Une communauté mal à l’aise

L’antisémitisme est en hausse en Turquie. Si certains Juifs s’en vont, d’autres font le choix de rester. Confrontations d’idées.

P15 JFR 370 (photo credit: Osman Orsal / Reuters)
P15 JFR 370
(photo credit: Osman Orsal / Reuters)

« En fait, j’ai perdu l’espoir », affirme Raisa Ers, 25 ans, prêteà émigrer en Israël. « Je ne me sens pas libre ici. Pas seulement comme juive,mais même comme citoyenne turque. » D’autres membres de la communauté,interrogés au hasard à Istanbul, n’ont pas encore envie de partir, maisprennent soin désormais de ne pas afficher de signes extérieurs de leuridentité juive dans la rue. L’antisémitisme, affirment-ils, est en hausse enTurquie.
Dès l’arrivée au pouvoir de l’AKP, un an seulement après sa création, lacommunauté juive de Turquie s’est méfiée de ce « parti de la justice et dudéveloppement », en raison de ses affinités islamistes. Toutefois, les deuxgrandes réalisations du nouveau gouvernement turc (stabilisation de l’économieet progrès réalisés en 2005 en vue de l’entrée de la Turquie dans la Communautéeuropéenne) en ont poussé certains à réviser leur jugement : aux élections de2007, 40 % des juifs ont voté pour le parti, soit la même proportion que lapopulation turque.
Mais ce soutien s’est amoindri de façon considérable ces 5 dernières années.Avec la censure qui sévit dans les médias et sur le réseau Internet, lacommunauté voit d’un œil inquiet les libertés civiques se réduire comme peau dechagrin. Sans parler des nombreux différends avec Israël, un instrumentpopuliste dont se sert le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan pour asseoir sapolitique intérieure et qui génère des sentiments antisémites au sein de lapopulation.
Ainsi Erdogan a-t-il récemment nommé Yigit Bulut, conseiller économique dugouvernement. Cet ancien journaliste, connu pour ses théories de laconspiration, a déclaré à la télévision que des puissances étrangères, dont leministre israélien des Affaires étrangères et le « lobby des taux d’intérêt »,avaient cherché à assassiner à distance le Premier ministre Erdogan au moyen dela télékinésie.
L’annonce de sa nomination est arrivée quelques jours après les déclarations duVice-Premier ministre Besir Atalay accusant la « diaspora juive » d’avoirfomenté les manifestations antigouvernementales, qui ont débuté le 28 maidernier et réuni dans les rues de l’ensemble du pays quelque 2 millions et demide manifestants. Peu après, c’était à Ergun Diler, rédacteur en chef du Takvim,journal favorable à l’AKP, de publier un article dans lequel il doutait de laloyauté des minorités de Turquie à leur pays, en insistant sur le cas desjuifs. « Il y a une guerre entre musulmans et juifs, et ces derniers n’ontjamais voulu la paix dans la région », écrit-il. Et de conclure : « Ce ne sontpas de vrais Turcs. »
Depuis 500 ans 
Or la présence juive a été continue sur leterritoire de l’actuelle Turquie au cours de 2 500 dernières années,c’est-à-dire depuis l’exil de Babylone. La majorité des juifs turcs sontarrivés dans l’Empire ottoman après leur expulsion d’Espagne, en 1492. Durantplus de cinq siècles, ils ont préservé leurs coutumes et leurs traditionsmusicales, culinaires et artisanales, ainsi que leur langue, le ladino.
Selon Naïm Guleryuz, président de la Fondation du cinquième centenaire, quicommémore l’arrivée des juifs d’Espagne en Turquie, les Séfarades constituent 96% de la communauté juive, les Ashkénazes et les Caraïtes formant les 4 %restants.
Les estimations varient, mais on compte environ 17 000 juifs en Turquie. Unchiffre qui s’élevait à 26 000 en 1992 et à 23 000 en 2002, année del’accession de l’AKP au pouvoir. Beaucoup sont désormais installés àl’étranger, en particulier en Israël, où l’on recense 77 000 juifs d’origineturque. Aujourd’hui, la communauté restée en Turquie se répartit surtout entreIstanbul et Izmir. Ses membres travaillent pour la plupart à leur compte, commemédecins, juristes, ou dans le secteur privé.
En Turquie, l’identité juive attire toujours l’attention d’une manière ou d’uneautre. L’an dernier, la chaîne de télévision d’Etat TRT a choisi le musicienCan Bonomo, jeune juif d’Izmir, pour représenter la Turquie au concours del’Eurovision. Une présentatrice d’une autre grande chaîne d’information avaitalors suggéré que l’on avait sans doute choisi ce chanteur « parce que laTurquie cherchait à se faire bien voir des lobbys pro-israéliens ».
Bonomo a protesté contre cette focalisation des médias sur ses origines. « Lamusique n’a pas de langage, de religion ni de race », a-t-il déclaré. « Je suisturc et je représente la Turquie. Je vais aller là-bas avec le drapeau turc. Jesuis un artiste, un musicien. C’est tout ce que les gens ont besoin de savoir.» Bonomo est arrivé septième sur les 42 pays en compétition.
Plus d’espoir 
Nous avons rencontré cinq membres de la communauté juive deTurquie, qui reflètent bien la diversité des opinions quant à la politique ou àla montée de l’antisémitisme.
« Je m’en vais parce que je n’ai plus d’espoir », explique Raisa Ers, jeunefemme de 25 ans qui vit à Istanbul. « Ce n’est pas que j’aie peur, mais j’aicessé de me sentir libre dans mon pays, en tant que juive, et en tant queTurque. » Avec ses yeux bleus et sa peau blanche, ses racines ashkénazes nesont un mystère pour personne.
Après avoir étudié les mathématiques aux Etats-Unis, Raisa est rentrée en 2011dans sa ville natale pour travailler. Elle fait à présent ses bagages pourpartir en Israël. « Je m’en vais pour une multitude de raisons », dit-elle. «Dont le climat politique. » Elle-même n’a pas pris part aux grandesmanifestations, mais les a suivies avec attention. « La réaction du gouvernementm’a démoralisée », soupire-t-elle. « On a tué des gens juste parce qu’ilsavaient exprimé leur point de vue ! Je ne pense pas qu’il puisse sortir quelquechose de bien de tout cela. Je n’ai plus d’espoir. Et puis, si j’ai décidé departir, c’est aussi à cause du système éducatif, auquel je ne fais pasconfiance pour élever mes futurs enfants. » Une troisième raison la pousse àfaire son aliya : la majorité de ses amis, qui ne sont pas juifs, ont déjàquitté le pays. « Ils vivent désormais à l’étranger, surtout aux Etats-Unis. Ducoup, je n’ai presque plus de vie sociale ici. » Si Raisa déborded’enthousiasme en songeant à son prochain départ, elle s’inquiète aussi àl’idée qu’elle fera une fois de plus partie d’une minorité dans son nouveau pays.« Je ne sais pas du tout comment on va m’accueillir, moi, une immigrante turquequi a étudié aux Etats-Unis… », explique-t-elle.
« Je vis en sécurité dans ma bulle et je n’ai pas l’intention de partir »
Maisdans la communauté juive d’Istanbul, tout le monde ne partage pas le point devue de Raisa. Joëlle Dana, 29 ans, travaille dans les relations publiques. Néeet élevée à Istanbul, elle a étudié la communication à Milan, exercé quelquetemps en Italie avant de revenir en 2009. Elle est fiancée à un médecin, juifturc lui aussi, et n’a aucune intention de repartir.
« Je n’ai jamais souffert de l’antisémitisme », affirme-t-elle, « contrairementà certaines personnes de mon entourage. Je suis peut-être naïve, mais je suisheureuse de vivre en sécurité dans ma petite bulle. » Joëlle est consciente quecette bulle pourrait bien éclater un jour, mais elle estime que cela nel’affecterait pas davantage que ses amis non juifs, qu’elle décrit comme laïcset éduqués. « Si je m’en vais, ce sera seulement parce qu’on m’y aura forcée »,dit-elle. « Mais dans le cas contraire, je compte bien rester ici ! » Enmatière de politique, Joëlle se félicite des réalisations du gouvernement : «La protection sociale, la santé et les transports publics sont trois domainesdans lesquels il a fait du bon travail », estime-t-elle. Pourtant, elle-mêmen’a jamais voté AKP en raison de son attachement à la laïcité et aux droitsciviques.
« Il est sans doute vrai que les juifs sont plus nombreux à quitter le paysaujourd’hui qu’il y a dix ans, mais ceux qui restent veillent davantage àpréserver leur culture et leur identité », fait-elle remarquer. Pourtant, elleavoue ne pas divulguer le fait qu’elle est juive : « Ces dernières années, jene dis pas que je suis juive quand je parle à des personnes que je ne connaispas bien » 
En hébreu plutôt qu’en turc 
Gürhan Hudson est moins optimiste queJoëlle. Responsable d’une entreprise de bois, ce jeune homme de 29 ans vientd’émigrer aux Etats-Unis après avoir épousé une Américaine (et adopté son nomde famille). Originaire de la ville d’Izmir, sur la mer Egée, il est convertiau judaïsme et est aujourd’hui juif pratiquant.
« L’expérience que j’ai de l’antisémitisme en Turquie va beaucoup plus loin quecelle des autres juifs d’Istanbul ou d’Izmir », explique-t-il, « parce que jene suis pas né d’une famille juive et que je connais parfaitement les gens dece pays. » Il n’y a pas si longtemps, Gürhan possédait une marbrerie enTurquie. Pour ses affaires, il voyageait beaucoup à travers le pays etrencontrait des clients de toutes ethnies. « Avec mon nom et mes origines,personne ne se doute que je suis juif », explique-t-il. « Alors, on me parlesans filtre. Un jour, par exemple, un commerçant de la ville de Balikesir aremarqué l’étoile de David que je porte à mon cou. Il a d’abord été interloqué,puis m’a demandé si j’étais juif. Je lui ai dit que oui, et il s’est exclamé :“Mais comment se fait-il que vous parliez si bien le turc ?” Et pourtant,c’était quelqu’un d’instruit ! » conclut Gürhan.
Il cite par ailleurs un incident rapporté dans le journal de la communautéjuive locale, Salom. Un groupe de responsables du parti AKP a installé sur laplace centrale de l’île de Büyükada (Prinkipo), face à Istanbul, connue pourattirer les juifs d’Istanbul, surtout l’été, une bannière comportant un messagechaleureux appelant à l’unité et à l’amitié. Seul problème : elle était écriteen hébreu ! « Le fait que l’AKP s’adresse à notre communauté en hébreu plutôtqu’en turc traduit bien la perception que l’on a de nous », commente Gürhan.
Car la majeure partie des juifs de Turquie ne connaît pas l’hébreu. Pendant dessiècles, ils ont parlé le ladino, le français ou le turc à la maison.Aujourd’hui, le turc est la langue maternelle des jeunes générations.
Gürhan est convaincu qu’une montée dangereuse de l’antisémitisme est en courset que de plus en plus de Turcs deviennent antisémites.
« Erdogan est un visionnaire ! » 
A l’autre extrémité du spectre, il y a AlperYakuppur, le plus enthousiaste de nos interlocuteurs quant au gouvernementactuel. Agé de 37 ans, originaire de Géorgie et d’Iran, il dirige une prospèreentreprise de textile. Il a sa carte du parti AKP depuis plusieurs années déjàet occupe un poste de responsable dans le bureau du parti à Istanbul.
Alper déplore les idées reçues dont souffre l’AKP dans les milieux libéraux dela société. Il souligne que toutes les minorités sont représentées au parti,qui compte en outre de nombreuses femmes. Il ne comprend donc par pourquoi saformation est accusée d’opprimer la gent féminine et de rejeter les groupes auxcoutumes différentes.
« Ma femme peut porter le genre de jupes qu’elle veut », s’exclame-t-il. « Moi,je peux boire ce que je veux. Et chacun peut pratiquer la religion qu’ilchoisit ! » Il reconnaît cependant ne pas revendiquer activement son judaïsmeet ne se sentir aucune appartenance à la communauté, mis à part ses originesreligieuses, même s’il a fait sa bar-mitsva et s’est marié à la synagogue.
S’il milite dans le parti, c’est avant tout pour Erdogan. « C’est l’hommed’Etat le plus visionnaire que la Turquie ait jamais eu de mon vivant ! »,commente-t-il. Il estime que le gouvernement d’Erdogan a apporté au paysdéveloppement, prestige et nouvelles opportunités commerciales. « Je le sais,parce que je voyage beaucoup et que je peux comparer le niveau de vie que nousavons d’une année à l’autre », affirme-t-il, concédant toutefois qu’il existedes choses discutables en matière de démocratie et de liberté d’expression. Desproblèmes qui ne sont cependant pas nouveaux « et se sont d’ailleurs améliorésavec l’AKP ».
Alper raconte en outre que certains de ses amis ont soutenu les manifestationsantigouvernementales, mais pas lui. Tout comme le Premier ministre, il estconvaincu que des éléments extérieurs ont peut-être manipulé la population àleur profit.
Pour ce qui est de l’antisémitisme, il affirme qu’en fait, la situation s’estaméliorée. Certes, il porte pour sa part un prénom turc et un nom de famille àconsonance perse, et il reconnaît que cela le met peut-être à l’abri de ce typede problèmes quotidiens. « Et puis, je ne vais pas non plus crier sur les toitsque je suis juif… » 
Rien d’original 
Dans un bureau rempli de vieux livres, unhomme à la moustache blanche et au sourire modeste nous accueille. Rifat Bali,65 ans, est un éminent historien, un écrivain et le propriétaire d’une maisond’édition publiant des ouvrages universitaires.
Depuis des années, Rifat étudie l’histoire des minorités en Turquie et a publiéde nombreux essais et livres spécialisés sur le sujet. Il s’intéresse surtoutaux relations entre l’Etat et les minorités religieuses et écrit également surles divisions sociales et politiques au sein de ces minorités elles-mêmes.
Pour lui, la récente vague d’antisémitisme en Turquie n’a rien d’original et nedoit pas poser d’inquiétudes particulières. « Nous sommes des citoyens modèles», argumente-t-il. « Nous avons toujours travaillé pour faire plaisir augouvernement en place, quel qu’il soit. L’Etat n’a donc aucune raison de nousrenier. » A l’entendre, l’antisémitisme a toujours dominé l’histoire sociale etpolitique de la Turquie. A commencer par les pogroms de 1934 à Thrace jusqu’àcelui d’Istanbul en 1955, en passant par le refus, en 1942, d’accorder le droitde passage au bateau de réfugiés le Struma (avec pour conséquence la mort de781 juifs fuyant la Shoah), ou ce qu’on a appelé la « taxe de richesse »imposée aux non-musulmans dans les années 1940.
Depuis, les publications antisémites diffamatoires, antérieures etcontemporaines à la république actuelle, ont été innombrables. «L’antisémitisme a toujours existé sous une forme ou sous une autre »,affirme-t-il. « Ce qui a changé à présent, c’est qu’il y a Internet. Nousavions l’habitude de vivre dans nos bulles urbaines, loin des pointsd’ébullition de l’antisémitisme. Nous ne nous intéressions pas aux pamphletsantisémites ni aux théories populaires de la conspiration. Mais aujourd’hui,nous avons Internet et les réseaux sociaux. La rhétorique antisémite se propagecomme une traînée de poudre et nous sommes obligés de regarder les choses enface, que nous le voulions ou non. Autrefois, qui d’entre nous achetait l’Akitou le Milli Gazete [deux journaux islamistes] ? Désormais, un ami le poste surFacebook et, tout à coup, on se met à paniquer ! » 
Difficile exil 
Rifatreconnaît néanmoins un léger accroissement des actes de violence contre desjuifs ces dix dernières années. En 2003, deux attentats terroristes ont visédes synagogues, faisant 27 morts et 300 blessés. La même année, un dentiste aété assassiné à Istanbul et le meurtrier a invoqué sa haine des juifs à l’appuide son acte.
Cependant, Rifat reste convaincu que le gouvernement est loin de soutenir cegenre d’actions de militants islamistes. « Malgré les similarités idéologiques,ce sont deux groupes très différents », explique-t-il. « Notre gouvernementdéploie des mesures de sécurité pour nous protéger chaque fois que les menacescontre nous augmentent. » Il souligne aussi que, de tout temps, les minorités ontpermis à la Turquie de se revendiquer comme une nation occidentalepluriculturelle, même si l’Histoire a souvent prouvé le contraire. « Lesgroupes minoritaires ne sont une menace pour personne et les agressions contreleurs membres n’ont jamais aidé aucun gouvernement. » 
Selon Rifat Bali, lesbonnes relations qu’entretenait la communauté juive avec le gouvernementislamiste n’ont commencé à se dégrader qu’en 2008, en raison de la politiqueanti-israélienne de l’AKP, qui a suscité beaucoup d’antisémitisme. Cependant,l’historien ne voit aucune menace majeure à l’encontre des juifs de Turquie. «Franchement, je ne crois pas que l’AKP soit plus raciste que les autressegments de la société », dit-il. « En Turquie, l’antisémitisme ne se limitepas aux islamistes. Votre génération ne le sait peut-être pas, mais après lesguerres de 1967 et 1973, des campagnes terribles ont été menées contre nous.Les médias s’en prenaient à des commerçants en les citant par leur nom, lesaccusaient d’activités illégales et appelaient au boycott de leurs magasins.Beaucoup de ceux qui menaient campagne ainsi n’étaient pas des islamistes, maisdes nationalistes de gauche. » Rifat estime qu’il est très difficile des’exiler quand on a dépassé 40 ans. « Beaucoup de juifs turcs possèdent leurpetit commerce ou une entreprise de moyenne importance. S’ils vont auxEtats-Unis, ils ne gagneront pas leur vie comme ici. Même chose en Israël, eten plus, il y aura la barrière de la langue… » 
Rifat Bali a traversé et étudiéplusieurs vagues d’antisémitisme. « Chaque fois que l’antisémitisme augmente enTurquie, on voit des juifs prendre peur et s’en aller. C’est sans doute ce quise produit en ce moment, mais cela passera. J’ai déjà vécu ça au cours de monexistence, et je suis toujours là ! »