Les juifs français dans la tourmente

Les mesures de sécurité exceptionnelles, mises en place par la France au lendemain des attentats, pour protéger la communauté juive, peuvent-elles rassurer durablement ?

Les juifs français dans la tourmente (photo credit: REUTERS)
Les juifs français dans la tourmente
(photo credit: REUTERS)
Peur, incertitude, doute. Autant de mots qui reviennent dans la bouche des juifs de France depuis la prise d’otages de l’Hypercacher du 9 janvier dernier et ses 4 victimes. Et ce, malgré les mesures de sécurité sans précédent mises en place par le gouvernement pour sécuriser écoles juives et synagogues.
C’est bien simple, chacun de ces lieux dits « sensibles » a aujourd’hui l’allure d’un QG de l’armée : plusieurs militaires en faction devant les différents sites, d’autres qui effectuent des rondes, et une poignée à l’intérieur, autant d’équipes armées jusqu’aux dents qui se relaient 24 heures/24 et dorment même sur place. De mémoire de vétéran, on n’avait pas vu ça depuis la dernière guerre…
Derrière cet arsenal, il y a évidemment l’urgence de sécuriser les lieux de vie de la communauté juive et d’éviter une autre tragédie. Mais aussi, la nécessité de rassurer cette même communauté à nouveau meurtrie, de lui montrer que l’Etat est à ses côtés, et qu’elle a toute sa place en France. Le message est passé et beaucoup de juifs se disent effectivement rassérénés par la présence des soldats, devenus ces nouveaux héros des écoles. Une présence qui, si elle détonait quelque peu au début, particulièrement dans les établissements scolaires, fait aujourd’hui partie intégrante du décor. Certaines institutions ont même demandé aux soldats de faire de la prévention, en apprenant aux élèves comment réagir et se protéger au mieux en cas d’attentat. Les enfants se sont mis à copiner avec ces militaires qu’ils côtoient aussi bien à l’entrée de l’école qu’au détour de leurs salles de classe, certains d’entre eux assurant qu’ils savent désormais ce qu’ils veulent faire plus tard : soldat, « pour défendre les gens… »
Et que peut bien faire une mère juive face à un militaire dévoué à la protection de ses enfants ? Le nourrir, évidemment ! C’est ainsi que de véritables chaînes de solidarité se sont mises en place, essentiellement via les réseaux sociaux, et que les mères des différentes écoles se relaient chaque jour pour préparer à manger à « leurs soldats » : repas copieux, gâteaux, café et viennoiseries, rien n’est oublié pour chouchouter au mieux ces militaires, et exprimer leur reconnaissance. Au grand bonheur de ces soldats aguerris qui, revenus pour beaucoup du Tchad, d’Irak ou d’Afghanistan, assurent n’avoir jamais été accueillis de la sorte. Certains plaisantent : « Il est temps que ça s’arrête, j’ai déjà pris 3 kilos !…. » Si certains parents s’agacent de plus en plus de ce qu’ils qualifient de « surenchère permanente » dans la quantité et la variété de nourriture fournie aux soldats, les directeurs d’école, eux, se félicitent du grand « Kidouch Hachem » effectué par la communauté envers ces hommes qui ont rarement eu l’occasion de côtoyer la communauté juive…
Une communauté traumatisée
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Derrière cette ambiance bon enfant, personne n’oublie ce qui a déclenché les plans exceptionnels de sécurité qui entourent aujourd’hui synagogues, écoles juives et centres communautaires dans tout l’Hexagone. Et c’est souvent la peur au ventre que les parents déposent leurs enfants à l’école. « Je crois que, derrière cette effervescence, chacun joue à se rassurer, à se dire que ça va aller, on cherche à tromper un peu notre angoisse. Mais en réalité, personne n’est dupe. Pour ma part, je me demande si les quelques soldats postés à l’entrée des écoles suffiraient au cas où un commando de 20 djihadistes surgirait, armés et entraînés comme ils sont… », confie, dubitative, Alexandra, dont les enfants sont scolarisés à Montrouge, non loin de l’endroit ou Amedy Coulibaly a abattu une policière municipale.
Et puis cette interrogation, lancinante, dans la tête de chacun : « Est-il normal au XXIe siècle en France, qu’une école doive être protégée militairement parce que des enfants juifs y étudient ? ». Nissim Isvy, directeur de l’école Ozar Hatorah de Sarcelles, raconte qu’un policier en charge de la protection de l’établissement lui a fait la même réflexion, se désolant qu’à notre époque on en soit arrivé à de tels extrêmes afin de protéger la communauté juive… Ce chef d’établissement est amer : il explique qu’après avoir officié en tant que professeur d’anglais, il a tenu à passer un diplôme pour devenir directeur parce qu’il avait un véritable projet pédagogique et des idées à faire valoir. Et alors qu’il dirige cette école depuis 5 ans, il regrette aujourd’hui, au vu des événements, d’être passé de « directeur pédagogue » à « directeur de la sécurité ». Et de préciser que les plans des travaux prévus de longue date dans l’école vont être revus en fonction des nouveaux impératifs sécuritaires : « Malheureusement, on ne va pas pouvoir s’empêcher de tomber dans la “bunkerisation” de notre école… Les murs d’enceinte vont être rapprochés des bâtiments et surélevés ». Un autre coup dur pour Nissim Isvy, si attaché à la belle image d’Epinal de l’école à la française, drapeau tricolore sur la façade et cours de récréation bruyantes, ouvertes sur l’extérieur…
Un mot d’ordre : pédagogie et psychologie
A Vincennes plus qu’ailleurs, les plaies sont encore fraîches et l’on peine à se remettre. Le rabbin Kapetas, directeur de l’école Ohel Barouch, raconte l’atmosphère de panique le jour de la prise d’otages : « Beaucoup de parents sont venus récupérer leurs enfants précipitamment. Ils étaient également terrorisés à l’idée de les ramener à l’école les jours suivants. Nous avons donc décidé que l’établissement resterait fermé le lundi suivant, le temps que la sécurité se mette en place. » Contrairement à l’école Ozar Hatorah de Sarcelles, qui a rouvert ses portes normalement après le week-end : « C’était notre manière de ne pas céder au terrorisme. C’est exactement ce que veulent nos ennemis, nous faire peur et nous empêcher de vivre normalement. Nous n’allions pas leur donner cette satisfaction », explique le directeur.
Avec la détermination d’un chef d’état-major, Nissim Isvy s’est d’abord assuré que les mesures de sécurité adéquates avaient été prises avant de donner l’autorisation d’ouvrir les portes de l’école le lundi matin. Il a ensuite réuni les différents professeurs et leur a parlé très solennellement, leur disant que la France, et la communauté juive particulièrement, étaient en état de guerre. Il a ensuite souligné le rôle prépondérant des enseignants auprès des enfants : « Je sais que beaucoup d’entre vous sont anxieux. Mais vous ne devez en aucun cas le laisser transparaître, vous n’avez pas le droit de transmettre votre peur à vos élèves. Votre rôle est au contraire de les rassurer. Et si vous ne trouvez pas de réponses appropriées à leurs questions, il est préférable que vous ne disiez rien. »
Certains professeurs de l’établissement se sont alors déclarés soulagés de ne pas avoir cours ce jour-là, appréciant ces quelques heures de plus pour se remettre des événements.
Dans un deuxième temps, les élèves ont été invités à s’exprimer. Le rabbin Kapetas explique qu’il a demandé à chaque classe de l’école de préparer une liste de questions. Il est ensuite passé dans chacune d’elles, s’efforçant de trouver les mots justes.
Nissim Isvy a pour sa part, souhaité que des psychologues fassent le tour des classes. Les deux directeurs témoignent de la grande émotion des élèves et de leurs larmes, tandis que les mêmes questions revenaient à chaque fois : « Pourquoi Dieu laisse-t-il faire des choses pareilles ? Pourquoi nous ? Pourquoi on ne nous aime pas ? On ne leur a rien fait… » Enfin, il paraissait également essentiel pour le directeur d’Ozar Hatorah-Sarcelles de rencontrer les parents d’élèves pour les rassurer, mais aussi les conseiller sur la manière dont ils devaient réagir : « Je me suis rendu compte que 90 % des élèves de l’école avaient visionné la vidéo de l’exécution du policier au sol par Amedy Coulibaly. Ce sont des images extrêmement traumatisantes pour des enfants et des adolescents. Je voulais que les parents prennent conscience de tout ce qui était en train de se jouer dans la tête de leurs enfants et de la situation hors-norme qu’ils vivaient sur le plan psychologique. Je leur ai même suggéré d’éteindre la télé pendant quelques jours… »
Lieux de culte sous haute protection
Impossible également pour Benjamin Glauberg d’oublier ce vendredi 9 janvier. Habitant de Vincennes et président de la communauté ashkénaze de la ville, il était aux premières loges tandis qu’avait lieu la prise d’otages dans l’Hypercacher, situé à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de l’endroit où il habite. Sa femme est revenue du même magasin quelques minutes avant le début du drame.
Il revient sur la synagogue fermée – pour la première fois – le vendredi soir. C’est un membre de la communauté qui a pris l’initiative d’organiser un minyan chez lui. « C’était une situation surréaliste », raconte Benjamin Glauberg, « non seulement nous étions tous confinés dans cet appartement pour pouvoir prier, mais en plus nous entendions au loin le bruit des détonations alors que la police donnait l’assaut dans l’Hypercacher. Il y avait un survivant de la Shoah parmi nous. Il disait que cela lui rappelait les heures les plus sombres de la guerre. » Le président de la communauté parle aussi des heures d’angoisse et d’incertitude à se demander si des proches ou des connaissances faisaient partie des victimes du terroriste.
Aujourd’hui, la même sécurité militaire entoure les trois lieux de culte, ashkénaze, séfarade et centre communautaire de Vincennes. Par ailleurs, la rue qui jouxte les synagogues est désormais fermée à la circulation. « Sans cette protection de notre synagogue, je n’aurais pas emmené ma fille à l’office du shabbat », admet le président de la communauté. « Beaucoup d’autres parents se montrent encore réticents et préfèrent que leurs enfants restent à la maison. Nous commençons seulement à reprendre un semblant de vie normale. Cette semaine, nous nous sommes décidés ma femme et moi à retourner au restaurant, même si ces endroits ne sont pas protégés. Il faut être réaliste, le gouvernement ne peut pas se mettre aussi à sécuriser tous les restaurants cachers. »
Si les mesures de sécurité sont considérées comme appropriées par la plupart des gens, y compris parmi la population française qui se montre solidaire et compatissante envers la communauté, Benjamin Glauberg a tout de même remarqué que l’ampleur des dispositifs faisait grincer des dents. « J’entends les réflexions à mi-mot chez ceux qui pensent qu’on en fait toujours trop pour les juifs et se demandent par exemple pourquoi la crèche non juive, située dans la même rue que l’école de mes enfants et donc dans une zone à risques, n’est pas sécurisée elle aussi… » Beaucoup de juifs disent également entendre et ressentir une certaine forme d’hostilité chez certaines personnes lassées par les répétitions de l’histoire : « Il n’y en a toujours que pour les juifs… »
Un vrai problème de fond
Lorsque l’on demande aux directeurs d’école si, comme l’a martelé Manuel Valls à l’Assemblée nationale, le combat contre la haine et l’ignorance est d’abord celui de la pédagogie, Nissim Isvy se montre pessimiste : « Il faut saluer le courage de Manuels Valls qui a dit des choses comme jamais auparavant. Mais sur le terrain, je peux vous assurer que la réalité est aujourd’hui bien sombre. Après les attentats, j’ai participé à une réunion de chefs d’établissements privés et publics de Sarcelles. Beaucoup de directeurs d’écoles publiques ont alors parlé de la difficulté qu’ils ont eue à faire respecter dans leurs classes la fameuse minute de silence demandée par François Hollande en mémoire des victimes. Pire : ils ont même dit que certains enseignants s’étaient montrés réticents quant au fait d’imposer ce moment de recueillement à leurs élèves ! Je pense qu’il y a là un vrai problème de fond. C’est comme si l’école publique avait démissionné sur certains plans. Car enfin, comment se fait-il que les élèves ou un enseignant qui refusent la minute de silence ne soient pas sévèrement sanctionnés ? Je pense qu’une certaine forme d’autorité s’est complètement perdue dans ces établissements. Et c’est très grave, car un climat aussi délétère engendre les pires dérives. »
Il poursuit : « Pour ce qui est de la pédagogie, c’est le combat du pot de fer et du pot de terre : la plupart des enseignants sont qualifiés et pleins de bonne volonté dans leur mission, mais quand on voit à quelle allure et avec quelle force se propagent les pires idées sur Internet, ils sont bien démunis. L’antisémitisme est rampant, il existe partout et se développe encore plus sur les réseaux sociaux. La parole est complètement libérée aujourd’hui. Ajoutez à cela la société qui se décompose et la crise économique, et vous avez tous les ingrédients pour que ça explose.
« Vous savez, quand je vois des jeunes des quartiers qui ont eu l’affront de se photographier devant l’Hypercacher dans des poses on ne peut plus insultantes au lendemain de l’attentat, je dois dire que je ne suis pas très optimiste pour la suite… » Enfin, il conclut : « Le pays vient de prendre un énorme coup sur la tête et s’est réveillé avec une gueule de bois. Il doit se remettre en question de manière très large. La vraie question est : “Que doit-on faire pour ramener la cohésion sociale dans le pays ?” »
Sauver sa peau
Même point d’interrogation du côté d’Alexandra, cette mère de famille qui a, elle, toujours étudié en école laïque, et se demande si la France « black-blanc-beur » qui l’a bercée pourra un jour renaître de ses cendres…
Beaucoup de juifs français n’ont plus ni la force, ni l’envie de se poser ces questions. S’ils concèdent que la réponse du gouvernement en direction de la communauté juive après les attentats a été la bonne, ils n’y croient plus. Pour eux, les derniers événements sont ceux de trop. Et que ce soit demain ou dans quelques mois, ils savent qu’ils partiront, en Israël, aux Etats-Unis ou ailleurs. Comme Benjamin Glauberg et sa famille, pour lesquels l’aliya était déjà un projet à moyen terme, et qui pensent sérieusement à hâter leur départ. A les entendre tous, l’avenir des juifs en France est définitivement scellé, comme l’explique Jocelyne, psychologue et mère de famille : « L’impact des derniers événements est sans précédent. Tous ceux qui ont un peu de bon sens pensent aujourd’hui au départ. La question n’est plus si nous devons quitter la France, mais quand ? » Et d’affirmer que personne au sein de la communauté ne doute qu’il y ait à nouveau des attentats visant des juifs dans les prochains mois.
Face aux discours des responsables communautaires qui préconisent une aliya préparée, mûrement réfléchie et non motivée par la peur, Jocelyne s’agace : « Ces discours sont complètement déconnectés de la réalité. Il est évident que, dans l’idéal, l’aliya doit être une décision pesée et non une fuite. Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Les juifs de France sont dans une logique très simple : celle de sauver leur peau. Et la vraie question sur laquelle les responsables communautaires doivent plancher, aussi bien en France qu’en Israël, est celle-ci : comment accueillir de la meilleure manière ces milliers de juifs qui s’apprêtent à partir, non parce qu’Israël représente une aspiration profonde, mais parce qu’ils n’ont plus le choix. » 
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