Better Place, du meilleur au pire

Il y a fort à parier que nous conduirons tous un jour ou l’autre des voitures électriques. Ce ne seront pas des voitures Better Place, dommage.

P16 JFR 370 (photo credit: Gil Cohen Magen/Reuters)
P16 JFR 370
(photo credit: Gil Cohen Magen/Reuters)

Pourquoi Better Place, la tentative ambitieuse de l’entrepreneurisraélien Shai Agassi, qui voulait débarrasser le monde de sa dépendance aupétrole, a-t-elle tourné court ? La société a déposé le bilan auprès dutribunal de Tel-Aviv le 25 mai, après avoir consumé plus de 800 millions de dollarsde trésorerie de ses investisseurs.

Quelque 940 Israéliens ont acheté des voitures tout électriques Renault FluenceZE Better Place. La quasi-totalité d’entre eux se sont déclarés très satisfaitsde leurs voitures.
Dommage, devrait-on dire ! La saga de Better Place commence en 2005, à Davos,en Suisse, lors d’un forum de jeunes décideurs politiques et économiques. Leprésident Shimon Peres invite alors Agassi, au vu de son ascension fulgurante àla notoriété mondiale.
Enfant prodige de l’informatique et fils de l’entrepreneur Reouven Agassi, ShaiAgassi décroche son diplôme du Technion – l’Institut israélien de technologie –avant son 18e anniversaire. A 24 ans, il vend sa jeune entreprise TopTier pour400 millions de dollars au géant mondial SAP (logiciels de gestion desentreprises). A 37 ans, il est en passe de prendre la direction de SAP.
Un jeune entrepreneur plein d’audace

A Davos, les jeunes leaders sont mis audéfi de trouver des moyens de créer un monde meilleur. Le pétrole est etdemeure un problème majeur. Le nombre de voitures en circulation dans le mondedépasse désormais un milliard et devrait atteindre 2,5 milliards en 2050. Plusde la moitié de la production quotidienne mondiale de pétrole, soit 85 millionsde barils, est utilisée pour fabriquer de l’essence.

En conséquence, l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, est legrand décideur et le CO2 menace de détruire la planète.
Agassi pose une question qui ne manque pas d’audace : comment remplacer lepétrole par l’électricité pour faire rouler toutes les voitures dans le monde ?Suite à cela, et en partie sur la suggestion de Shimon Peres, il quitte SAP etfonde Better Place en 2007.
Le tour de force de la compagnie ? Avoir réussi à persuader des investisseursaguerris comme General Electric, HSBC, Lazard, Morgan Stanley et IsraelCorporation d’injecter 850 millions de dollars dans l’aventure. (Maisaujourd’hui, le grand perdant est Israel Corporation, le conglomérat detransports et de produits chimiques du magnat Idan Ofer, qui détient environ untiers des actions de Better Place.) Fin 2011, lorsque l’avenir semblait encorerose, Agassi était extrêmement lucide et irréfutablement convaincant. Malgrémes longues années d’expérience en tant que formateur en gestion, j’ai étésubjugué par son charisme et suis passé complètement à côté des trous béants deson modèle économique. J’ai essayé une voiture Better Place ; elle étaitsilencieuse, rapide et en tout point séduisante.
Agassi expliquait alors que le problème fondamental des voitures électriquesrestait leur autonomie limitée, du fait des batteries au lithium-ion quidoivent être rechargées tous les 140 kilomètres environ. De plus recharger lesbatteries prend plusieurs heures. C’est pourquoi la plupart des voituresélectriques sont aujourd’hui hybrides et combinent un moteur à essencetraditionnel avec un moteur électrique alimenté par une batterie rechargeable.
Une idée de génie 

Mais Agassi voulait voir toutes les voitures du monde roulersans essence du tout. Comment ? Pourquoi ne pas créer des stations où lesbatteries usagées seraient changées contre des batteries chargées, en moinsd’une minute, grâce à un système automatisé, en moins de temps qu’il n’en fautpour remplir un réservoir d’essence ? Tel était son raisonnement.

Si l’on parsème Israël de telles stations, on pourra conduire une voitureBetter Place n’importe où, partout et pour toujours.
Ensuite, supposons que l’on recharge les batteries vides pendant la nuit,lorsque la capacité de production d’électricité est excédentaire. En théorie,on pourrait faire rouler toutes les voitures d’Israël sans pétrole et sansavoir à construire une nouvelle centrale électrique. Génial, non ? Certes,Israël utilise le pétrole pour produire son électricité (maintenant remplacépar du gaz naturel plus propre).
Qu’à cela ne tienne ! Agassi tente alors de convaincre le gouvernement de luiallouer des terrains dans le désert du Néguev, d’immenses étendues désertiques,pour y installer des cellules solaires, des « puits de pétrole virtuels »,comme il les appelle. Mais sa demande est rejetée.
Puis il conclut un marché avec le géant automobile français Renault : ilsconstruisent les voitures électriques, tandis que Better Place fournit lesstations de rechargement. Le modèle d’affaires de Better Place était semblableà celui des compagnies d’électricité ou des entreprises de téléphoniecellulaire – la vente de minutes, mais dans ce cas précis des minutes de chargede batterie.
Inconvénients en série 

Alors, que s’est-il passé ? Mon fils, Ronen, designerindustriel, envisageait d’acheter une Renault Better Place, mais il a fini pary renoncer.

« Pour commencer, m’explique-t-il, mon instinct me dit que ça ne va pasdécoller, que ça ne marchera pas en Israël, pour de nombreuses raisons. Parexemple, ici, en Israël, on aime vivre spontanément : ça n’existe pasd’organiser un mois à l’avance un après-midi de jeux avec des amis pour votreenfant ! Conduire une voiture avec des stations de rechargement limitées exigeune planification et un mode de vie très organisé, comme chez les Allemands etles Suisses. (Better Place a mis en place quelque 38 stations de changement debatteries en Israël, trop peu pour rassurer les conducteurs qui craignent de seretrouver bloqués sur la route.) « Deuxièmement, nous sommes encore loin d’êtresuffisamment respectueux de l’environnement pour nous soucier d’investir dansdes voitures électriques. Bien sûr, il y a une certaine tendance versl’écologie – mais pas vraiment parmi les automobilistes, plutôt chez l’habitantd’un moshav du nord du pays ou chez le cycliste de Tel-Aviv.
« Mais », poursuit Ronen, « ce qui m’a surtout arrêté, c’est l’aspecttechnique. On vous propose une nouvelle voiture ultramoderne, innovante etsuper-sophistiquée pour à peine le prix d’un véhicule à essence normal – çavaut la peine, non ? Eh bien, en fait pas du tout ! Comme cette technologie esttellement nouvelle et progresse si rapidement, que vaudra la voiture dans un anou deux, quand un tout nouveau moteur électrique, quatre fois plus efficace, etune batterie trois fois plus performante auront été inventés ? Donc, au bout ducompte, il était évident pour moi qu’en deux ans, la voiture perdrait près de50 à 70 % de sa valeur, et que ce serait jeter de l’argent par les fenêtresd’investir dans une voiture déjà à haut risque au départ. » 

Trop charismatique? 

En écoutant Ronen, je me suis souvenu de cette phrase du gourou du managementaméricain Jim Collins, auteur du best-seller De la performance à l’excellence :« Rien ne détruit plus rapidement une organisation qu’un leader charismatique.» Shai Agassi s’est montré fascinant dans sa présentation enthousiaste deBetter Place. Il a capté l’attention des médias du monde entier. Mais d’unecertaine manière, l’histoire de Better Place est devenue l’histoire d’Agassilui-même, plutôt que celle du client et du produit.

Si Agassi avait pris la peine d’écouter les clients potentiels comme Ronen,ceux qui n’ont pas acheté ses voitures, il aurait été en mesure de corriger lesdéfauts de base apparus dans l’entreprise de Better Place.
L’erreur la plus flagrante est celle sur laquelle je n’ai moi même pas réussi àmettre le doigt. Près de la moitié des automobiles sur les routes d’Israël sonten leasing, pour la plupart offertes par des entreprises comme voitures defonction à leurs employés. Les avantages fiscaux, à la fois pour l’entrepriseet le salarié, sont considérables. Better Place aurait dû conclure un accordavec les sociétés de leasing, ou même en acheter une, pour mettre une flotteimportante de milliers de voitures Better Place sur les routes, afin de créerune masse critique pour générer visibilité et engouement.
En fin de compte, Agassi est un génie du logiciel. Le logiciel de Better Placequi montre combien de kilomètres vous pouvez encore parcourir avec ce qui vousreste de batterie est superbe. Mais ni Agassi, ni ses principaux dirigeantsn’ont véritablement su cerner le secteur automobile (Agassi a quitté lacompagnie en octobre dernier, suite à un désaccord avec son principalinvestisseur Idan Ofer, qui contrôle Israel Corp.).
La réussite de Tesla 

On ne peut certainement pas en dire autant de TeslaMotors, la toute jeune compagnie américaine de voitures électriques lancée avecsuccès par le génie de l’entreprise Elon Musk.

Musk a acheté une usine de construction automobile (l’usine NUMMI enCalifornie, une coentreprise Toyota-GM) et appris à fabriquer des voitures toutélectriques à partir de zéro.
Tesla et lui se sont montrés suffisamment intelligents pour impressionnerl’ancien vice-président de General Motors Robert Lutz, qui, dit-on, auraitlancé avec succès le projet plug-in Chevrolet Volt grâce à Tesla.
Et contrairement à Better Place, dont la construction d’une station derechargement coûte la coquette somme de 500 000 dollars, Tesla n’a investi que25 millions de dollars pour installer un réseau national de stations derechargement, seulement là où les voitures Tesla sont vendues et là où ellesroulent.
Par ailleurs, les voitures Tesla ont une autonomie de près de 400 km. Unecharge de 30 minutes dans une station Tesla permet de parcourir 240 kmsupplémentaires. Au bout de 10 ans, Tesla est désormais rentable. De nombreusesvoitures Tesla sont vendues en Californie, qui, contrairement à Israël, estcomplètement écologique.
Musk a une fois posté sur son blog que « les nouvelles technologies dansn’importe quel domaine nécessitent plusieurs versions avant d’être optimiséespour atteindre le marché de masse, et dans ce cas [celui des voitures], il esten concurrence avec 150 ans et des milliards de dollars dépensés sur lesvoitures à essence ».
Musk a fait fortune avec sa start-up, PayPal. Il a maintenu Tesla à flot avec70 millions de dollars d’investissement personnel, jusqu’à ce que l’entrepriseréalise des bénéfices.
Une occasion manquée 

Agassi a dilapidé la trésorerie de Better Place bien avantque la société n’atteigne l’équilibre financier. Ceci viole le premiercommandement des start-up : tu respecteras et conserveras chaque shekel oudollar en ta possession.

Pour 13 000 shekels (3 500 dollars) par an, Better Place propose de remplacerles batteries de ses clients dans la limite maximale de 20 000 km parcourus.Mais selon le propre site de Better Place, le coût de l’essence sur la mêmedistance est presque équivalent, soit 14 700 shekels.
Alors pourquoi facturer 3 500 dollars par an alors que Better Place ne payaitpresque rien en électricité au tarif de nuit ? C’est sans doute pour amortirson énorme investissement de départ que Better Place a fixé un prix aussiexorbitant.
Mais le coût élevé a découragé les achats en masse. Le même cercle vicieux atué de nombreuses entreprises : prix élevés, faible demande, coûts élevés, prixencore plus élevés… et finalement la clé sous la porte L’ex-P.-D.G. de Teva,Israel Makov, a un jour défini en quelques mots comment lancer une entrepriseprospère : être le premier à imaginer. Le premier à se lancer. Le premier àproduire en masse. Agassi et Better Place ont été les premiers à imaginer («pas une goutte de pétrole »), ils ont été les premiers à se lancer (changementdes batteries automatisé), mais ils ont manqué le coche au niveau de lacommercialisation à grande échelle. Et sans commercialisation massive, il n’y apas d’entreprise viable.
Deux sur trois ne suffisent pas.
Better Place est titulaire de nombreux brevets et certains peuvent être trèsprécieux. Le problème est qu’ils sont principalement détenus par la filialesuisse de la société, hors de portée des liquidateurs israéliens qui cherchentà recouvrer une partie des pertes subies par les investisseurs (et lesclients). Il y a au moins quatre soumissionnaires pour les actifs de BetterPlace : Yosef Abramowitz (« Captain Sunshine »), qui a construit le premierchamp solaire commercial d’Israël dans le Néguev, Israel Electric Corp. et legéant français de l’énergie EDF, qui visent tous deux les stations derechargement de Better Place et son réseau informatique sophistiqué, et desinvestisseurs canadiens du Québec.
Il ne fait aucun doute que nous conduirons tous des voitures électriques unjour. Ce qui est fort regrettable c’est qu’il ne s’agira pas de voitures BetterPlace. Beau coup d’essai, Shai.
Si seulement nous vous avions aidé à mettre les choses au clair avec un peuplus de soin.
Shlomo Maital est chargé de recherche principal à l’Institut S. Neaman, auTechnion