La mission de Lazar

Le Grand Rabbin de Russie choisit de rester en dehors de la politique pour pouvoir ramener au bercail une génération de Juifs assimilés.

Grand Rabbin de Russie Berel Lazar (photo credit: SETH J. FRANTZMAN)
Grand Rabbin de Russie Berel Lazar
(photo credit: SETH J. FRANTZMAN)
Il n’y a presque plus de caviar rouge dans la grande coupe. En revanche, il reste beaucoup de saumon fumé sur la table. Le Grand Rabbin de Russie, Berel Lazar, est sorti pour téléphoner et une demi-douzaine de personnes l’attendent dans la vaste salle ornée de portraits de rabbins, d’objets rituels et des récompenses qu’il a reçues au fil des ans. Celles-ci retracent son parcours depuis les années 1980, date à laquelle il a été envoyé, avec l’aval du Grand Rabbin Loubavitch, Menachem Schneerson, aider les Juifs de ce que Ronald Reagan appelait alors « l’empire du mal ».
Berel Lazar est né en Italie dans une famille Loubavitch. Il parle 7 langues, dont le yiddish avec ses enfants et l’anglais avec sa femme, d’origine américaine. Il est Grand Rabbin de Russie depuis 2000.
La semaine de notre rencontre, le Limmud FSU [Former Soviet Union : anciens pays de l’Union soviétique] organisait un grand rassemblement qui réunissait plus de 1 200 jeunes adultes à proximité de la capitale.
Au sortir d’une réunion avec Chaïm Chesler, le fondateur du Limmud FSU, et du rabbin Yechiel Eckstein, créateur de l’International Fellowship of Christians and Jews (Amitiés judéo-chrétiennes internationales), Lazar leur raconte une anecdote qu’aurait pu vivre n’importe quel grand maître du hassidisme. En juillet dernier, il était invité aux célébrations organisées dans le sud-est de la Russie, pour l’anniversaire de la bataille de Koursk survenue en 1943. La plus grande bataille de tanks de l’histoire. C’est là que les légions soviétiques ont brisé les arrières des nazis, qui ont alors cessé de représenter une menace pour la patrie. De nombreux Juifs avaient combattu à cette occasion (la moitié des Juifs d’Union soviétique ont d’ailleurs péri pendant la guerre, soit au champ d’honneur, soit dans la Shoah), aussi la présence du rabbin entrait-elle dans le cadre des commémorations.
La cérémonie avait lieu un vendredi et on lui avait promis qu’il serait chez lui avant l’entrée de Shabbat. Cependant, l’avion a eu du retard et a atterri au moment même où le soleil se couchait. Après avoir examiné les différentes possibilités qui s’offraient à lui, le rabbin a décidé de rentrer à pied. Ainsi a-t-il parcouru les 30 km qui séparaient l’aéroport de Moscou de la synagogue.
Aujourd’hui, confortablement installé dans le grand complexe de Maryina Roshcha, qui comprend une synagogue et deux salles de réception, le rabbin est responsable des 150 000 Juifs de la Fédération de Russie. Au bas de la rue, s’élève le tout nouveau Musée Juif, ouvert en 2012 érigé avec le soutien personnel du président Vladimir Poutine.
Sur les tramways qui passent dans un bruit de ferraille
– on les croirait inchangés depuis la période soviétique – on peut lire : « Evrisckie Musee » (Musée hébraïque) inscrit en lettres cyrilliques. Quelques jeunes filles du séminaire, dont l’une originaire de Sibérie et une autre de Biélorussie, passent devant la synagogue.
Au moment où une crise déchire l’Ukraine, Lazar accepte de s’entretenir sur l’état de la communauté juive de Russie.
Comment êtes-vous arrivé en Russie ?
Je suis né à Milan dans une famille Loubavitch. Mes parents étaient shlouchim [émissaires du mouvement Chabad] en Italie. Après la guerre, ils sont partis s’installer aux Etats-Unis. J’ai donc passé mon enfance en Italie et fait mes études aux Etats-Unis. En 1986, je suis allé donner des cours de judaïsme aux refuzniks. Après mon mariage, la communauté de Moscou m’a rappelé pour que je devienne son rabbin. A l’époque, il n’y avait rien ici : les Juifs étaient obligés de faire venir leur rabbin de l’étranger et moi, ils me connaissaient. Cette synagogue n’existait pas. Je suis allé demander au rebbe ce qu’il en pensait et il m’a donné sa bénédiction.
J’ai été envoyé ici en 1990, afin de reconstruire la communauté.
Celle-ci avait mené des combats héroïques pour rester en vie, mais elle était en très mauvais état, traumatisée. Ses membres avaient peur de montrer qu’ils étaient juifs. Même l’idée de mettre une annonce dans le journal pour annoncer Rosh Hashana leur faisait redouter un pogrom ! Ils avaient peur de s’habiller comme des Juifs pour sortir dans la rue. Ils pensaient qu’installer une menorah sur la place Rouge était suicidaire. Quant à aller voir le gouvernement ou inviter le président, cela donnait lieu à de grands débats…
Il m’a fallu habituer les gens à l’idée qu’ils pouvaient pratiquer ouvertement leur judaïsme. Aujourd’hui, grâce à Dieu, les Juifs n’ont plus honte et ils n’hésitent pas à se promener dans la rue avec une kippa sur la tête. Ils ne craignent plus de dire aux non-juifs qu’ils font partie de la communauté.
A la suite de l’effondrement du communisme, dans les années 1990, on a assisté à un grand mouvement d’émigration vers l’occident. La communauté s’est évaporée d’un seul coup ou presque.
Mais ce que je vois avec le Limmud FSU est une sorte de renaissance, l’émergence d’une nouvelle génération, celle qui a grandi après 1990, qui est née après le communisme.
Est-ce avec cette génération-là que vous travaillez ?
Tous ceux qui avaient le moindre lien, proche ou lointain, avec le judaïsme sont partis, soit en Israël, soit en Amérique. Ceux qui sont restés n’étaient pas intéressés ou, en tout cas, ils ne souhaitaient pas s’impliquer dans la communauté. Le judaïsme était le cadet de leurs soucis : ils n’avaient rien à manger, pas d’emploi, aucune sécurité, aucun avenir. L’Amérique a vite fermé ses portes et Israël est devenu la seule destination possible pour les Juifs. Je me souviens qu’entre 1993 et 1995, travailler ici était un peu comme attendre dans une gare : on faisait quelques circoncisions, on célébrait quelques mariages et ensuite, on se retrouvait sur le quai, en train de dire au revoir à ces gens, qui s’en allaient. Nous étions persuadés qu’il n’y aurait plus ici de vraie communauté.
Pourtant, notre rêve était d’en construire une. Entre 1993 et 1996, ce lieu où nous sommes était vide. Pour réussir à réunir un minyane [quorum de 10 hommes pour la prière], nous attendions dans la rue et nous demandions aux gens qui passaient s’ils voulaient bien entrer pour participer au minyane. Quand nous avons inauguré ce bâtiment, personne ne pensait qu’il serait rempli un jour, ni même qu’il serait utilisé.
Autrefois, il y avait une maison en bois à cet endroit, c’était la seule synagogue à avoir été construite sous le communisme. Elle a brûlé en 1993 et nous avons donc érigé ce centre communautaire à sa place. Il y a très longtemps, c’était un quartier juif ici. Il s’appelait Maryina Roshcha, mais après le départ de la communauté juive, les gens l’ont nommé « Banditski » [le quartier de brigands].
Où en sont les Juifs en Russie aujourd’hui ?
Nous pensons qu’ils sont plus d’un million, mais hélas, la majorité d’entre eux n’ont aucun lien avec la communauté. Ils sont totalement assimilés et ignorent ce que signifie être juif. Nous avons ici un jeune homme qui a perdu sa mère il y a quelques années. « Quoi qu’il arrive, ne mets jamais de croix », lui avait dit son grand-père. Et de fait, le garçon se souvenait que sa grand-mère était juive et que la dernière volonté qu’elle avait exprimée était que l’on ne mette pas de croix sur sa tombe. Le jeune homme ne savait pas ce que voulait dire être juif, mais après cela, sa petite amie, qui n’était pas juive, l’a poussé à se circoncire et à aller à la synagogue.
Ici, il n’est pas rare que les gens découvrent tout à coup qu’en fait, ils sont juifs. Ils ont alors envie de s’impliquer. Et le plus grand danger pour la communauté juive de Russie serait de les perdre. Il ne faut pas trop attendre pour les ramener parmi nous. Car une fois que leurs grands-parents auront disparu, ils n’auront plus aucun moyen de savoir qu’ils sont juifs. 70 à 80 années de communisme ont laissé une marque profonde dans la communauté.
Ce que nous voulons avant tout, c’est présenter le judaïsme comme quelque chose de positif, d’intéressant, de joyeux, de significatif, de plaisant. Il faut en outre faire comprendre qu’il n’est pas honteux d’être juif, et qu’au contraire, on doit en être fier.
Car une fois convaincu que c’est une bonne chose, on a généralement envie de s’impliquer et on cherche de quelle façon le faire. Certains apprendront la religion et se mettront à manger cacher, d’autres voudront devenir actifs dans la communauté… chacun évoluera à son rythme et à son niveau. Mais au moins, ces Juifs-là auront retissé un lien, proche ou lointain, avec le judaïsme. Car c’est cela, le plus grand danger : que les gens oublient leur judaïté, que celle-ci s’étiole et disparaisse.
La communauté est-elle en train de changer ? Se renforce-t-elle ? La voyez-vous s’agrandir ?
Nous voyons tous les jours des miracles. De plus en plus de gens viennent et veulent s’impliquer, transformer leur vie. Faire un virage à 180 degrés. Pour certains, c’est héroïque. Ils sont prêts à perdre leur emploi pour pouvoir respecter le Shabbat. Tous ces risques qu’ils prennent pour faire partie de la communauté, tout le soutien que nous obtenons… Il faut savoir que nos activités sont toutes organisées grâce à la population locale. Il fut un temps où je n’aurais jamais imaginé que tout ceci puisse arriver un jour.
Nous sommes une communauté toute jeune, nous n’avons que 20 ans. Nous verrons avec le temps.
La communauté est-elle plutôt religieuse ou laïque ?
Nous supervisons la production de 120 tonnes de viande cachère par mois et fournissons 10 000 repas aux compagnies aériennes. Alors faut-il vraiment dire que les juifs de Russie sont laïcs ? Le Shabbat, les gens qui viennent remplir la synagogue sont à 70 ou 80 % ce que l’on appellerait des laïcs. A Pessah, nous avons organisé un seder pour 2 000 personnes. La grande majorité d’entre elles n’étaient pas pratiquantes, mais les gens font tout de même des pas dans la bonne direction ! Ils apprennent, certains adoptent certaines pratiques (ils respectent Yom Kippour, et parfois le Shabbat) alors qu’ils partent de zéro. Bien sûr, il ne s’agit pas du tout d’une communauté orthodoxe bien établie.
Ces jeunes qui forment la première génération née au temps de la liberté n’en sont qu’au tout début. Ils sont 90 % à avoir mangé de la matza à Pessah. 50 % des hommes sont circoncis, même si cela n’a peut-être pas été fait quand ils avaient 8 jours. Nous avons un mohel qui a effectué 6 000 circoncisions d’adultes en 10 ans, et quelques centaines sur des nouveau-nés.
Y a-t-il beaucoup de mariages mixtes ?
Un jour, une dame est venue m’expliquer qu’elle s’était mariée à un non-juif, tout comme sa grand-mère et sa mère avant elle, parce que toutes trois ne voulaient pas que leurs enfants souffrent comme elles avaient elles-mêmes souffert. Elles tenaient à s’assimiler, et si elles n’avaient pas épousé de Juif, ce n’était pas parce qu’elles n’avaient pas eu l’occasion d’en rencontrer.
Nous voulons trouver une solution à cela. Nous voulons préserver la partie juive de cette famille. Il n’est pas question de leur dire que ce qu’ils ont fait n’était pas bien. Nous avons un Beth Din [tribunal rabbinique] qui s’occupe des conversions et sommes très favorables à cette option. Nous ne bâclons pas les conversions, mais nous gardons l’esprit ouvert.
Y a-t-il des Juifs qui reviennent d’Israël ou de l’Occident ?
Notre communauté est en train de se renforcer. Ces gens qui sont partis en jurant « plus jamais », en disant que ce pays était maudit, se mettent à revenir et sentent qu’ils sont accueillis à bras ouverts. Ils peuvent bénéficier d’une éducation juive et manger cacher. Ils trouvent du travail et des universités, ce qui était très difficile autrefois. Beaucoup s’impliquent à fond dans la communauté, de la même manière qu’ils s’étaient impliqués dans le judaïsme pendant leur séjour en Occident.
Comment la communauté fait-elle face à l’antisémitisme ? D’ailleurs, y a-t-il de l’antisémitisme en Russie ?
Nous sommes vigilants, nous gardons les yeux et les oreilles ouverts et le pouce sur le pouls. Nous savons que n’importe quoi peut arriver, à tout moment. Car il existe bel et bien des forces antisémites en Russie. Le bon côté des choses, c’est que le gouvernement se montre très clair là-dessus : il préconise une tolérance zéro pour l’antisémitisme. Il n’autorise aucun parti ou dirigeant politique qui utiliserait des arguments antisémites pour gagner des voix. Il y a désormais beaucoup moins d’actes antisémites, car, s’ils se font arrêter, leurs auteurs encourent des peines sévères. Autrefois, on ne passait pas devant la justice quand on s’en prenait aux Juifs. Maintenant, les choses ont changé, et on constate que l’antisémitisme a beaucoup chuté. Mais ce n’est pas fini, il faut encore se battre.
Pour ma part, je ne le ressens pas, bien que je porte des vêtements caractéristiques. Il y a quelques années, nous avons eu quelques agressions au couteau et des attaques contre la synagogue, mais cela fait longtemps qu’il n’y a plus rien eu de vraiment grave.
La communauté juive est-elle soutenue par le gouvernement, et en particulier par le président Poutine ? Certains vous appellent « le rabbin de Poutine » et vous reprochent d’être trop proche de lui.
Je ne crois pas que Poutine ait besoin d’un rabbin. Je ne comprends pas ces critiques. Est-ce parce qu’il est venu à l’inauguration de notre musée, et qu’il est venu nous rendre visite ici deux fois ? Nous, nous ne nous mêlons pas de la politique internationale de la Russie.
Ce qu’a fait Poutine est remarquable, car c’est le seul président russe à avoir jamais rendu visite à la communauté juive. Un autre petit exemple : il y a en Russie un examen annuel que l’on appelle l’examen Idinia Gusudarsnki. C’est un test standardisé que tous les candidats du pays passent le même jour et en même temps.
Cette année, il est tombé le jour de Shavouot, et le président, par son bon vouloir, a fait une exception pour les Juifs. Montrez-moi un autre pays d’Europe où les choses se seraient passées comme ça ?
Qu’il s’agisse de rendre aux Juifs des bâtiments qui abritaient des synagogues ou d’encourager la création d’écoles privées juives, ou encore l’ouverture du musée juif, nous bénéficions d’un soutien très fort du gouvernement, tout comme pour tout ce qui concerne les pratiques et les rituels traditionnels que sont par exemple l’abattage rituel ou la circoncision.
Il est possible que la Russie ne soit pas aussi douée en matière de droits de l’homme ou d’autres libertés, je ne sais pas…
Que pensez-vous de la crise en Ukraine ?
Nous ne nous sommes pas éloignés de la communauté juive d’Ukraine. Nous sommes proches de nos frères et des rabbins qui vivent là-bas. Nous continuons de les aider. Il y a là-bas certains rabbins avec lesquels je ne suis pas d’accord, c’est vrai. Il n’y a pas longtemps, on a interviewé Avigdor Liberman, le ministre des Affaires étrangères d’Israël. On lui a demandé pourquoi Israël ne prenait pas position sur cette question et il a répondu qu’Israël avait déjà assez de problèmes à gérer comme cela. « Laissons les autres acteurs s’impliquer », a-t-il ajouté. Pour ma part, je pense la même chose en ce qui concerne la communauté locale : elle n’a pas à se mêler de ce problème. Il ne nous concerne pas. Nous devons avant tout nous concentrer sur la reconstruction de notre communauté. Quand il s’agit d’antisémitisme, nous donnons de la voix. Mais là, personne n’est en faute ; seulement, avec l’anarchie qui règne, des Juifs souffrent, que ce soit à cause des tracts distribués à Donetsk, des cocktails Molotov envoyés à Nikolaev, ou encore des profanations de sépultures. Les Juifs, et les minorités en général, souffrent systématiquement en période de chaos. Nous devons rester vigilants, surveiller la situation et en parler haut et fort. Mais quant à savoir si ce qu’a fait la Russie ou l’Ukraine, ou même l’Europe, est bien ou mal, ce n’est pas à nous de le dire, et nous ne devons pas nous mêler de ces questions-là.