La communauté allemande perd ses têtes

Des journaux juifs sans Juifs ? Certains membres de la communauté d’Allemagne s’interrogent sur cette presse qui parle en leur nom.

Allemagne (photo credit: Reuters )
Allemagne
(photo credit: Reuters )

On trouve des journaux juifs dans tous les pays du monde oupresque, mais il n’y a qu’en Allemagne où leur rédaction est presqueintégralement composée de non-Juifs. Certes, la presse écrite connaît des tempsdifficiles un partout sur la planète. Et l’Allemagne post-Shoah n’échappent pasà la règle. Pour autant, les difficultés d’emploi des journalistes n’expliquentpas à elles seules ce singulier phénomène.

Les Juifs n’officient plus aux postes qui leur étaient pourtant acquis.“Aujourd’hui, plus personne ne s’en étonne”, commente Henryk Broder, écrivainjuif bien connu en Allemagne. “Et d’ailleurs, je ne pense pas qu’il subsistedans le pays un seul professeur juif pour enseigner la culture juive àl’université.”
Nous avons rencontré Moritz Reininghaus, 33 ans, journaliste au JüdischeZeitung, pour tenter de comprendre cette étrange situation. A savoir, pourquoiles rédactions des deux grands journaux juifs du pays sont composées denon-Juifs (la plupart des communautés juives d’Allemagne publient de leur côtéleur propre feuille de chou communautaire).
Moritz Reininghaus ne s’en cache pas, ses deux grandspères étaient membres duparti nazi. Autant dire qu’il comprend les problèmes que peut poser sa contribution à un journal juif. “On me demandesouvent si je suis juif et ma réponse produit un mélange d’irritation, decuriosité et d’incompréhension”, déplore-t-il.
Pour son journal, lui et ses collègues couvrent toutes les sphères de la viejuive. Il reconnaît qu’il se voit souvent contraint de réprimer ses critiquesenvers Israël, surtout lorsqu’il interviewe des survivants de la Shoah, quidéfendent avec force cet Etat et sa politique. “Je que je risque souvent de m’aventurer surun terrain qui ne me concerne pas”, déclare-t-il. “Mais j’espère tout de mêmequ’un jour, on cessera de me demander pourquoi je fais ce que je fais !”

Laseule Juive d’un journal juif 

Le Jüdische Zeitung est nouveau dans le paysagejournalistique de l’Allemagne. Il a été fondé en 2005 par Nicholas et DavidWerner, hommes d’affaires juifs venus de Moldavie.

Deux frères qui visaient un nouveau marché : celui des nombreux immigrésoriginaires de l’ex-Union soviétique capables de lire en allemand (les frèresWerner sont également à la tête d’un empire médiatique grandissant, quicomprend par exemple le plus grand journal européen en langue russe, l’EuropeExpress).
Leur principal concurrent sur le marché de la presse juive : l’AllgemeineJüdische Wochenzeitung, organe officiel de la communauté juive allemande. (EnAllemagne, la “communauté juive” est une entité subventionnée par l’Etat, avecun conseil d’administration élu, indépendant de toute congrégation ousynagogue.) Le Wochenzeitung a été fondé en 1946 par un Juif allemand revenudans le pays et qui portait, ironiquement, le nom de Karl Marx.
Ces deux journaux couvrent l’un comme l’autre des événements juifs aux niveauxlocal, national et international. Au sommaire : des pages consacrées à laconnaissance, à l’humour et à la littérature. Le Jüdische Zeitung se consacreen outre aux difficultés que rencontrent les immigrés et présente Moyen-Orient.
Si le Wochenzeitung est l’organe de presse officiel de la communauté, sarédaction n’emploie pas pour autant davantage de Juifs, au contraire : pendantune vingtaine d’années, l’équipe ne comptait pas un seul contributeur régulierd’origine juive. Jusqu’en 1990, quand Judith Hart devient la seule journalistejuive de l’hebdomadaire. Mais, ironie de l’histoire, elle se retrouve alors enbutte aux critiques de ses nouveaux collègues, qui n’apprécient pas sontraitement des fêtes juives et des événements communautaires.
Fille de survivants roumains de la Shoah émigrés en Allemagne au début desannées 1960, Judith Hart deviendra par la suite rédactrice en chef du journal,dont elle changera le nom (il s’appelait Jüdische Allgemeine jusqu’en 2002) etmodifie la périodicité : il passe de bihebdomadaire à hebdomadaire.
“Il n’y a plus de judaïsme allemand ni polonais”

Mais malgré une véritablevolonté de recruter des journalistes juifs, le journal, diffusé à 15 000exemplaires, continue d’être rédigé en majeure partie par des non-Juifs. Et lesresponsables des rubriques “Monde juif” et “Judaïsme” ont eu tous deux desgrands-pères dans la Wehrmacht.

L’équipe de la rédaction reconnaît avoir des difficultés à accepter le soutieninconditionnel à Israël qu’expriment la plupart des interviewés. Par ailleurs,deux jeunes journalistes juifs employés en free-lance ont refusé de répondre ànos questions, de crainte de perdre leur travail.
Certains membres de la communauté juive allemande expriment leur scepticisme,voire leur sentiment d’aliénation, vis-à-vis de ces journaux qui prétendentparler en leur nom. Pour la représentante communautaire Ronit Braunstein,l’Allgemeine est “un endroit où des non-Juifs écrivent sur les Juifs pourd’autres non-Juifs.” Lev Krasinksy, médecin immigré de Vinnitza, en ,déclare ne guère faire confiance à ce journal. “J’ai voulu écrire au courrierdes lecteurs pour m’indigner qu’il n’y ait aucun médecin juif à l’hôpital juifde ,mais je me suis tout à coup rendu compte que ma lettre ne serait sans doutejamais publiée, puisqu’il n’y a pratiquement pas de Juifs dans ce journal nonplus !” Certes, certains font remarquer à juste titre que l’Allemagne manque dejournalistes juifs désireux d’écrire dans la presse juive, alors quel’existence de cette presse contribue à répandre l’idée d’une renaissance de laprésence juive en Allemagne, notion que contestent les principaux intéressés.
“Les gouvernements allemands successifs, quelle que soit leur obédience, onttoujours exagéré l’importance de la présence juive sur le sol allemand,l’exploitant politiquement en vue de se trouver une justification”, commenteAlexander Brenner, ancien président de la communauté juive de Berlin, la plusimportante du pays avec 12 000 membres officiels.
Brenner, qui a fui la Pologne vers l’Union soviétique avec ses parents à laveille de la Seconde Guerre mondiale, est formel : il n’y a pas de renaissancejuive en Allemagne. “Il n’y a plus de judaïsme allemand ni polonais et il n’y en aura plus jamais”,affirme-t-il.
L’invasion russe

La communauté juive d’Allemagne n’est plus à proprement parlerd’origine. Elle est constituée dans sa quasimajorité - plus de 80 % - derécents immigrés de l’ex- Union soviétique. Autre composante non négligeable :le grand nombre d’Israéliens qui ont décidé de s’installer en Allemagne (ilsseraient quelque 5000 dans la seule ville de ). Mais ces derniers ne cherchent pasforcément à faire partie des communautés juives officielles.

Comment une petite minorité existant précédemment est-elle censée intégrer unemajorité arrivée récemment ? Telle est la question qui se pose actuellement enAllemagne. Les Juifs établis dans le pays avant la chute de l’Union soviétiqueétaient en majorité des survivants polonais de la Shoah et ils considèrent avecune pointe de scepticisme la récente “invasion russe”.
Beaucoup déplorent que les centres communautaires juifs se soient transformésen clubs culturels russes pour joueurs d’échecs. Pourtant, sans cet apport, ilest probable que la communauté juive d’Allemagne se serait éteinte d’elle-même,avec la jeune génération qui continue d’émigrer, en particulier vers Israël.Aucun des groupes qui la constituent ne paraît plus intéressé par les lienstrès forts qui, avant la guerre, liaient les Juifs à la culture allemande.
Cependant, le besoin allemand a conféré à ces deux catégories de Juifs uneimportance “virtuelle” sans commune mesure avec leur nombre. On fait intervenirdes Juifs dans des médias nationaux pour “fêter Pourim”, comme s’il s’agissaitd’un spectacle, et plusieurs villes ont leurs foires juives, que Broder,l’écrivain, dénonce comme “un ridicule folklore klezmer-felafel calculé poursoigner leur réputation.”
Des Allemands en quête d’identité

Cette prétendue renaissance du judaïsme estsouvent qualifiée de “unsinn”, non-sens, ou de voeu pieux. Pour Broder, “C’estun malentendu mutuel, une coopération factice, une vaste comédie totalementextravagante. Les Allemands ne parviennent pas à croire qu’ils aient été réhabilitéset, contrairement aux Juifs, fermement ancrés dans l’Histoire, ils sont encoreà la recherche de leur identité.”

Pour Reininghaus, en brouillant les frontières entre Allemands et Juifs, oncontribue à amoindrir le poids historique qu’a constitué la Shoah. D’où laforte participation des Allemands pour faire vivre les institutions juivescomme les musées, les archives et, bien sûr, les journaux. Les médias juifssont devenus, en réalité, une sorte de bunker pour échapper à la responsabilitéhistorique.
Autrefois, l’Allemagne abritait de nombreux empires médiatiques entretenus, degénération en génération, par des familles juives. L’un des plus grandsquotidiens nationaux de son temps, le Berliner Tageblatt, appartenait à lafamille Mosse. Mais cette époque est depuis longtemps révolue et désormais,l’Allemagne doit se contenter de journaux juifs publiés par des non-Juifs.“Aujourd’hui, les Allemands veulent prouver que ce sont eux, les bons Juifs”,ironise Broder en guise de conclusion.