Lapid en plein marasme

Pour restaurer l’engouement qu’il suscitait au lendemain de l’élection de janvier 2013, Yair Lapid a du pain sur la planche.

Yair Lapid (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Yair Lapid
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Il y a un peu plus d’un an, Yaïr Lapid incarnait le grand espoir de la scène politique israélienne. Il suscitait, notamment chez la population jeune et en ascension sociale, un emballement sans précédent. Avec son style bien à lui, il était vu comme le sauveur de la classe moyenne laïque, qui lui faisait confiance pour tuer le dragon à deux têtes des inégalités sociales et des logements trop chers, intégrer les ultraorthodoxes dans l’armée et sur le marché du travail et pousser en faveur des négociations avec les Palestiniens, de sorte qu’Israël reste un Etat juif et démocratique.
Grand vainqueur des élections de janvier 2013, avec 19 sièges remportés à la Knesset, son tout nouveau parti centriste Yesh Atid promettait une nouvelle vision de la politique. Lapid n’avait-il pas dicté à Netanyahou la composition de son gouvernement ? Autant dire que beaucoup voyaient déjà en lui un futur Premier ministre.
Cette ascension de météore n’était pas passée inaperçue à l’étranger. En avril 2013, le Time Magazine faisait figurer Lapid sur sa liste des 100 personnes les plus influentes du monde ; et en décembre, c’était au tour du magazine américain Foreign Policy de le citer dans son Top 100 des plus grands penseurs mondiaux. Deux listes dont le Premier ministre Binyamin Netanyahou était pour sa part absent.
Pourtant, Lapid est tombé de son piédestal aussi vite qu’il y était monté. Les espérances de ses électeurs, avides de résultats rapides, étaient à l’évidence bien trop grandes pour un néophyte en politique.
Au centre du jeu
On le trouve trop lent à agir et sa popularité en prend un coup. A peine 8 mois après son triomphe électoral, un sondage d’Aroutz 10 révèle que 65 % des Israéliens lui reprochent de faire fi de ses promesses de campagne. 47 % de ses électeurs affirment qu’ils ne revoteront pas pour lui et 47 % de l’ensemble des sondés jugent médiocres ses performances au poste de ministre des Finances. D’autres sondages nationaux établissent qu’aux prochaines élections, Yesh Atid aura perdu entre le quart et la moitié de sa puissance. Et pour couronner le tout, Lapid est le moins bien noté des 23 ministres du gouvernement dans une enquête de satisfaction publique menée en mars dernier par Aroutz 2.
Est-ce à dire qu’à 50 ans, Lapid peut rendre son tablier ? Yesh Atid va-t-il souffrir du syndrome « feu de paille » qui a affecté tous les grands partis centristes en Israël, du Mouvement démocratique pour le changement de Yigael Yadin, à la fin des années 1970, au Shinouï de Tommy Lapid, au milieu des années 2000 ? Ou Yaïr Lapid (le fils de Tommy) peut-il encore grandement contribuer à transformer la scène politique israélienne, à rendre la société plus juste et plus équitable et à aider à trouver une solution vis-à-vis des Palestiniens ?
Après l’échec des efforts de médiation américains, Israël se trouve à un carrefour. Les 68 membres de la coalition de Netanyahou sont fortement divisés sur les questions des implantations de Judée-Samarie et le parti de Lapid se trouve au centre du jeu : c’est lui qui fera pencher l’équilibre des forces d’un côté ou de l’autre.
Une question se pose alors, cruciale pour l’avenir d’Israël : Lapid utilisera-t-il ses 19 députés comme des feuilles de vigne à l’usage de la droite nationaliste, ou pour faire levier en faveur des vues de la gauche ?
Mais qui est Riki Cohen ?
Le déclin de sa popularité dans le pays s’est amorcé quelques semaines à peine après son entrée en fonction comme ministre des Finances. Le public lui reproche alors d’être trop éloigné des réalités de la vie quotidienne des classes moyennes et déplore l’absence de changements significatifs dans la gestion de l’économie nationale. Son premier faux pas résidera dans un « post » sur Facebook évoquant une « Riki Cohen de Hadera » imaginaire dont la famille, avec un revenu total de 20 000 shekels par mois, ne peut joindre les deux bouts… le hic étant qu’une majorité de familles de la classe moyenne est bien loin de percevoir 20 000 shekels par mois… Une manière pour le ministre de prouver son ignorance des réalités économiques de base. Et son électorat naturel se met alors à le bouder.
Pire encore : avec le déficit budgétaire de 10 milliards de dollars dont il hérite à son arrivée, Lapid se trouve emprisonné dans une camisole de force nommée « gestion responsable », qui fait de lui une cible facile pour des adversaires politiques désireux de récupérer des voix centristes. Dans un débat de juillet 2013 sur le budget du logement, le député travailliste Itzik Shmouli affirme, preuves à l’appui, que Lapid n’a tenu aucun de ses engagements en matière de logement. Ainsi, au lieu d’aider comme promis les jeunes couples à s’installer en périphérie des grandes villes, il a supprimé l’allocation spéciale d’aide au logement de 60 000 shekels (environ 13 000 euros). Il affirmait que les augmentations d’impôts constituaient une « ligne rouge » à ne jamais franchir, il s’est vu contraint d’en pratiquer une. Il assurait qu’il ramènerait les prix du logement à leurs niveaux 2007, soit en moyenne 99 salaires mensuels par appartement, a maintenu ce prix moyen à 138 salaires, soit l’un des ratios salaire-appartement les plus élevés des pays développés.
Les couacs d’un « adulte responsable »
Et ce n’est pas tout. Pour couvrir un déficit croissant, Lapid doit faire voter, fin juillet 2013, un sévère budget d’austérité, comprenant augmentation d’impôts et coupes franches dans les dépenses de l’Etat. Il s’attire alors les foudres de Shelly Yachimovich, leader du parti Travailliste, qui lui reproche de « perpétuer l’érosion destructrice de la classe moyenne ». Lapid rétorque que, lorsqu’on est ministre des Finances, on doit affronter la situation réelle de l’économie et il accuse l’opposition de vivre dans « le monde des rêves ». Cet argument « d’adulte responsable » ne lui vaut rien toutefois : aux yeux du public, voilà qu’il passe pour le prisonnier de la vieille politique et de la vieille bureaucratie. Il a perdu son lustre de champion des classes moyennes.
Autre rupture avec ses électeurs plutôt orientés à gauche, le soutien de Yesh Atid au financement des implantations situées au-delà de la Ligne verte. Dans sa campagne électorale, Lapid avait lancé une fameuse question : « Où passe l’argent que les classes moyennes ne reçoivent pas ? » et avait aussitôt incriminé « les sommes considérables versées par le gouvernement aux habitants des implantations ». Il avait bien l’intention, affirmait-il, de les limiter. Et, de fait, en mars dernier, les membres Yesh Atid de la commission des Finances à la Knesset bloquaient un transfert de 50 millions de dollars venus de l’Organisation sioniste mondiale et destinés aux implantations… pour approuver néanmoins ce même transfert une semaine plus tard, sous un concert de moqueries de l’opposition.
Déjà, au lendemain des élections, Lapid avait hérissé ses électeurs de gauche avec des commentaires peu flatteurs sur les Arabes israéliens. Invité à rejoindre un « bloc obstructionniste » de centre-gauche pour empêcher Netanyahou de conserver son poste de Premier ministre, il rétorquait ne pas vouloir faire partie d’une coalition comprenant des « Hanin Zoabi », généralisation méprisante faisant référence à une députée du parti arabe Balad.
Des lois à double tranchant
Le mois dernier, Lapid n’en a pas moins réuni les membres de son parti pour célébrer les réalisations de sa première année au gouvernement.
Sur le front économique, il s’enorgueillit d’avoir comblé le déficit budgétaire pratiquement sans coup férir. Il se félicite aussi d’avoir récolté 1,25 milliard en impôts sur les « bénéfices bloqués » de très grandes entreprises comme Teva, Checkpoint ou Israel Chemicals. Cela prouve, conclut-il, « que je ne travaille pas pour les magnats », mais bien pour la classe moyenne.
Dans le domaine économique, sa principale action pour reconquérir les faveurs du public est son projet de faire baisser les prix du logement en supprimant la TVA pour les jeunes qui achètent un premier appartement auprès d’un promoteur immobilier. Les ex-recrues de Tsahal ou du service civil seront exemptées de taxes pour les appartements de moins d’1,6 million de shekels (340 000 euros), tandis que ceux qui n’ont effectué aucun service ne bénéficieront de cette exemption que pour des appartements de moins de 600 000 shekels (127 000 euros). Ce dernier chiffre, toutefois, pourrait être revu à la hausse et passer à 900 000 shekels.
Ce projet est principalement critiqué sur deux plans : tout d’abord, il risque d’engendrer une hausse des prix, due à un accroissement de la demande dans un contexte où l’offre restera inchangée. Ensuite, la réforme se révèle discriminatoire envers les Arabes israéliens et les ultraorthodoxes, dont la plupart n’effectuent ni service militaire ni service civil.
Quoi qu’il en soit, aucun effet sur la cote de popularité de Lapid n’a encore été constaté.
C’est surtout avec sa loi sur la conscription, qu’il a parrainée et aidée à rédiger, que le président de Yesh Atid espérait gagner des points auprès de l’opinion publique. Il s’agit d’intégrer davantage d’ultraorthodoxes dans l’armée et dans le monde du travail, afin de leur faire partager la charge que constituent la défense du pays et la fortification de l’économie nationale.
Là encore, les critiques n’ont pas manqué : le nombre d’ultraorthodoxes que l’on se propose d’incorporer au départ est trop faible, lui reproche-t-on, et les effets de la loi ne se feront réellement sentir qu’en 2017. Le public, sceptique, n’a pas vu là l’annonce d’une transformation révolutionnaire de l’attitude des harédim et Yesh Atid, là encore, n’a pas su en tirer le crédit qu’il estimait mériter.
Shelah, le grand perdant
Pour Ofer Shelah, député Yesh Atid, qui a participé à sa mise en place, la nouvelle législation réussira là où toutes les tentatives précédentes ont échoué, car, cette fois, il existe un mécanisme d’application automatique : ainsi, une yeshiva qui n’atteindra pas sa cible en matière d’incorporation de ses élèves se verra réduire ses allocations.
De plus, Shelah prédit un effet boule-de-neige, qui amènera peu à peu une vraie révolution : une grande majorité des ultraorthodoxes finira tôt ou tard par s’enrôler dans Tsahal, puis s’intégrera dans la population active. Un tel changement aura de profondes répercussions sur la société israélienne et Yesh Atid pourra légitimement se targuer d’avoir accompli un exploit historique. Le problème, pour Lapid et son parti, étant que ce bouleversement ne se fera sentir que dans un avenir extrêmement lointain…
Pour ce qui est de l’« ici et maintenant », Lapid a encore perdu du terrain en ayant l’air de lâcher son ami le plus proche, Shelah, quand celui-ci a brigué le prestigieux poste de président de la Commission de la Défense et des Affaires étrangères de la Knesset. Dans l’allocation initiale des portefeuilles par le gouvernement, Yesh Atid n’avait pas été très gâté : avec 19 députés, il n’avait hérité que de 5 ministères, alors qu’avec 20 sièges, le Likoud en avait obtenu 8 et qu’Israël Beiteinou en avait eu 5 lui aussi avec seulement 11 sièges.
En guise de compensation, Yesh Atid s’était vu promettre que le poste de président de la Commission de la Défense et des Affaires étrangères serait attribué tour à tour au Likoud et à Yesh Atid, sur la base d’une rotation. Le seul problème – mais qui a donné lieu à une querelle étalée sur plusieurs mois – était de déterminer qui, de Shelah (Yesh Atid), ou de Tzachi Hanegbi (Likoud), serait nommé le premier.
Apparaissent alors deux autres importants députés du Likoud, Zeev Elkin et Yariv Levin, qui se livrent à un chantage : si Netanyahou ne leur confie pas la direction de la Commission de la Défense et des Affaires étrangères, ils ne soutiendront pas sa coalition précaire. Et le Premier ministre de revenir sur la promesse faite à Yesh Atid. Shelah sort grand perdant de l’affaire, et Lapid garde le silence.
Lapid, avec ou contre Bibi ?
Néanmoins, malgré tous ces mauvais virages initiaux, Lapid est encore en position de faire de grandes choses. Son avenir politique immédiat va se décider avec les deux importantes batailles à venir au sein de la coalition : le budget de la défense et le processus de paix.
Les hauts responsables de la défense affirment manquer d’argent et Tsahal a dû annuler des exercices d’entraînement destinés aux réservistes, dont les vols hebdomadaires de pilotes de l’armée de l’air. Si Lapid n’alloue pas plus de fonds à la défense, Tsahal pourrait bien se retrouver en manque de préparation, affirme l’état-major.
Lapid réplique que l’on peut – et que l’on doit – faire d’importantes coupes sombres dans le budget global de l’état-major, puis allouer l’argent ainsi récupéré aux besoins opérationnels de Tsahal. Car le leader de Yesh Atid doit ménager son électorat : attribuer plus d’argent à la défense, c’est augmenter les impôts et appauvrir les services publics, en particulier la santé, l’éducation et l’aide sociale. Pour rester le champion des classes moyennes, Lapid devra montrer sa capacité à résister aux pressions des hauts dirigeants de la défense.
Autre élément important pour Lapid : sa position dans le processus de paix avec les Palestiniens, sujet qui pourrait bien décider de l’avenir de l’actuelle coalition gouvernementale. Après la rupture des pourparlers en avril dernier, Lapid s’est solidement tenu aux côtés de Netanyahou. pendant des mois, aucune menace de quitter la coalition ne pesait sur le Premier ministre tant que celui-ci n’avait pas adopté une posture de négociation plus dure ou présenté un nouveau plan de paix de son cru. Au contraire, dans un éditorial qu’il signait dans le magazine Time, fin avril, Lapid affirmait que le président palestinien Mahmoud Abbas était le seul responsable de l’échec du processus. N’était-ce pas lui qui, sans crier gare, avait pris l’initiative de former un nouveau gouvernement avec le Hamas, organisation « dont l’objectif déclaré est de détruire Israël et de tuer des Juifs au seul motif qu’ils sont juifs » ? « Notre but était et reste de continuer à discuter jusqu’à l’obtention d’un accord. Mais avant cela, nous devons savoir une chose fondamentale : avec qui parlons-nous exactement ? », écrivait Lapid.
Pourtant, tout récemment, Lapid n’a pas hésité à confronter le Premier ministre. Et menacé de faire tomber la coalition, si le gouvernement ne relançait pas les pourparlers avec les Palestiniens. Une déclaration de guerre à l’attention de Netanyahou.
L’heure approche
La ministre de la Justice Tzipi Livni a jugé bon, le mois dernier, de rencontrer Abbas à Londres : il s’agissait de déterminer si des discussions fructueuses pouvaient reprendre et sous quelles conditions. Et, si cette reprise se révélait impossible, quelles options s’offraient désormais à Israël.
Car pour Jérusalem, l’heure de prendre une décision sur le problème palestinien approche. A droite comme à gauche, on parle de mouvements unilatéraux au cas où l’on ne pourrait plus compter sur un accord négocié : la droite prévoit l’annexion, la gauche le retrait.
La gauche envisage en outre un gel des constructions dans les implantations situées hors des grands blocs, afin de créer une atmosphère plus positive propre à une reprise du dialogue. Dans ce contexte, des rumeurs circulent sur une nouvelle « coalition pour la paix » de centre-gauche réunissant Yesh Atid, les Travaillistes, Hatnoua, Meretz, Kadima et des partis ultraorthodoxes, le tout composant une majorité de 66 sièges à la Knesset. Selon certaines sources, Netanyahou aurait vu la rencontre Livni-Abbas de Londres comme faisant partie d’une cabale de centre-gauche ayant pour but de l’évincer du poste de Premier ministre. D’où, ont affirmé certains, ses menaces d’expulser Livni du gouvernement.
Autre indice, plus significatif encore, Lapid serait intervenu pour empêcher ce limogeage. Si cette dernière information est vraie, cela prouve le pouvoir qu’a ce dernier sur le Premier ministre.
La façon dont il exploitera cet ascendant pour peser sur le budget de la défense et sur le problème palestinien déterminera, à n’en pas douter, si Lapid a ou non l’étoffe d’un leader national.