Nouvelle: le professeur Zalman et son chien

A l’âge de soixante ans, le professeur Zalman, qui n’avait jamais eu d’animaux, se prit d’affection pour un chien

Le professeur Zalman et son chien (photo credit: Wikimedia Commons)
Le professeur Zalman et son chien
(photo credit: Wikimedia Commons)

Mais avant de raconter cela, il nous faut dire qui était Zalman. Professeur de littérature comparée à  l’université de Jérusalem, il avait consacré sa thèse de doctorat au Chien Balaq, œuvre de notre  grand écrivain national, S.J. Agnon. Ses collègues le titillaient souvent en lui rappelant qu’il avait fait  carrière grâce à un chien, alors qu’il n’avait jamais caressé le moindre animal à poil de sa vie. Ce à  quoi il répondait invariablement que le grand écrivain non plus n’avait jamais eu de chien, ce qui ne  l’avait pas empêché d’écrire certaines des plus belles pages de la littérature hébraïque moderne,  racontées par le « meilleur ami de l’Homme… »

Tout avait changé après la disparition de sa femme, emportée par la maladie à l’âge de cinquante- neuf ans. Après la fin de l’année de deuil, le professeur Zalman avait voulu tromper sa solitude en  voyageant dans le pays et à l’étranger, se rendant dans toutes sortes de colloques d’études juives et  de lettres hébraïques, qui l’ennuyaient autrefois, mais où il cherchait à présent à se divertir. Peine  perdue : il n’aimait pas voyager seul et la compagnie de ses collègues ne lui était pas agréable.
Un soir, en revenant de la faculté, il aperçut à la lueur d’un réverbère une forme qui remuait dans un  carton, déposé devant la porte de son immeuble. Se baissant, il vit que c’était un chiot, âgé d’à  peine quelques jours, qu’on avait abandonné avant même qu’il fût sevré. Pris de compassion, le  professeur Zalman l’accueillit chez lui et le nourrit au biberon, retrouvant des gestes anciens qu’il  avait oubliés, son fils unique ayant atteint depuis longtemps l’âge adulte. Au début, la présence du  chien lui fut agréable, car il passait la plupart du temps à dormir, et il ne le dérangeait guère dans  son travail.
Lorsque l’animal grandit toutefois, il devint plus exigent et Zalman se prit à regretter de l’avoir  accepté chez lui, car il mordillait tous les livres de sa bibliothèque et faisait régulièrement ses  besoins au milieu du salon. Quand il le sortait, tôt le matin, il rencontrait d’autres propriétaires de  chiens, et il fit ainsi la connaissance de toute une société qu’il ignorait jusque-là totalement, son  univers s’étant longtemps limité aux professeurs et aux étudiants en lettres de l’université.
Alors qu’il était jadis toujours pressé de rentrer chez lui, saluant distraitement les voisins d’immeuble  et les rares connaissances du quartier de Rehavia où il habitait pourtant depuis presque trente ans, il  prenait maintenant plaisir à bavarder avec chaque personne qu’il croisait sur son chemin, la  présence du chien étant un prétexte naturel pour entamer une conversation. L’arrivée du chien avait  bouleversé son existence. Mieux encore : elle avait modifié sa manière de voir le monde qui  l’entourait. Jadis, au début de son mariage et de leur installation dans le quartier, il appréciait tout  particulièrement la compagnie des professeurs et des avocats, à l’apparence austère, qui habitaient  à Rehavia.
La population de ce quartier bourgeois de Jérusalem n’avait guère évolué depuis les  années 1930, époque de la grande vague d’émigration des « Yekkes ». Ces Juifs allemands ayant fui  le nazisme, qui s’étaient installés dans le pays à contre cœur, n’ayant jamais été sionistes, et avaient  largement contribué à la création de l’université de Jérusalem jusqu’aux années 1970. Dans les  années 1980 toutefois, la population du quartier avait commencé à se modifier radicalement, les  vieilles familles juives allemandes étant peu à peu remplacées par une population plus jeune,  composée de Juifs américains ou français, plus religieux et moins intéressants à fréquenter, de l’avis  de Zalman, qui était un Juif cultivé et libre penseur.
Avec l’arrivée du chien, son point de vue changea du tout au tout : la conversation des collègues  d’université lui pesait ; il n’avait pas le temps de disserter sur tel ou tel sujet littéraire, comme il le  faisait autrefois, le chien tirant sur la laisse, attiré par un congénère ou par l’odeur d’un os de poulet  abandonné par quelque chat de gouttière… Il préférait désormais la conversation plus brève et futile  des maîtres de chiens, qui partageaient les mêmes centres d’intérêt que lui. Le monde, qui s’était  autrefois partagé à ses yeux entre les amateurs de littérature et les autres, était désormais réparti  différemment : il y avait les amis de la race canine et les autres !
Le professeur Zalman, qui avait si souvent pesté contre les gens ignares, dont la culture littéraire se  limitait aux deux ou trois classiques qu’ils avaient étudiés au lycée (à l’époque où l’on étudiait encore  les classiques), se prenait maintenant à discuter longuement avec les propriétaires de chiens de son  quartier, comparant les prouesses de leur animal respectif et évoquant les avantages des diverses  marques d’aliments pour chiens. Chaque fois qu’il rencontrait le propriétaire d’un autre chien,  chacun s’enquérait de la santé de l’animal de l’autre, l’appelant par son nom.
Bien souvent, Zalman connaissait les noms des chiens, alors qu’il ignorait ceux de leurs maîtres :  « Votre Beethoven est toujours aussi sauvage ! » – « Et votre Cookie, quand donc deviendra-t-elle  sage ? ». Ces bribes de conversations donnaient à Zalman la sensation de faire partie d’une grande  famille, dont les membres se reconnaissaient et partageaient les mêmes soucis pour leur animal,  préoccupations sans doute futiles aux yeux des étrangers, mais essentielles en réalité, car le fait de  nourrir un animal n’était-il pas une marque d’humanité ?
Zalman avait fini par comprendre que la chaleur que beaucoup de gens trouvaient chez un chien  n’était pas une marque de manque d’intérêt pour les Hommes. Bien au contraire, elle attestait d’un  sentiment de compassion élémentaire, auquel les chiens répondaient par leur amour fidèle et sans  limite pour leur maître. La compagnie d’un animal domestique, qu’il considérait autrefois comme un  vestige des sociétés primitives, lui apparaissait désormais sous un jour différent : celui d’une forme  de consolation pour l’Humanité souffrante, en quête perpétuelle d’amour et de rédemption. 
Itzhak Lurçat vient de publier Jour de Sharav à Jérusalem, aux éditions L’Eléphant, Jérusalem.