbien déclaré la guerre à l’islamisme égyptien devra remporter davantage quequelques guérillas. Il lui faudra produire des denrées alimentaires, créer desemplois et restaurer la tolérance qui faisait jadis la réputation de la sociétéégyptienne. Une tâche à la hauteur des grands leaders, de la trempe d’Alexandrele Grand. Malheureusement, en l’état, l’esprit éclairé et le multiculturalismequi fondent l’héritage d’Alexandre semblent appartenir au passé. Pourl’instant, l’Egypte ferait bien de rechercher un Joseph pour prendre la suitede Morsi. Si ce rédempteur économique est trouvé, protégé et autorisé à agir,alors le nouvel Alexandre arrivera de lui-même.