Deux hommes et un couffin ?

Les droits des homosexuels ont fait du chemin en Israël. Pas encore assez selon leurs partisans, qui réclament une reconnaissance plus large des couples, familles et avantages parentaux

Dana Ziv Dror, sa compagne Einat et leur fils Ilay (photo credit: DR)
Dana Ziv Dror, sa compagne Einat et leur fils Ilay
(photo credit: DR)

Douillettement pelotonné sur les genoux de son père Eran, le petit Irad regarde l’histoire de sa naissance défiler sur l’écran. Roy, son autre père, est assis à quelques pas, le T-shirt couvert de taches de sauce rouge, vestiges du déjeuner mouvementé d’Irad.

« Il a déjà vu cette histoire plusieurs fois, et il la reverra encore avec nous des dizaines de fois », déclare Eran au moment où le clip démarre.
Un an et deux mois se sont écoulés depuis la venue au monde de ce petit garçon plein de vie, aux jolies boucles brunes, né d’une mère porteuse dans une petite ville du Minnesota. Cinq ans auparavant, Eran et Roy Mor-Cicurel ont entamé le long processus nécessaire pour mener à bien une grossesse par intérim. Quelques  milliers de shekels plus tard, trois tentatives infructueuses avec une mère porteuse potentielle en Inde, et une première fausse couche avec celle qui finit par porter le bébé, leur persévérance est finalement récompensée : Irad se blottit tout content dans les bras de son père.
Les Mor-Cicurel sont l’un des 18 000 couples de même sexe dans le pays aujourd’hui, selon les chiffres publiés par New Family (la Nouvelle Famille), une organisation de défense des droits de la famille en Israël. Pour Roy, un ingénieur de 42 ans, « la vie en Israël, en tant qu’homosexuel, n’est ni difficile, ni compliquée ». Son  mari, un journaliste de 39 ans, renchérit : « la plupart du temps, la question ne se pose même pas ». Tous deux sont cependant d’accord : il reste dans ce domaine encore de nombreux combats à mener.
« Nous n’avons pas à nous plaindre, nous avons de la chance. Mais nous sommes bien décidés à tout mettre en œuvre pour combler les lacunes », explique Eran, les yeux rivés sur son fils, qui joue maintenant par terre avec des camions.
Le patient zéro du fisc
Ce qui manque, affirment-ils d’une même voix, c’est la reconnaissance au sens large de leur union, de leur famille, de leurs droits en tant que parents. Ensemble depuis 16 ans, les deux hommes se sont mariés légalement au Canada en 2005, après une cérémonie intime en Israël, avec leurs familles et amis.
« Dès notre retour ici, nous avons fait enregistrer notre mariage au ministère de l’Intérieur, et nous nous sommes inscrits comme mariés dans les registres de l’état civil. Mais ce n’est pas suffisant : vis-à-vis de l’Etat, il ne s’agit toujours pas d’une reconnaissance officielle », déclare Roy.
« Même avant d’avoir un enfant, ce n’était pas tant une question de droits, mais plutôt de difficultés à traiter avec certains organismes », ajoute-il.
Une compagnie d’assurances, par exemple, a exigé une copie de leur certificat de mariage avant de leur accorder à tous les deux la possibilité de prendre des décisions concernant la police de leur véhicule commun. « Bien sûr, ce n’est pas la fin du monde, mais cela n’arriverait jamais à un couple hétéro », souligne-t-il.
Les Mor-Cicurel sont les premiers à s’être adressés à l’administration fiscale pour réclamer des crédits d’impôt équivalents à ceux d’un couple hétérosexuel. « Le fait d’avoir soulevé la question des crédits d’impôt nous a vraiment servi de leçon, ces tout derniers mois », explique Eran. Et d’ajouter en rigolant : « Nous sommes le  patient zero ».
Ils ont reçu le soutien de la députée de Yesh Atid, Adi Kol, et fin décembre 2013, une directive prévoyant l’octroi des mêmes crédits d’impôt aux couples de même sexe que ceux attribués aux couples hétérosexuels a été initiée. La question est toutefois encore au premier stade du processus législatif La mise en œuvre de cette  directive ne prévoit pas, cependant, la reconnaissance des couples de même sexe, et ce notamment en raison de l’opposition de certains partis au sein du gouvernement, comme HaBayit HaYehoudi. « Quand un parti comme HaBayit HaYehoudi refuse de voir les termes même de “couple de même sexe” figurer dans un texte de  loi, il affirme en fait que notre union a le droit d’exister, mais qu’elle vaut moins que la leur. »
La conversion à la naissance
Ensemble depuis sept ans, Guy et Oudi Ledergor ont aussi choisi la route du Canada pour célébrer leur mariage en 2009.
« Je lui ai demandé de m’épouser à Paris », raconte Oudi, 39 ans. « Il neigeait et par zéro degré à l’extérieur, dans ce beau café de la rue de Rivoli, devant nos tasses de chocolat chaud fumantes et nos desserts Mont-Blanc, je lui ai finalement fait ma demande, avec la bague et tout. Heureusement que Guy a dit oui, sinon nous  ne serions pas là aujourd’hui ! », poursuit-il en riant.
Leur fille, Tom, née d’un don d’ovule et portée par une mère de substitution en Californie, joue avec bonheur entre ses deux papas. Elle a un peu plus d’un an et exprime avec force son opinion sur ce qui se passe autour d’elle, sans que l’on puisse s’y méprendre. « Elle marmonne avec passion, et nous arrivons à la  comprendre », explique Oudi, responsable marketing dans le high-tech. Il sourit tandis que Tom essaie de manger sa montre.
Comme les Mor-Cicurel, Oudi et Guy, un médecin de 32 ans spécialisé en médecine interne, se sont inscrits comme couple au ministère de l’Intérieur dès leur retour du Canada. Ils ont ensuite organisé une fête pour célébrer l’événement avec leurs proches dans une salle de réception. Pour réaliser leur rêve d’avoir un enfant, ils  ont été obligés de se rendre à l’étranger. En effet, Israël autorise seulement les couples hétérosexuels à avoir recours à la gestation pour autrui, bien que la ministre de la Santé Yael German ait soumis un projet de loi, actuellement à l’étude, qui permettrait aux couples de même sexe de pouvoir suivre ce processus ici.
Comme beaucoup d’autres familles qui ont recours aux mères porteuses à l’étranger, ils ont dû faire convertir leur fille au judaïsme, peu après sa naissance aux Etats-Unis. La cérémonie s’est déroulée devant un tribunal rabbinique qui comprenait une femme rabbin, peu avant leur retour à la maison.
« Nous leur avons demandé de nous aider à convertir Tom après sa naissance, parce que nous savions que ce serait beaucoup plus facile pour nous de la faire enregistrer comme notre fille en Israël », explique Oudi.
Tout enfant né d’une mère porteuse non juive doit passer par la conversion pour être considéré comme juif.
Et même alors se pose la question du type de cérémonie choisi (orthodoxe, libéral, etc.). Si le ministère de l’Intérieur accepte la plupart des conversions comme étant légitimes pour se définir en tant que Juif, il n’en va pas forcément de même avec le rabbinat.
« C’était merveilleux de découvrir un aspect différent du judaïsme auquel nous sommes rarement confrontés, surtout ici en Israël où les orthodoxes ont quasiment le monopole des services religieux », souligne Oudi. « C’est une vision très étroite et conservatrice du judaïsme, qui nous empêche de nous marier, d’avoir des enfants  et de faire les choses comme nous le voudrions ici dans notre pays. »
Cherchez le père
Le couple a dû surmonter d’autres obstacles comme se soumettre à un test génétique afin de prouver que l’un d’eux était bien le père biologique de Tom.
La fillette a été conçue par insémination artificielle, à partir du don de sperme des deux hommes. Ils n’ont pas souhaité savoir qui est le véritable père biologique de l’enfant parce que, comme l’explique Oudi, ils sont tous les deux son père au même titre.
Un nouvel écueil s’est cependant dressé sur le chemin de la reconnaissance parentale. Pour que l’Etat reconnaisse les deux hommes comme les parents de Tom, Oudi et Guy ont dû passer par l’adoption légale de l’enfant. « Nous refusons d’avoir recours à ce procédé », s’indigne Oudi, ajoutant qu’ils ont réclamé la délivrance  d’une ordonnance parentale. « Nous avons porté plainte contre l’Etat d’Israël, exigeant d’être tous les deux reconnus comme les parents de Tom sans avoir besoin de l’adopter, ce que j’estime ridicule et qui n’a rien à voir avec notre famille. »
Il existe un précédent qui pourrait étayer leur demande : un jugement de la Cour suprême de justice a reconnu, fin janvier, le partenaire du père biologique d’un enfant né par gestation pour autrui comme l’autre parent de l’enfant.
Qu’une assistante sociale doive en outre mener une enquête sur leur foyer afin de déterminer si l’environnement est convenable pour élever leur fille, continue Oudi, est « une discrimination flagrante envers les couples qui ont recours à une mère porteuse à l’étranger. C’est l’enfant que nous avons eu, dont l’un d’entre nous est  déjà reconnu comme le père biologique », fait-il valoir.
Il estime cependant qu’il ne s’agit pas là d’homophobie, puisque les couples hétérosexuels qui font appel à la gestation pour autrui en dehors d’Israël doivent subir les mêmes complications.
« Les couples qui le font en en Israël ont beaucoup moins de difficultés. La seule raison pour laquelle nous avons fait cela à l’étranger, c’est parce que la loi israélienne est discriminatoire à notre égard et ne nous permet pas d’avoir recours à cette procédure dans notre pays », insiste-t-il. « Le comble, c’est que non seulement on  nous force à venir à bout de toutes nos économies, à prendre une deuxième hypothèque, à vivre la grossesse à distance, mais même à notre retour, tout est fait pour rendre le processus aussi coûteux et bureaucratique que possible. »
Papa sûr, Maman peut-être
Dana Ziv Dror, 34 ans, et Einat Dror, 30 ans, racontent qu’elles ont ressenti les prémices de quelque chose qui s’est avéré plus tard être de l’amour, presque depuis le tout début. « On a commencé à se parler sur Messenger », se souvient Einat. La jeune femme était effectivement en train de discuter avec un ami, en fait un  collègue de Dana, qui a finalement abandonné la conversation, laissant Dana et Einat continuer seules. « J’étais avec quelqu’un à l’époque, et Dana venait juste de rompre ». « Et je voulais juste rester seule », intervient Dana, productrice événementielle dans la communauté LGBT.
« Et elle voulait juste rester seule », répète Einat, en riant. « J’avais, pour ma part, une relation et ne pensais pas du tout qu’il pourrait y avoir de la place pour quelqu’un d’autre dans ma vie. »
« De mon côté, je me suis dit, “Oh mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? Pas maintenant !” » s’exclame Dana en riant.
C’était en 2008. Aujourd’hui, elles élèvent ensemble leur fils de six mois, Ilay, dans le confortable appartement qu’elles partagent dans le centre de Tel-Aviv.
En cette froide soirée de janvier, un chat est couché sur le canapé, étalé en face d’Einat, qui, de retour d’une longue journée de travail dans le marketing high-tech, est assise les jambes en l’air, avec Dana à ses côtés.
Ilay est au lit, clairement visible sur l’écran de la caméra de surveillance pour bébé, vers lequel les deux femmes jettent un œil de temps en temps.
« Vous savez, nous sommes deux âmes sœurs, totalement. Chacun d’entre nous possède son âme sœur, sa meilleure amie, mais nous sommes les pièces d’un puzzle qui s’emboîtent à la perfection », déclare Einat.
Elles se sont mariées au cours de vacances à New York, après que le mariage homosexuel y ait été reconnu. De retour en Israël, elles ont mis en branle le processus menant à la grossesse, avec un ami homosexuel comme père et Dana pour porter l’enfant.
Ilay a déjà six mois et les deux femmes admettent volontiers que la formation de leur famille n’a rien de traditionnel. Ni qu’il leur sera facile d’expliquer tout cela à un enfant. Une psychologue qui suit la famille les aide dans ce processus, et elles se prennent à penser à ce que l’avenir leur réserve. Surtout du fait que Dana, la  mère biologique d’Ilay, et son père biologique sont les seuls parents en passe d’être reconnus par l’Etat. « Nous avons élaboré un document juridique avec un avocat », explique Einat, « mais il est sans valeur au regard des instances gouvernementales ».
« C’est un accord entre nous, pour notre sécurité mutuelle, mais Einat n’est pas considérée légalement comme la seconde mère d’Ilay. Et c’est là que le bât blesse. C’est juste pour cela que nous voulons nous battre, car pour nous, il doit y avoir une acceptation juridique de l’autre mère. »
Les deux femmes ont bien sûr envisagé cet aspect légal avant la grossesse, ajoute Dana, « mais nous voulons obtenir la reconnaissance de l’Etat pour Einat, tant au niveau de ses droits que de ses obligations ».
De leur point de vue, affirme Dana, elles sont toutes les deux de les mères d’Ilay à part entière.
« Quand on nous demande qui est la mère biologique, nous refusons de répondre. Tout l’objet de notre lutte est pour obtenir la reconnaissance de la mère non biologique comme une mère au plein sens du terme. »
Une affaire très lucrative
Beaucoup d’aspects sont à considérer lors du choix d’un donneur de sperme, comme en témoignent Adi Kaizerman, 35 ans, et Yael Peled, 28 ans. Les deux femmes partagent un appartement avec leur gros chien blanc dans un quartier calme au nord de Tel-Aviv. Ensemble depuis près de quatre ans, le couple s’est marié  l’automne dernier au cours d’une cérémonie au moshav de la famille Kaizerman, qui réunissait leurs amis et leurs proches. Ce mariage, explique Peled, était « une forme de combat pour la normalité face à notre entourage ».
Maintenant, les deux jeunes mariées pensent déjà à l’étape suivante : avoir des enfants, et elles réfléchissent à la meilleure façon d’y parvenir. Après avoir passé les tests génétiques, le couple s’est lancé dans la commande de sperme en ligne via un site web.
Peled, étudiante en maîtrise de criminologie, secoue la tête. « C’est une entreprise commerciale ou je ne m’y connais pas. Du business pur et simple. Tout est soigneusement planifié, calculé », explique-t-elle. « Nous ne voulons pas que notre enfant se balade dans le monde en pensant que n’importe quel homme peut être son  père », ajoute-t-elle.
« Alors on paye un peu plus cher pour obtenir un donneur qui accepte que votre enfant ait accès à son dossier à l’âge de 18 ans. »
Et si l’on veut avoir d’autres enfants et s’assurer qu’ils sont frères et sœurs biologiques, il faut commander du sperme supplémentaire, pour s’assurer qu’il ne fera pas défaut.
Comme les autres couples, Kaizerman et Peled envisagent de convoler en justes noces quelque part en dehors d’Israël, afin d’être reconnues comme couple marié sur leurs cartes d’identité.
« Nous allons nous marier là-bas et revenir au ministère de l’Intérieur avec notre certificat de mariage pour leur dire : “Voilà, maintenant inscrivez-nous comme couple marié” », déclare Kaizerman. « Et puis elle sera la mère de mes enfants ou je serai la mère des siens. Nous allons devoir passer par cet horrible processus  d’adoption, où on vient chez vous, vérifier si votre niveau de vie vous permet d’adopter les enfants l’une de l’autre, et à la fin ce seront nos enfants à toutes les deux. »
Mais malgré le ton neutre qu’elle affecte, on perçoit une pointe de déception dans la conversation. Kaizerman note que récemment, engagée dans un nouvel emploi chez un distributeur de vin, elle a dû remplir un formulaire d’impôt où elle apparaissait comme célibataire.
« C’est tout à fait absurde et injuste », affirme-t-elle avec force. « Je suis mariée, j’ai eu un mariage et je porte une alliance, j’ai des obligations envers ma partenaire sur tous les plans, mais quand je remplis un formulaire d’impôt, je dois écrire “célibataire”. Parce que si j’écris mariée, cela perturbe le système, car sur ma carte  d’identité, je suis inscrite comme célibataire. »
Ces questions et leurs effets sur la vie des deux femmes sont très présentes dans leurs esprits, explique Peled, parce que « nous voulons avoir des enfants, il est donc difficile de dire que nous ne pensons pas à l’avenir ».
Droits civils
Des histoires comme celles-ci sont monnaie courante, note Gil Kol, porte-parole du groupe de travail national LGBT Israël. Et ce, en dépit du projet de loi sur l’union civile présenté par Yesh Atid, qui s’appliquerait à tous ceux qui souhaitent se marier en dehors d’un cadre religieux. Ou de la proposition de German sur la gestation  pour autrui en cours d’élaboration, qui devrait permettre aux couples de même sexe comme aux hétérosexuels d’avoir recours aux mères porteuses en Israël, et d’établir une réglementation du processus à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Sans oublier la directive initiale sur les changements en matière de crédits d’impôt  implémentée avec succès Malgré tout cela, affirme Kol, il reste encore un long combat à mener pour parvenir à l’égalité.
Considéré comme un possible obstacle à l’adoption de lois sur les questions touchant la communauté LGBT, le parti HaBayit HaYehoudi, membre de la coalition gouvernementale et détenant un droit de veto en matière de religion et d’Etat, a réagi de la façon suivante « Le parti respecte chaque individu à part entière et ne  s’implique pas dans les questions personnelles touchant les citoyens. Nous soutenons l’octroi d’avantages visant à garantir les droits des citoyens LGBT. Toutefois, nous nous opposons à toute tentative de changement du statu quo par le biais des citoyens LGBT. »
La conclusion est simple, affirme Kol : « Les membres de la communauté LGBT sont comme tous les autres citoyens. Ils ont les mêmes obligations et doivent avoir les mêmes droits sur le plan juridique. Il ne s’agit pas de droits religieux, mais civils. »