Entre l’Etat et les Bédouins : bientôt la fin de la traversée du désert ?

Comment le bras de fer opposant l’Etat d’Israël aux Bédouins du Nord-Néguev à propos des propriétés terriennes peut-il se solder ?

P13 JFR 370 (photo credit: Yohav OREMIATZKI)
P13 JFR 370
(photo credit: Yohav OREMIATZKI)

«Toute la région de Beersheva sera unparadis, le Palo Alto d’Israël. » Doron Almog semble y croire dur comme fer.Binyamin Netanyahou a chargé lui-même ce haut gradé de Tsahal, chef ducommandement Sud de 2000 à 2003, de développer l’économie et de régulariser lasituation des Bédouins du Nord-Néguev : près de 200 000 Israéliens quireprésentent la minorité la plus pauvre du pays.
Tout part de l’adoption par le gouvernement du plan Prawer en septembre 2011.Un plan qui suit les recommandations du rapport de la commission Goldberg surle règlement des contentieux opposant l’Etat aux Bédouins. Un projet de loibaptisé Prawer-Begin accompagne ce plan. Il est conçu comme un arsenal législatifsuffisant pour résoudre les conflits liés à la légalisation de 35 villagesbédouins.
Passé en première lecture à la Knesset le 24 juin dernier à une faiblemajorité, le texte devrait être présenté en deuxième lecture à partir du moisd’octobre.
Le gouvernement a besoin de faire adopter cette loi coûte que coûte pourpouvoir mettre en place de façon totale et effective un plan directeur dedéveloppement métropolitain pour Beersheva. « Concrètement, il s’agit d’unprogramme d’1,2 milliard de shekels pour la période 2012-2016, déjà mis enœuvre à près de 30 %, dont l’objectif principal est de booster l’économie et laqualité de vie des Bédouins », détaille Yonatan Deckel, responsable du suivi etdu contrôle du développement local et économique au quartier général deBeersheva. Ce bras droit de Doron Almog qui reçoit le Jerusalem Post dans lesbureaux du Premier ministre en est persuadé : « C’est parce qu’une somme aussiimportante est sur la table que l’intérêt médiatique pour les Bédouins estaussi fort cet été ».
L’initiative doit se traduire dans les années à venir par l’ouverture d’agencespour l’emploi, l’aménagement de zones industrielles, de complexes éducatifs…Bref, de services publics et d’infrastructures plus adaptés, déjà développésl’année dernière dans une dizaine de localités bédouines.
En définitive, le gouvernement demande aux 12 % de Bédouins ayant desrevendications territoriales de faire un compromis pour bénéficier de ceprogramme qui dit mettre l’accent sur l’éducation et l’emploi. « Aucun planfinal ne pourra satisfaire tout le monde », est-il écrit noir sur blanc dans lerésumé des auditions publiques des Bédouins et des recommandations d’amendements au projetde loi, présenté le 23 janvier dernier par Benny Begin.
Une ville et six villages 
Or, pour Rawia Aburabia, avocate à ACRI (Associationpour la défense des droits civils en Israël), et opposante au projet de loi, onva assister ni plus ni moins « à une réorganisation totale de l’espace dans leNord-Néguev, où la structure interne des villages bédouins va disparaître,provoquant le déplacement forcé de 40 000 personnes ».
« Les associations dépeignent intentionnellement un tableau noir ; leur conceptc’est : ne pas faire bouger les tribus d’un cheveu », rétorque Yonatan Deckel.« La plupart des lieux de vie reconnus le seront pourtant sur leur emplacementinitial. La majorité des habitants ne seront pas déplacés, sauf s’ils viventdans une zone polluée ou inhabitable ». Doron Almog précise : « Il y aura desmouvements mineurs, de quelques kilomètres maximum » pour pouvoir adapterl’habitat à la construction d’une route ou d’une école.
Environ 90 000 Bédouins vivent aujourd’hui dans une ville (Rahat) et 6 villagescréés par l’Etat d’Israël entre 1969 et 1989 (Tel Sheva, Segev Shalom, Arara, Lakyya,Hura, et Kseiffe). Et un nombre équivalent de personnes se répartit dans 46bidonvilles qualifiés de « non reconnus » par les associations, dont 11 sontnéanmoins en train d’être développés et légalisés.
Un Conseil Régional des villages non reconnus existe depuis 1967. Attia al-Asamest le président de cet organisme représentatif dont la légitimité est nulle auregard des institutions. Il défend un plan alternatif de reconnaissance del’ensemble des bourgades, de 500 résidents minimum chacune, avec plus ou moinsde souplesse selon qu’une tribu était installée ou non sur une terre avant1948.
Jouer sur les chiffres et sur les mots 
Le gouvernement préfère parler de «diaspora » que de « villages non reconnus ». En effet, « avant la création del’Etat d’Israël, les Bédouins étaient entre 65 000 et 95 000 à évoluer entreGaza et Arad », chiffre l’anthropologue et chercheur au CNRS Cédric Parizot. « Mais en 1951, il n’en restait plus que 11 000 ». Beaucoup auraient été encouragéspar l’armée égyptienne à partir pour mieux revenir, lors de la guerred’Indépendance. A la même époque, l’armée israélienne a également déplacé unebonne partie des 11 000 personnes en question dans un triangleBeersheva-Arad-Dimona, surnommé le Siyag (« clôture »).
Mais si les Bédouins sont estimés à 200 000 aujourd’hui, soit 20 fois plusqu’en 1948, « ils ne revendiquent que 5 % de la superficie totale du Néguev »,s’exclame l’avocate d’ACRI ! Une quantité négligeable selon elle. « C’est jouersur les chiffres », répond Yonatan Deckel. « La majeure partie du Néguev étantinhabitable, les tribus dont on parle réclament en fait presque la moitié del’espace vivable. »
A cause de ce désaccord profond, « 60 000 hectares sont enstand-by », déplore Doron Almog. « Autant de terrains que nous ne pouvonsdévelopper, ni pour les Bédouins ni pour les Juifs, car ils ne sont pasenregistrés sur les registres d’Etat. Les Bédouins n’ont pourtant jamais réussià apporter la preuve au tribunal de leur droit de propriété sur ces terres. »
Les cours israéliennes doivent en effet toujours trancher 3 000 contentieuxterritoriaux en suspens depuis les années soixante-dix. Pour les demandes de propriété enregistrées entre 1970 et 1979 uniquement, lafuture loi prévoit au mieux une compensation équivalente à 50 % des terressollicitées. A l’inverse, dans le cas où la preuve de propriété n’est pasapportée au bout de 5 ans, les terres de la discorde tomberont de fait dansl’escarcelle de l’Etat.
Une vision critique 
Mais au-delà d’un processus juridique gelé et des pluscomplexes, Almog critique surtout la répartition du peuple du désert dansl’espace : « Ils sont parfois 1 000 à 2 000 à vivre sur une surface équivalenteà un tiers de Tel-Aviv. C’est impossible à financer ! ». Dans un pays où «chaque mètre carré compte », la pilule a du mal à passer.
Pour endiguer l’expansion des Bédouins, le gouvernement est ainsi allé jusqu’àautoriser la création de 23 fermes dirigées par des Juifs. Ami Tesler,responsable du développement local au QG de Beersheva : « Si un Bédouin voitune clôture, il ne va pas construire. Mais ce n’est que pour conserver la terrede façon temporaire », promet-il, un peu embarrassé. « Les fermiers ne sont paspropriétaires et pas non plus censés en faire un business ».
Ce type de situation exceptionnelle nourrit un sentiment de discrimination chezla minorité bédouine. « Quand on voit s’établir 100 implantations juives dansla région, on peut bien en avoir 35 bédouines. Cela ne pourra qu’améliorerl’entente entre Juifs et Arabes », estime Rawia Aburabia. « On ne rejette pasles implantations juives », renchérit al-Asam. « On ne les conteste quelorsqu’elles empiètent sur nos terres ».
Ofer Dagan va plus loin. Pour ce jeune homme, coordinateur des activités auForum de coexistence pour l’égalité des droits civils dans le Néguev, cettepolitique du fait accompli menée par le gouvernement n’est qu’une mauvaise excuse.Rencontré à Beersheva dans un abri antimissile où travaillent ensemble Juifs etArabes, il estime que le gouvernement veut avant tout « judaïser l’espace ».Mais aussi « créer une continuité territoriale avec la ligne verte, etfinalement, mettre un maximum de Bédouins sur un minimum de terres ».
A cette vision pour le moins critique, Almog oppose une raison pragmatique,sous-tendue par un idéal pionnier : « La seule réserve immobilière d’Israël estdans le Néguev. Il n’y a pas d’espace ailleurs. Ben Gourion avait lui-même dit: “Si nous ne conquérons pas le désert, le désert nous conquerra”. Gagner ledésert est donc la prochaine étape du rêve sioniste. »
« Le mode de vie desBédouins est bien plus fort que ce type de planification urbaine systématique», estime l’avocate d’ACRI qui contredit néanmoins l’idée reçue selon laquellela communauté bédouine dans son ensemble ne cherche ni à se moderniser, ni às’urbaniser. Dans les 7 villes et villages existants, « on est entre lesous-développement et l’urbanisme. Or, si c’était si génial, les gensviendraient s’installer quel que soit le gouvernement »
4 femmes et 40 enfants 
Les associations dénoncent, entre autres, l’aspect cité-dortoir de ces villes,les poubelles qui brûlent faute de ramassage des déchets, le manque detransports en commun etc. « Les Bédouins ont raison de dire que les communes enquestion sont négligées », concède Ami Tesler. Après tout, « Dimona ou Yerohamne sont pas non plus des exemples », glisse Yonatan Deckel.
« Mais pourquoi cette négligence ? », apostrophe Tesler, au volant de savoiture, direction El-Sayed, où quelques propriétés et écoles luxueuses bordentd’étroites routes de terre et des bâtisses d’une pauvreté innommable. « Parcequ’ils ne paient pas d’impôts ! Avec 4 femmes autorisées par la traditionmusulmane, ils ont le taux de natalité le plus élevé de la planète. Or, aucungouvernement n’est prêt à entretenir complètement une cité où les gens netravaillent pas pour la plupart et ont jusqu’à 40 enfants. Nous disons donc auxpropriétaires : “Légaliser votre maison et la terre sur laquelle elle est bâtievous coûtera 10 000 shekels, pour vous donner l’accès à l’eau etl’électricité”. Mais ils refusent obstinément de payer ».
A El-Sayed, les bulldozers ne viendront pas pour détruire le village, à encroire Ami Tesler, mais pour lui donner « une forme moderne, avec des routesasphaltées ».
En termes de planification urbaine, la communauté juive d’Omer sert ici demètre-étalon. « La situation des Bédouins est une honte pour Israël. Mais pourcréer un changement radical en 5 ans, on a besoin de villes durables »,détaille Doron Almog. « C’est-à-dire compactes et proportionnées, où hommes etfemmes sont diplômés, où le high-tech enrichit la municipalité, et avec desservices publics municipaux performants. » Une échéance qui fait sourire AmiTesler. Lui table plutôt sur une génération pour voir un tel progrès dans desendroits comme El-Sayed.
1 dounam par Bédouin ? 
En sortant de ce bidonville partiel, il suffit detraverser un rond-point pour déboucher sur Hura, envisagée comme un patron pourles villages bédouins plus récents. Les rues sont ici bordées de palmiers, etl’urbanisme est loin d’être sauvage.
Dans un quartier en chantier périphérique, des bulldozers ratissent de vastesétendues où l’on voit déjà des canalisations et des routes sortir de terre. «Il y a 8 ou 9 ans, le gouvernement y a créé de nombreux emplacements prévuspour bâtir des propriétés. Or, après avoir signé, les tribus ne sont pas venues», raconte Yonatan Deckel. « Soit par défiance, soit parce que des chefs defamilles puissantes qui revendiquent un droit sur ces terres menacent de mortd’autres tribus de venir s’y installer », continue Ami Tesler.
Dans ce nouveau quartier comme dans d’autres, le but est de donner 1 dounam(0,1 hectare) à chaque Bédouin de la diaspora de plus de 24 ans, et la mêmeparcelle à un couple marié majeur. Mais pour Attia al-Asam, le compte n’y estdécidément pas. « Un demi-dounam par personne, cela fait 100 000 en tout. Or,nous en demandons 860 000 ». « Ce qui compte pour les Bédouins comme pour lesautres citoyens, c’est que leurs enfants héritent d’un terrain pour construireune maison », conclut Yonatan Deckel. « Nous avons promis des terres pour lesenfants, mais non pour les petits-enfants et les arrière-petits-enfants ; il ya une limite à ce que l’Etat peut donner. »