Une mémoire singulière

En 2005, les Nations unies décidaient d’instituer une Journée nationale de commémoration de la Shoah.Le 27 janvier, date de la libération d’Auschwitz, devenait alors le symbole anniversaire de la barbarie nazie. Si l’Allemagne a su reconnaître ses fautes à l’échelon national, qu’en est-il de son devoir de mémoire sur le plan individuel ?

Une memoire singuliere (photo credit: Photo tiree du documentaire : descendants de nazis)
Une memoire singuliere
(photo credit: Photo tiree du documentaire : descendants de nazis)

Qui savait quoi, au juste, en ces temps de Seconde Guerremondiale, quant au sort réservé aux Juifs par le IIIe Reich ? Aujourd’huiencore, la question fait débat.Mais une chose est sûre : à la libération des camps, le doute n’est pluspermis. En avril 1945, quand les forces alliées débarquent en Allemagne, lemonde est abreuvé d’images d’horreur.Le général Eisenhower décide de tout montrer.Montagnes de cadavres entassés, corps décharnés, baraquements surpeuplés. Et lapresse publie. L’Occident abasourdi découvre alors le crime absolu perpétré parles nazis envers le peuple juif.

Mais très vite, Européens et Soviétiques, en premier lieu, s’emploient àannihiler la composante juive. La d’après-guerre pleure sesmorts et salue ses survivants, indifféremment de leur confession religieuse ouappartenance cultuelle. On rend alors hommage aux “combattants”, non auxvictimes, et dénombre les rescapés - tous confondus – de la machine de guerrenazie. Seule l’Association des anciens déportés juifs commémore ses âmesparties en fumée.
Pendant plus de deux décennies, la volonté d’extermination systématique dupeuple juif est passée sous silence. En , il faut attendre les années1970 pour que l’on commence à parler de Shoah. Grâce à la publication, en 1978,du Mémorial de la déportation des Juifs de France, par Serge et BeateKlarsfeld. Puis les années 1980 apportent leur lot d’oeuvres de références :Shoah, le documentaire de Claude Lanzmann, paru en 1985, La destruction desJuifs d’Europe, de l’historien américain Raul Hilberg, publié en français lamême année - trois ans après sa sortie allemande et 24 ans après la versionoriginale anglaise - et Si c’est un homme de Primo Levi, traduit en français en1987.
Mais la tarde à faire son devoir de mémoire.Apparue dans l’Hexagone au début des années 1990, la notion est relativementrécente. Il s’agit pourtant, selon les psychologues, d’un concept clé dans lareconstruction des nations décimées par le poids des persécutions.L’objectif : reconnaître l’état de victime à une population donnée et sonenvironnement. Une reconnaissance essentielle après les crises. Une sorte decatharsis, ou purification.Non seulement pour aller vers la résilience, mais aussi pour éviter lerenouvellement du dérapage de l’histoire.La reconnaissance officielle du rôle de la dans le génocide juif nesurvient qu’en 1995, le 16 juillet.
Jacques Chirac est alors le premier locataire de l’Elysée à admettre laresponsabilité de l’Etat dans les persécutions antijuives de la période1940-1944. Jusqu’alors, le point de vue gaullien prévalait. Et dédouanait laFrance pour des actes commis sous les ordres du maréchal Pétain, un régime àqui les descendants du grand Charles ont longtemps nié toute légitimité, alorsqu’il avait été investi des pleins pouvoirs par l’Assemblée nationale etreconnu par la communauté internationale jusqu’en 1944.
L’Allemagne sur le point de s’effondrer ?

Outre-Rhin, si le sujet fait encoredébat, la nation a fait publiquement son mea culpa. Depuis une trentained’années, tous les partis politiques allemands, excepté peutêtre la mouvanced’extrême-droite, reconnaissent la responsabilité du IIIe Reich dans les crimesnazis, perpétrés sur ordre de l’Etat allemand, au nom du peuple allemand. Il faut ainsi noter le discours historique du président de la Républiquefédérale d’Allemagne, le 8 mai 1985, un an après sa prise de fonctions. Richardvon Weizsäcker demande alors à la société allemande de perpétuer le souvenirdes crimes du national-socialisme.a intensifié son travail de mémoire collectif par la commémorationd’anniversaires clés : début et fin de la Seconde Guerre mondiale, pogromsantijuifs de 1938, libération d’Auschwitz. Mais si l’Allemagne a fait amende honorable, notamment au niveau de l’Etat, desinstitutions, de l’éducation, cela reste un effort collectif. Contre touteattente, le travail de mémoire sur le plan individuel n’a pas été entrepris,note Michaël Grynszpan. Ce jeune cinéaste franco-israélien a coréalisé undocumentaire avec Maire-Pierre Raimbault, diffusé en septembre dernier surFrance 3, Descendants de nazis : l’héritage infernal. Pendant des mois, il estparti à la rencontre de ces Allemands, certains apparentés avec les plus grandsdignitaires du IIIe Reich, d’autres anonymes, mais tous animés d’une volonté deréparation. Grynszpan s’est employé à filmer ces démarches personnelles, pour le moinsinattendues. Celles d’hommes et femmes allemands, qui ont élu domicile enIsraël, unis leurs destins à des Juifs, ou entrepris des démarches deconversion.

Mais si tous ont pleinement conscience de la gravité des crimes commis par leurnation pendant la guerre, aucun n’assume le rôle direct de leurs ancêtres. Ilsne savent pas, ou plutôt, ne veulent pas savoir, explique le réalisateur.Et Grynszpan d’aller plus loin : “On a coutume d’appeler les famillesd’Allemands de la première génération des familles monoparentales. Car soit lepère était mort à la guerre, soit il ne parlait pas. Conséquence, la deuxièmegénération ne sait rien.”
Si la société allemande expie ses fautes en commun, la population se mure dansle silence quand il s’agit des siens. Pour certains experts, ce mutisme estsuicidaire.
C’est le cas du psychanalyste Israël Feldman, interrogé par Grynszpan. Selonlui, ce trou noir dans lequel s’est réfugié chaque Allemand est lourd deconséquences sur le plan psychologique. A tel point que l’Allemagne serait surle point de s’effondrer.
Accepter le poids de l’hérédité

Le cas le plus troublant du reportage deGrynszpan est sans doute celui de Mathias Göring, petit-neveu du “paladind’Hitler”, et lui aussi en processus de conversion.

Son grand-père n’était autre que le frère de Hermann Göring, numéro 2 du partinazi et initiateur de la Solution finale. Mais quel est le rôle précis de salignée directe ? Quelles exactions ont commis son grand-père et peut-être sonpère ? Devant la caméra de Michaël Grynszpan, Mathias reste vague. Oui, ilsétaient peut-être membres du parti nazi, avance-t-il. Sans conviction.
“Pourtant, toutes les archives sont disponibles et encore en l’état”, s’exclamele réalisateur. “Ceux qui le veulent peuvent tout à fait les consulter.Personnellement, si mon grand-père avait été un assassin, j’aurais aimé lesavoir”, ajoute-t-il.
Aujourd’hui encore, même la quatrième génération semble éviter de se heurter aupoids de l’ascendance.Chaque année, ils sont des dizaines de jeunes Allemands à s’inscrire dans unprogramme de volontariat en Israël. A passer douze mois au service d’institutions de l’Etat juif.
Sorte d’expiation, rachat des fautes des pères ? Attention, le phénomèneexiste, mais il reste marginal, précise Grynszpan, qui a filmé deux jeunes de20 ans pour les besoins de son documentaire, dévoués auprès de rescapés de laShoah. Si l’un déclare qu’il ne “pourra jamais être fier de l’Allemagne”, chezeux aussi, le doute plane quant à l’implication réelle de leurs ancêtres dansla Shoah. Une forme de déni, dénoncé par Götz Aly : Si vous parlez avec des Allemands,tous vont vous dire : “Ce qu’a fait l’Allemagne est abominable, horrible”. Maissi vous leur demandez ce qu’ont fait leurs parents, ils n’en savent jamaisrien. Pour cet historien spécialiste du nazisme, les Allemands ne seconfrontent pas avec leur passé.
A la fin de la guerre, ils étaient pourtant 10 millions à être inscrits auparti nazi. Certes, tous n’ont pas joué un rôle de premier plan dansl’élimination des Juifs, mais ils ont pu piller, dénoncer, torturer, saccager. Si les Juifs s’efforcent de rendre leur identité propre aux victimes de laShoah pour les dégager de l’oubli d’une masse sans nom, les Allemands, eux,semblent rester confinés dans une responsabilité collective, qui les met àl’abri de leur propre hérédité. Mais peut-être que tout n’est pas perdu. Al’heure où les témoins directs sont amenés à disparaître, certains historiensallemands condamnent le mutisme actuel de leur pays, mais d’autres affirmentque le travail de mémoire ne fait que commencer.

Descendants de nazis :l’héritage infernal, de Marie-Pierre Raimbault et Michaël Grynszpan, visiblesur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=GDCcF883_vY