Les juifs, privilégiés de la société ?

Comment l’instruction a propulsé les juifs vers les professions les plus prestigieuses.

p18 350 (photo credit: Reuters )
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(photo credit: Reuters )

Les jours quiprécèdent le nouvel an juif 5774 ne sont pas seulement propices àl’introspection individuelle ; ils sont aussi l’occasion de poser surnous-mêmes, en tant que nation, un regard scrutateur.

Lorsqu’il a été question de légiférer sur l’incorporation des harédim dansl’armée, une guerre virtuelle des cultures a éclaté entre laïcs etultraorthodoxes. Vitriol, invectives et insultes ont fait irruption de part etd’autre. Le débat relatif au partage de la charge militaire a échauffé lesesprits sans faire avancer les idées. « Parasites ! », criaient les laïcs. «Shmad ! » (persécution religieuse), rétorquaient les religieux.
J’ai découvert le livre The Chosen Few (Les quelques privilégiés), dans lequelMaristella Botticini et Zvi Eckstein retracent l’histoire économique du peuplejuif. Non encore traduit en français, il porte un éclairage intéressant sur ledébat, bien que l’analyse effectuée s’achève en 1492, date de l’exil des juifsd’Espagne. Publié en anglais, puis en hébreu par les Presses de l’université deTel-Aviv, il a remporté aux Etats-Unis le prix national du livre juif 2012.
L’Israélien, l’Européen et l’économiste… 
Botticini enseigne l’économie àl’université Bocconi de Milan, en Italie ; Zvi Eckstein a été adjoint augouverneur de la Banque d’Israël de 2006 à 2011 et pourrait devenir sonprochain gouverneur. Il est actuellement doyen du département d’économie aucentre d’enseignement interdisciplinaire de Herzliya. Le livre qu’ils signentensemble offre une nouvelle perspective sur la façon dont les juifs sontdevenus ce qu’ils sont.
« Pourquoi les juifs forment-ils une population urbaine de commerçants, debanquiers, d’avocats, de médecins et d’universitaires, pourquoi sont-ils lesprivilégiés de la société ? », se demandent les auteurs. « Pourquoi se sont-ilsdispersés dans d’innombrables diasporas au fil de l’histoire du monde, vivanten minorité dans des villes et des villages à travers le globe pendant desmillénaires ? » Nous avons pour la plupart une réponse à donner… « Un Israéliendirait : “Nous avons été persécutés et expulsés de notre pays, puis de beaucoupd’autres… Nous avons été une diaspora pendant près de 2000 ans après ladestruction du Second Temple de Jérusalem” », écrivent-ils.
« L’Européen, lui, expliquerait que, dans l’Europe médiévale, les chrétiensn’avaient pas le droit de pratiquer l’usure, tandis que les juifs étaientexclus des métiers de l’artisanat et des confréries de marchands : les juifsétaient donc devenus prêteurs, banquiers et financiers par la force des choses…D’autre part, les nombreuses persécutions, les expulsions et les massacres ontcontribué à leur dispersion.
« L’économiste, enfin, montrerait que les persécutions régulières dont lesjuifs ont été victimes les ont dissuadés d’investir dans du capital physique…Ils se sont donc rabattus sur le capital humain (l’éducation), qui esttransportable et ne peut être confisqué. » Ces trois points de vue prennent encompte une théorie de l’histoire juive qui a été qualifiée de larmoyante, etqui affirme que les juifs sont ce qu’ils sont parce que les antisémites les onthaïs.
Les juifs, instruits et alphabétisés 
Toutefois, ajoutent Botticini et Eckstein,« aucune de ces trois théories classiques ne suffit. La véritable explicationest ailleurs… La destruction du Second Temple, en l’an 70, a transformé lejudaïsme, faisant de ce culte fondé sur les sacrifices rituels une religion quiexige de chaque juif qu’il lise et étudie la Torah en hébreu et qu’il envoieses fils à l’école et à la synagogue pour qu’il fasse de même.
Dès lors, la force unificatrice du Temple a été remplacée par celle de laTorah. Chaque juif devait être instruit et connaître la Torah. En conséquence,les juifs étaient alphabétisés quand les autres ne l’étaient pas. Cela leur adonné un avantage certain dans l’économie commerciale, les techniques, lecommerce, l’usure, la banque, la finance et la médecine. En outre, certains sesont dispersés volontairement en vue de trouver des opportunitésprofessionnelles aux quatre coins du monde. » J’ai interviewé Botticini etEckstein pour tenter de les faire aller plus loin encore dans leur postulaticonoclaste.
Est-ce vraiment l’instruction des juifs qui a créé ces privilégiés de lasociété ? N’est-ce pas plutôt le vaste réseau qu’ils forment à travers le mondequi leur a permis de bâtir leur richesse sur la banque ?
 « C’est parce qu’onest instruit que l’on a la capacité de créer des réseaux. Une fois quel’éducation est là, on choisit des métiers dans lesquels elle sera utile, commele commerce et la finance. Puis on devient mobile, on se déplace pour pouvoirgagner sa vie. En bougeant ainsi, et parce qu’on est instruit, on commence à développerdes réseaux. Comme les enfants et les adultes juifs ont appris à lire la Torahen hébreu, ils sont aussi capables de lire d’autres textes, comme des lettresou des contrats. Ainsi, l’éducation religieuse leur permet-elle d’acquérir uneinstruction plus générale.
« Durant la période que nous avons étudiée, de l’an 70 à 1492, les juifs ontappris de nombreuses langues locales : l’araméen, le grec, le latin, l’arabe,l’espagnol et l’allemand. Leur éducation et leur capacité d’apprentissage lesont poussés à se déplacer… puis, par la force des choses, à créer des relationsavec les juifs d’autres lieux… ce qui est très précieux lorsqu’on fait ducommerce ou de la finance. » 
La confiance, force de loi 
Un élémentsupplémentaire a donné toute sa valeur à ce réseau juif : l’éthique, liée àl’étude de la Torah. Les gens se fiaient aux juifs, ils leur confiaient leurargent parce qu’ils les savaient honnêtes, ancrés dans un code de lois trèsfort.
Cet élément reprend tout son sens de nos jours, dans ce monde post-crise, où lecommun des mortels a perdu sa confiance dans les banques, où les établissementsbancaires ne se fient plus aux autres établissements bancaires et où lescitoyens n’ont plus confiance en leur gouvernement, qui se sert de l’argent ducontribuable pour soutenir les banques et les grosses fortunes. N’est-ce pas laconfiance, plutôt que le capital, qui a toujours importé pour la financemondiale, hier comme aujourd’hui ? 
« Il y a de nombreux siècles, en effet, lesjuifs possédaient toute une série d’institutions destinées à faire appliquerles contrats : un code de lois écrites, le Talmud, des tribunaux rabbiniques,une responsa rabbinique écrite qui aidait à régler les controverses juridiquesque le Talmud n’avait pas prévues… Or les valeurs, l’éthique et les codes delois constituaient des piliers importants du fonctionnement des marchés.Peut-être faut-il blâmer les économistes et les historiens de l’économie den’avoir pas transmis ce message au grand public avec suffisamment de force et declarté. » 
Je travaille au Technion, institut israélien de technologie, qui aété fondé en 1912 par Martin Buber et Chaïm Weizman, parce que les juifsn’avaient pas accès à l’enseignement des techniques en Russie. Cela ne va-t-ilpas dans le sens de la « théorie de la persécution » ? 
« Nous ne nions pas lesnombreuses exclusions, les interdits et les persécutions dont ont été victimesles juifs tout au long de leur histoire. Certaines restrictions leur ont eneffet été imposées dans notre époque moderne, mais pas durant la période quenous avons étudiée, qui s’étend de 70 à 1492. Dès lors, ces restrictions nepeuvent expliquer pourquoi les juifs ont délaissé l’agriculture pour luipréférer le commerce, la finance, la médecine, etc. Il est évident qu’un ou plusieursautres facteurs sont intervenus. » 
Cette question des « privilégiés de lasociété » peut éclairer le débat houleux qui entoure l’enrôlement des Harédimdans l’armée. A l’appui de cette opinion, je vous rapporterai ici deuxexpériences personnelles.
L’énorme gâchis des cerveaux des Harédim 
Il y a de nombreuses années, alors quej’étais nouvel immigrant et que je travaillais comme maître de conférences àl’université de Tel-Aviv, j’ai reçu dans mon bureau la visite d’un jeune harédidu nom de Dov. Ce dernier, qui étudiait jour et nuit dans une yeshiva d’élite,prenait en outre, par intérêt personnel, des cours par correspondance en vue dedécrocher une licence d’économie d’une université britannique. Il était venu medemander une explication sur une théorie économique.
Ses rabbins, bien sûr, ignoraient tout de sa démarche : ces études qu’ilfaisait étaient du bitoul Torah (il gâchait un temps qu’il aurait pu consacrerà la Torah). Le cours par correspondance qu’il suivait était difficile, maisDov y consacrait tout son temps libre et il maîtrisait son sujet. Pour lui,l’économie était un jeu d’enfant, comparée aux complexités du Talmud. Depuiscette rencontre, je ne peux m’empêcher de regretter l’énorme gâchis de cerveauxchez ces Harédim qui ne s’intéressent à rien d’autre qu’à la Torah et auTalmud. Tout au long de l’histoire, les juifs ont certes étudié la Torah, maisils avaient aussi un métier. C’est d’ailleurs encore le cas en diaspora. Alorspourquoi pas en Israël, où le chemin qui mène à une profession et à un travailproductif réclame un passage par le service militaire, ou par une forme ou uneautre de service civil ?
Ma seconde anecdote, qui date d’il y a deux ans,concerne un certain Aharon, que j’ai interviewé alors qu’il terminait une licenced’ingénierie civile au Technion. Né à Bné Brak dans une famille ultraorthodoxede 12 enfants, il avait fréquenté une yeshiva, où l’on ne lui enseignait ni lesmathématiques ni les sciences et où il étudiait 11 heures par jour. A l’âge de25 ans, marié avec deux enfants et un troisième en route, il avait quitté cetteyeshiva pour suivre un cours de préparation au Technion.
La première fois que le professeur avait écrit une équation au tableau, il luiavait demandé : « Qu’est-ce que c’est, ce signe avec les deux lignes ? »C’était un x ! Aharon a vite compris qu’il devait aborder les mathématiques dela même façon que le Talmud. Et c’est ce qu’il a fait avec succès.
Tout en suivant ses cours, Aharon travaillait dans une hevra kadisha (sociétéde pompes funèbres) pour nourrir sa famille. Il envisage aujourd’hui d’entamerun deuxième cycle universitaire.
Différences de trajectoires 
Les Harédim ont raison. Si nous, les juifs, sommesce que nous sommes, c’est parce que nous avons étudié la Torah et le Talmud,comme le montre le livre The Chosen Few. Il s’agit là d’une valeur fondamentalequi ne doit être ni sous-estimée ni négligée. Continuons à la valoriser et à larenforcer.
Parallèlement, les Israéliens laïcs ont tout aussi raison. A aucun moment del’histoire juive, on n’a vu l’ensemble des pratiquants rester assis toute lajournée à étudier la Torah. Seule une infime poignée y a consacré sa vieentière. Décidons donc de sélectionner cette poignée d’érudits avec le mêmesoin que nous mettons à nommer nos professeurs de philosophie ou delittérature. Mais que tous les autres, sans renoncer à l’étude religieuse,travaillent de façon productive et défendent leur famille et leur pays.
Votre prochain livre, qui sera une suite du premier, s’appellera The Chosen Many.De quoi parlera-t-il ? « Il s’attachera à expliquer les différences detrajectoires entre Ashkénazes et Séfarades après l’expulsion des juifsd’Espagne, en 1492-97. En 1492, il y avait dans le monde environ 500 000Ashkénazes et 500 000 Séfarades. 450 ans plus tard, il y a 14,3 millionsd’Ashkénazes et seulement 2,2 millions de Séfarades.
Pourquoi ? Pourquoi n’y a-t-il presque pas eu de migrations de juifs duMoyen-Orient et d’Afrique du Nord vers les Etats-Unis, le Canada ou l’Amériquedu Sud ? Pourquoi l’émigration juive d’Europe centrale et d’Europe orientales’est-elle accélérée à la fin du XIXe siècle, et pas plus tôt ? Pourquoi lesjuifs ont-ils joué un rôle clé dans le commerce et la finance dès le XVIIe etjusqu’au XIXe siècle, mais n’ont-ils que très modestement contribué à laRévolution scientifique et à la Révolution industrielle ? Voilà des questionsfascinantes auxquelles nous espérons trouver les réponses avec The Chosen Many».
Histoires de famille 
Je prends mon courage à deux mains pour poser à Maristellaune question qui me brûle les lèvres : « Etes-vous juive ? » « Non, mais troischoses m’ont rapprochée du judaïsme, du peuple juif et d’Israël. D’abord, quandj’avais six ans, mes parents, qui étaient de simples ouvriers tous les deux,m’ont offert une encyclopédie illustrée pour enfants. Grâce à elle, j’ai apprisqu’il existait beaucoup de choses au-delà des limites de la petite ville oùnous habitions, j’ai lu des histoires de gens qui avaient vécu plusieurssiècles avant moi. C’est l’une des nombreuses raisons qui a fait naître monadmiration pour les juifs : savoir qu’il y a deux mille ans, ce peupleencourageait déjà l’apprentissage et l’étude pour tous.
La deuxième chose, c’est mon nom : Maristella est l’équivalent italien du latinStella Maris (étoile de mer), un prénom très répandu chez les femmes juivesitaliennes au Moyen Age. Qui sait, j’ai peut-être, parmi mes ancêtres, unearrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère qui s’appelait Stella ?Troisièmement, j’ai croisé presque par hasard le chemin des juifs et del’histoire juive lorsque j’étais en troisième cycle à l’université de Boston.J’ai ainsi rencontré Zvika (Eckstein) et nous avons commencé à parler de larecherche, et là, c’était parti ! Zvika est un chercheur hors pair et unmerveilleux coauteur. Nos deux familles sont en outre liées par une véritableamitié. » Botticini et Eckstein me soumettent alors un problème inquiétant : «Aux Etats-Unis, 80 % des juifs possèdent un diplôme universitaire. En Israël,ils ne sont même pas 40 % à avoir suivi des études supérieures. Ce fossépeut-il persister ? Et notre théorie tient-elle la route face au succèsexceptionnel que rencontre le high-tech israélien ? » 
J’ai repensé à l’histoirede ma propre famille. Certes mes grands-parents et mes parents ont fui lespogroms et la pauvreté. Mais ils sont allés au Canada, parce que le Canadaavait besoin d’eux, de leur énergie, de leur honnêteté, de leur zèle au travailet de leurs hautes aspirations. Quant à moi, j’ai été attiré par Israël enpartie parce qu’en 1967, Israël avait besoin d’économistes pour enseigner dansla toute nouvelle université de Tel-Aviv. C’était un peu pour cette raison,d’ailleurs, que j’avais choisi l’économie, après une conversation avec le pèrefondateur de l’économie israélienne, Don Patinkin. Alors serais-je, tout commemes ancêtres, un argument à l’appui des théories de The Chosen Few?