Un délicat exercice d’équilibriste

Mère de famille, écrivain à succès et journaliste féministe, Lihi Lapid tient aussi, désormais, le rôle d’épouse du ministre des Finances.

P18 JFR 370 (photo credit: Moshe Shai)
P18 JFR 370
(photo credit: Moshe Shai)

En Israël, lesépouses d’hommes politiques vivent souvent dans l’ombre de leur partenaire. Onne les voit guère en public et elles font rarement parler d’elles. Lihi Lapid,elle, est différente. A 45 ans, la femme du ministre des Finances Yaïr Lapids’est déjà fait connaître pour elle-même : elle est l’une des féministesles plus en vue du pays, a écrit deux romans à succès, un célèbre livre pourenfants et un manuel de recettes de cuisine très populaire. Journaliste, elletient en outre une rubrique pour les femmes dans un grand quotidien.

Outre toutes cesactivités, Lihi Yaïr a une autre casquette : celle de mère de famille.Après la naissance de ses deux enfants, elle a vite dû renoncer à sa carrièrede photographe de presse. « A ce moment-là », se souvient-elle,« j’ai compris que la profession que j’avais choisie m’aurait interditd’être aussi femme et mère ».

Aujourd’hui, sesenfants, Lior et Yaël, ont respectivement 18 et 17 ans. Yaël est autiste. Si cehandicap n’est pas une mince charge à porter pour les Lapid, Lihi insistetoutefois : « Je ne me présente jamais en disant que j’ai une filleautiste. Je dis que j’ai deux enfants, Lior et Yaël, et qu’en plus d’être mère,je suis aussi beaucoup d’autres choses, comme écrivain et féministe. »

Nous nousrencontrons fin septembre dans la modeste maison que les Lapid ont acheté il ya dix ans dans la banlieue nord de Tel-Aviv. Les enfants sont en classe, Yaïr àBudapest. Nous nous installons sous le porche, qui donne sur un terrain où unevoie rapide doit être construite. Un projet déjà annoncé au moment où les Lapidont acheté la maison et qui leur a permis de bénéficier d’un prix intéressant.Aujourd’hui, la route n’est toujours pas construite. « Nous profitons detous les instants en attendant », affirme Lihi, vêtue d’un tee-shirt bleuet d’un pantalon moulant noir.

Une fille dudésert

Les ancêtres deLihi ont quitté la Russie pour la Palestine il y a dix générations. Sonarrière-grand-père, Itzhak David Malka, supervisait la construction des maisonsde Mazkeret Moshé, l’un des premiers quartiers juifs construit hors desmurailles de Jérusalem. Un autre de ses ancêtres, Moshé Avigdor Amiel, devenaitGrand Rabbin de Tel-Aviv en 1946.

Lihi, elle, estnée à Ramat Gan en 1968. Un an plus tard, ses parents, Rafi et Talma Mann,s’installent à Arad, la toute nouvelle ville construite dans le désert, pourfuir des difficultés économiques. Ils y resteront dix ans. Lihi adore cetteville dans laquelle elle a grandi. « Je suis une fille du désert »,affirme-t-elle aujourd’hui en riant.

Rafi fabrique desmosaïques. Après son service militaire, Talma donne naissance à un fils, David,aujourd’hui âgé de 47 ans. Lihi a aussi une sœur, Ilill Keren, 36 ans, quihabite tout près de chez elle.

Après Arad, lafamille renoue avec le centre du pays et s’installe à Ramat Hasharon. Lihifréquente le lycée artistique Thelma Yellin, à Guivataïm, où elle étudie ledessin avant la photographie. « On aurait dit l’école de la série téléFame », affirme-t-elle. « C’était le paradis ».

En 1986, ellecommence son service militaire en tant que photographe pour l’hebdomadaire deTsahal, Bamakhané (Dans le camp). Se faire engager là n’est pas facile. Seuleune femme photographe l’a précédée. Quand l’officier qui l’interroge luidemande si elle sera capable de porter un sac de 20 kg bourré de matérielphoto, elle répond : « Posez-vous cette question auxgarçons ? » Non, répond l’officier. Elle prend alors son courage àdeux mains pour déclarer : « Dans ce cas, je n’y répondraipas. »

Elle est acceptéemalgré tout.

Plus tard, elleaidera cet officier à devenir responsable de la photographie au quotidienMaariv.

Ils se marièrent eteurent… 2 enfants

Durant sonservice militaire, elle rêve de tout photographier de la vie des soldats. Illui est malheureusement impossible de travailler au Liban, où Tsahal stationnedepuis 1982, car les femmes ne sont pas autorisées à entrer dans le pays.

En 1988, elleentre à l’école de photographie Camera Obscura de Tel-Aviv. La même année, elleobtient un poste dans l’édition du week-end du journal Maariv.

Un soir, ellepart en reportage photographier les lumières de la nuit à Tel-Aviv avec unreporter du Maariv qui effectue sa période de réserve pour Bamakhané. Enapprenant qu’ils vont travailler ensemble, plusieurs amis leur ont prédit quecela finirait par un mariage. Ils ne se trompaient pas : c’est tout desuite le coup de foudre. Deux ans et demi plus tard, en décembre 1990, elleépouse le reporter, Yaïr Lapid. En 1992, elle s’inscrit en littérature àl’université de Tel-Aviv, mais n’ira pas jusqu’au diplôme.

En 1994, LihiLapid est envoyée par Maariv au Rwanda. Elle doit accompagner une missionhumanitaire de Tsahal dans ce pays en proie à une guerre civile génocidaire, aucours de laquelle un demi-million de personnes, soit 20 % de lapopulation, seront massacrées.

L’expérience latraumatise. « Ces 10 jours de reportage ont changé ma vie »,raconte-t-elle.

De retour enIsraël, elle est choquée de voir que les drames du Rwanda laissent ses amisindifférents. « Ils disaient que c’était déjà de l’histoire ancienne. Toutle monde s’en fichait », soupire-t-elle.

Elle continueensuite à photographier, mais songe déjà à quitter la profession.« J’avais envie de devenir mère », explique-t-elle. Elle a alors 27ans. Lior naît en 1995, Yaël un an plus tard. Quand celle-ci atteint l’âge de15 mois, les Lapid comprennent qu’elle souffre d’un retard dedéveloppement ; l’enfant est alors diagnostiquée autiste. Le fossé entreelle et les autres enfants va aller en grandissant.

Mère et féministeavant tout

Malgré sa passionpour sa carrière, Lihi doit affronter la difficile réalité des mères quitravaillent. Son métier de photographe l’oblige à se rendre disponible à toutmoment pour sillonner les rues de Tel-Aviv en moto. Elle constate à ses dépensque personne ne veut d’un photographe de presse qui n’est pas sur le pied deguerre 24 heures sur 24. Impossible pour elle de dire : « Oh,désolée, je suis en train d’allaiter… »

Bientôt, sontéléphone cesse de sonner.

Ses instinctsféministes se réveillent alors. La voilà qui se lance dans l’écriture d’unroman sur quatre femmes qui partagent pendant trois jours une chambre d’hôpitalaprès leur accouchement. Elle a deux très petits enfants à la maison ettravaille toujours comme photographe pour Maariv. Autant dire que le temps lui manquepour écrire, mais elle persévère. En 2001, son livre Secrets de l’intérieur,paraît en hébreu et remporte aussitôt un franc succès.

Deux ans plustard, elle se voit confier la rubrique Femmes du quotidien Yediot Aharonot. En2008, elle publie son deuxième roman, Femme vaillante, qui restera lebest-seller n° 1 du pays pendant 17 semaines. Elle y relate sa difficultéà renoncer à croire qu’elle pourrait guérir Yaël de son autisme. « Parcequ’on ne peut pas tout contrôler, de toute façon », écrit-elle. « Jene pourrai pas sauver ma fille, même si je lui consacre tout mon temps, toutemon énergie, tout moi. Parce qu’il y a des fois où l’on ne peut pas sauverquelqu’un… Je dois penser que l’ici et maintenant est important aussi, et qu’ilfaut que j’en profite. » Son livre vient d’être traduit en anglais et sortce mois-ci aux Etats-Unis sous le titre Woman of Valor.

Lihi a publié en2006 Le souffle magique, un ouvrage pour enfants désormais célèbre en Israël.Un an plus tard, ce sont Les recettes préférées de Lihi Lapid, compilation derecettes publiées au fil des semaines dans sa rubrique de Yediot Aharonot.

Pour Lihi, uneféministe est définie par le fait qu’elle travaille à l’extérieur. « Toutefemme active est une féministe », affirme-t-elle, « qu’elle leveuille ou non ». Elle souhaite que chacune puisse avoir le choix :« Nous ne voulons pas d’une situation où, pour être mère, on est obligéede rester chez soi », insiste-t-elle.

Fini le droit àune vie privée

Sa vie va changerdu tout au tout en janvier 2012, quand Yaïr décide de se lancer dans lapolitique. « Je suis avec toi ! » lui répond-elle enl’étreignant. Avec son travail de journaliste de la presse écrite et sonémission de télévision, Yaïr a déjà un nom. « C’est à ce moment-là qu’il aréalisé que les adultes, désormais, c’était nous ! ».

A l’époque, ellene sait pas encore à quel point l’entrée de son mari dans l’arène politique vatransformer sa propre vie.

Le premier chocvient le jour où elle découvre la nouvelle notoriété de son conjoint.« J’étais en train de boire un café en terrasse et j’ai soudain vu saphoto en gros plan, en couverture d’un journal ; j’en ai renversé moncafé ! », raconte-t-elle. « C’était comme si, tout à coup, onavait mis ma vie sur le volume maximum ! » Fini, dès lors, le droit àune vie privée.

La campagneélectorale de Yaïr la propulse sous le feu des projecteurs : « On nepeut pas ne pas répondre quand la presse nous interviewe », fait-elleremarquer. Le fait que les journalistes écoutent avec attention tout ce qu’ellea à dire représente pour elle une valeur ajoutée.

Pour seconcentrer sur la campagne, elle prend 3 mois de congé à son journal. Elle seposte à l’entrée des centres commerciaux avec le tee-shirt de Yesh Atid, leparti politique de Yaïr, et distribue des prospectus tout en répondant auxquestions du public. Elle sent que la formation de son mari va attirer beaucoupplus d’électeurs que ne le prédisent les sondages.

Une existencebien remplie

Le jour duscrutin, elle fait la tournée des bureaux de vote en offrant des sandwiches auxbénévoles. « On a voté pour lui, on a voté pour lui ! » Elleentend cette phrase assez souvent pour en conclure qu’il est en train de sepasser quelque chose de très positif.

Le soir desrésultats, toute la famille proche est réunie chez les Lapid. Quand leprésentateur annonce 19 sièges pour Yesh Atid, un chiffre bien supérieur à cequ’on attendait et qui en fait le 2e parti politique d’Israël, toutel’assemblée manifeste sa joie. Yaïr et Lihi, eux, gardent le silence. Puis Yaïrembrasse sa femme.

Depuis marsdernier, Yaïr est ministre des Finances. « En fait », commente Lihi,« notre vie n’a pas tellement changé. Je ne crois pas avoir été obligée deporter une robe plus d’une fois ! Le seul inconvénient, c’est que je voisYaïr moins souvent. Il rentre tard le soir, très tard… »

Lihi mène uneexistence bien remplie désormais. Elle passe chaque jour de nombreuses heures àécrire. Elle reçoit des lettres de femmes qui lui parlent de leurs problèmes etelle consacre ses après-midi à ses enfants.

Pendant deuxmois, Lihi Lapid va effectuer une tournée aux Etats-Unis pour accompagner lasortie de son livre, Woman of Valor, dans ce pays. C’est la première foisqu’elle est traduite en anglais. « Cela a longtemps été un rêve pourmoi », avoue-t-elle. Il est important, pour elle, de faire entendre, endehors d’Israël, une voix israélienne qui parle d’autre chose que de sécurité.

« C’est unechance de pouvoir raconter à des gens qui n’habitent pas en Israël le combatque nous avons dû mener avec notre enfant handicapée, et de leur dire que nousn’avons pas pour autant cessé d’être un couple qui s’aime. »

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