Une jeune héroïne

En 1942, une jeune assistante sociale ose se plaindre à ses supérieurs de l’épouvantable condition des Juifs, lors de la rafle du Vel d’Hiv. 70 ans plus tard, la France lui décerne enfin la Légion d’honneur

P18 JFR 370 (photo credit: AFP)
P18 JFR 370
(photo credit: AFP)

«Je me suis tue pendant de nombreuses années parce que, quand je racontais ce que j’avais vu, les gens pensaient que j’inventais ou que j’essayais de me rendre intéressante. Quand c’est devenu un sujet d’intérêt national en 2010, les journalistes ne voulaient pas entendre ce que j’avais à dire, car en tant que non-juive, je ne devais pas avoir grand-chose à raconter. »

 

Denise Tavernier a maintenant 94 ans, et a enfin trouvé un public prêt à l’écouter. A 23 ans, elle est une toute jeune assistante sociale en stage à la police de Paris, pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle est présente au stade cycliste couvert de la capitale, le fameux Vélodrome d’Hiver, dans lequel les autorités collabos ont parqué plus de 8 000 Juifs lors de la plus grande rafle antijuive de France.

 

Les 16 et 17 juillet 1942, lors de l’opération cyniquement baptisée Vent printanier, des milliers de policiers français descendent dans les quartiers juifs de Paris. Ils vont arrêter 13 152 Juifs immigrants et réfugiés étrangers de Pologne, de Russie, d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie, à la demande de l’occupant allemand.

 

Les couples sans enfants et les adultes célibataires sont emmenés dans les camps d’internement existants. Mais les familles, soit 1 129 hommes, 2 916 femmes et 4 115 enfants, sont transportées en autobus au stade fort mal équipé du Vel d’Hiv, où ils sont détenus dans des conditions de plus en plus atroces entre quatre et six jours.

 

Honte d’être Français

 

Denise Tavernier est le plus jeune membre d’un service chargé de gérer les besoins des familles des policiers. Infirmière de formation, elle vient de terminer ses études d’assistante sociale et occupe son nouveau poste depuis quatre mois seulement. Son bureau l’a envoyée au Vel d’Hiv parce que la Croix-Rouge s’est plainte de la situation.

 

« Je suis arrivée le deuxième jour et c’était déjà horrible. Plus de 8 000 personnes, dont la moitié d’enfants, y compris de nombreux nouveau-nés, étaient parqués sans la moindre goutte d’eau », se souvient-elle.

 

« Les conditions étaient si abominables que je suis rentrée au siège de la police dans un état second et j’ai tout de suite fait mon rapport au chef de mon département. Elle s’est arrangée pour que je sois reçue presque immédiatement par le premier secrétaire du chef des forces de police. Je lui ai signifié que même les animaux étaient mieux traités que les personnes que j’avais vues. Je lui ai dit que c’était assez pour nous faire avoir honte d’être Français. Cela l’a rendu furieux. Il a déclaré qu’il ne croyait pas un mot de ce que je lui décrivais. Il m’a aussi mis en demeure de ne répéter à personne en dehors de la police ce que je lui avais raconté. »

 

Le haut fonctionnaire rédige tout de même une note officielle qui consigne dûment : « Mlle Tavernier, assistante sociale, rapporte : « les Juifs commencent à réagir. Femmes : crises d’épilepsie, dépression nerveuse, enfants malades, toilettes bouchées… nouilles qui n’arrivent pas, pas d’eau, pas assez de pain, de la soupe servie irrégulièrement, seulement deux médecins présents, il pleut à l’intérieur. »

 

41 ans plus tard, le traqueur de nazis français et historien de l’Holocauste, Serge Klarsfeld, tombe sur la note en explorant les archives de la police et la publie dans Paris-Auschwitz, l’un de ses nombreux livres sur le sort des Juifs français pendant la guerre. Entre 1942 et 1944, quelque 76 000 Juifs, un quart de la population juive de France à l’époque, ont été tués, la plupart d’entre eux gazés après avoir été transportés au camp de concentration nazi d’Auschwitz en Pologne.

 

La Légion d’honneur, 70 ans plus tard

 

« En 2010 », raconte Klarsfeld, « le long-métrage La Rafle, relatant les événements de 1942, est sorti, et ça a été un succès monumental, vu par plus de trois millions de spectateurs en France. Il a remis le sujet sur le tapis pour un examen de conscience et une introspection à l’échelle nationale.

 

Il y a eu des débats à la télévision et à la radio jour après jour, avec quelques-uns des rares survivants qui offraient leur témoignage. »

 

« Un jour, j’ai reçu un coup de fil d’une femme qui s’est identifiée comme Denise Tavernier pour me confier qu’elle était un témoin oculaire de ce qui s’était passé. Je me suis alors souvenu de la note que j’avais trouvée dans les dossiers de police, des années auparavant, et nous nous sommes donné rendez-vous le jour même », poursuit Klarsfeld.

 

Depuis, Tavernier est devenue une personnalité reconnue dont les souvenirs sont recherchés par les historiens et les journalistes. Elle est aussi régulièrement invitée à s’exprimer devant des groupes d’enfants et de jeunes.

 

Klarsfeld l’a également présentée au président français François Hollande. L’été dernier, louant sa conduite, celle d’un fonctionnaire subalterne qui a osé dénoncer les conditions du Vel d’Hiv à ses puissants supérieurs, Hollande l’a faite chevalier de la Légion d’honneur. C’est Klarsfeld qui a épinglé le ruban rouge de la Légion sur le revers de sa veste lors de la cérémonie annuelle marquant l’anniversaire de la rafle de juillet 1942. Une cérémonie s’est déroulée en présence de centaines de membres de l’Association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France (FFDJF), fondée et dirigée par Klarsfeld.

 

Ce dernier, pourtant connu pour sa volonté de fer et ses nerfs d’acier, ayant traqué des criminels nazis jusqu’au fin fond de l’Amérique du Sud, a été submergé par l’émotion et sa voix s’est brisée. Le propre père de Klarsfeld, arrêté en 1943 dans le sud de la France, a été tué à Auschwitz.

 

Tavernier a rappelé lors de la cérémonie que six semaines après la rafle, la quasi-totalité des 13 152 personnes arrêtées les 16 et 17 juillet avaient été remis aux Allemands et déportés à Auschwitz. Quand la guerre a pris fin en mai 1945, seulement 100 adultes en sont revenus. Aucun des 4 115 enfants n’a survécu.

 

« Ce que j’ai fait très simple et je ne pouvais pas faire autrement », déclare-t-elle.

 

« Cela ne m’a pas valu des faveurs »

 

Lors d’un entretien dans le bureau de Klarsfeld, en novembre dernier, Tavernier confie : « Ces événements étaient si forts qu’ils restent gravés dans mon esprit à tel point que j’ai parfois l’impression de les voir se dérouler sous mes yeux comme si je regardais dans un miroir. »

 

Ce qui a impressionné de nombreux historiens est le souvenir long et détaillé des événements de 1942 qu’elle a écrit exactement 10 ans plus tard, à la demande du curé de sa paroisse. Le récit a été ensuite publié dans le bulletin paroissial, mais a reçu peu d’attention au-delà de son église (« Cela ne m’a pas valu les faveurs des autres paroissiens. Beaucoup m’ont boudée par la suite parce qu’ils ont été choqués j’ai raconté des événements dans lesquels les Français avaient le rôle de méchants. »). Tavernier explique que le curé de la paroisse, l’abbé Taupin, avait été dans la Résistance pendant la guerre. Il était l’un des collaborateurs du cardinal Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, qui, suite à la rafle du Vel d’Hiv, a écrit une lettre datée du 23 août 1942, dont il a ordonné la lecture à haute voix dans toutes les églises du sud-ouest de la France, zone placée sous son autorité.

 

« Les Juifs sont des hommes et des femmes. Tout n’est pas permis contre eux. Ils sont membres de la race humaine et comme les autres, ce sont nos frères. Aucun chrétien ne devrait oublier », écrit Saliège, qui a été reconnu en 1969 par Yad Vashem, le mémorial de l’Holocauste à Jérusalem, comme « Juste parmi les Nations ».

 

« Quand le Père Taupin a appris que j’avais été témoin de la rafle, il a insisté pour que j’écrive mon témoignage, en disant : "Si vous ne le faites pas, vous continuerez à l’avoir sur la conscience" », se souvient encore la vielle dame.

 

Dans son compte rendu de 1952, elle écrit : « A l’intérieur du Vel d’Hiv, le bruit était assourdissant, les gens étaient entassés au milieu des nuages de poussière de la piste de course. Certains gisaient sur le sol, d’autres se tenaient debout autour et discutaient à voix basse, avec des petits enfants qui pleuraient et criaient dans leurs bras.

 

« J’étais frappée de stupeur. Du rez-de-chaussée jusqu’en haut des balcons supérieurs, je déambulais complètement perdue, enjambant les corps étendus des personnes âgées et des jeunes qui dormaient malgré le bruit incroyable. Des familles entières étaient là, pères, mères, grands-parents, enfants, tous en attente comme dans une gare, choqués et dans l’incompréhension totale ».

 

Certains pleuraient avec une grande tristesse, d’autres étaient prostrés, immobiles, la tête baissée.

 

« J’ai découvert que la plupart des toilettes étaient fermées, tandis que de longues files d’attente se formaient devant les autres à l’extérieur, qui commençaient à être bouchées et étaient incroyablement sales. Découragée, j’ai demandé à un employé du stade où il y avait de l’eau et il m’a répondu qu’il n’y avait qu’un seul robinet ouvert pour l’ensemble de stade dans une petite cour. Il fallait appeler un plombier pour ouvrir l’eau des toilettes et des salles de bains, a-t-il expliqué. »

 

En conséquence peut-être de la plainte de Tavernier à ses supérieurs, le service d’incendie de la ville a fini par arriver sur les lieux et fourni de l’eau. Les pompiers ont aussi discrètement fait passer de nombreux messages de détenus à leurs familles et amis à l’extérieur. Leur commandant, dont les gestes humains ont été plus tard largement reconnus, était un certain capitaine Pierret. Son fils, Alain, est devenu plus tard diplomate et a été ambassadeur français en Israël de 1986 à 1991. C’est aujourd’hui un ami proche de la communauté juive française.

 

Déporter les enfants « pour des raisons humanitaires »

 

Après s’être plainte à ses supérieurs, Tavernier se rappelle avoir dit à sa mère qu’elle ne voulait pas retourner au Vel d’Hiv le lendemain « parce que j’étais inutile et d’aucune aide pour personne. Mais ma mère m’a répondu : « Retourne là-bas demain parce que, pour les personnes à l’intérieur, tu es comme une bouffée d’air frais. »

 

Dans son compte rendu, elle remarque : « Encore une fois, c’était la poussière, le bruit, l’odeur terrible. Je marchais dans des flaques d’urine, les femmes sans équipement sanitaire adéquat traînaient des taches rougeâtres ou brunâtres derrière elles, les personnes âgées toussaient et crachaient, faisant leurs besoins le long des murs. Et tout cela a duré une longue semaine. »

 

Pour Klarsfeld, « en fait, la police n’était pas prête à faire face à une telle situation. Pour commencer, les policiers avaient très peu de considération pour les besoins des étrangers, qui étaient regardés avec mépris. Mais ils avaient prévu de garder les Juifs au maximum de 24 à 48 heures avant de les expédier dans des camps de détention. A cause de la désorganisation, ils les ont gardés de quatre à six jours et la logistique était abominable.

 

« Les Allemands s’attendaient à ce que la police arrête 20 000 hommes juifs. Un certain nombre de policiers avait clairement averti les Juifs à l’avance de la prochaine rafle et un grand nombre d’entre eux avaient quitté leur domicile pour entrer dans la clandestinité. Personne ne s’attendait à ce que la police arrête les femmes et les enfants – ce qui n’avait pas été le cas auparavant »

 

« Le plus terrible, c’est que les Allemands n’avaient pas donné l’ordre de déporter les enfants. C’est Pierre Laval, le premier ministre du régime de Vichy [exécuté pour collaboration en 1945], qui « pour des raisons humanitaires » – éviter la séparation des enfants de leurs parents – a insisté pour qu’ils les prennent aussi », indique Klarsfeld.

 

« J’étais tellement dégoûtée par ce que j’avais vu que j’ai démissionné de la police moins de deux semaines plus tard », explique Tavernier.

 

Elle est revenue à la fonction publique après la guerre en tant qu’assistante sociale de l’Education nationale, et s’est occupé alors des besoins des élèves. « Mais je n’oublierai jamais les enfants du Vel d’Hiv qui continuaient de jouer aux « gendarmes et aux voleurs » en dépit des circonstances. Six semaines plus tard, ils ont tous été assassinés à Auschwitz » 

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