Un Messie ? Sûrement pas !

Analyse des élucubrations d’un agent secret sur fond de prédictions messianiques non avérées d’un grand rabbin meurtri

Messie (photo credit: @DR)
Messie
(photo credit: @DR)

Nul autre que le Messie en personne n’a fait la une de nosjournaux cette semaine, après une longue absence remarquée. “Réjouis-toi”,s’est exclamé l’ancien chef du Shin Bet (Agence israélienne de sécurité) YouvalDiskin, citant Zacharie (9, 9). “Réjouis-toi fort, fille de Sion, voici que tonroi vient à toi”, a lu l’agent secret, bien équipé comme à son habitude, àpartir d’une note tirée de la poche arrière de son jean, “juste et victorieux, humble,monté sur un âne, sur le petit de l’ânesse.”

L’idée derrière la prose biblique : nous prévenir que le duo Netanyahou-Barak,dont les décisions ne sont “basées sur rien d’autre que des intuitionsmessianiques”, doit être stoppé dans sa fougue belligérante contre le programmenucléaire iranien. Et pour piquer les deux hommes plus personnellement - commesi cette paire d’Israéliens désespérément laïcs se prenait pour le Messie enpersonne - Diskin a mentionné leurs demeures, l’un dans une tour de luxe etl’autre dans la chic Césarée, des adresses effectivement impensables pour notrevrai Messie.
En fait, l’agent expert aurait pu pousser son raisonnement plus loin, en citantIsaïe, qui nous assurait que le Messie n’aura pas vraiment de chevelureépaisse, de dentition parfaite, de large sourire ou de silhouette athlétique,des qualités cultivées par nos politiciens modernes pour être mieux vendus àdes masses impressionnables. Le look “serviteur de Dieu” serait bien lecauchemar de tout directeur de campagne ; le Messie aurait l’air si “défiguréau point de n’avoir plus rien d’humain ; son apparence n’était plus celle desfils d’Adam” (52, 14), et sans “beauté ni éclat pour attirer nos regards, nigrâce pour le rendre aimable, méprisé, repoussé des hommes, homme de douleur,expert en maladies, il était comme un objet dont on détourne le visage” (53,2-3).
L’homme dont l’arrivée promet d’être époustouflante sera si modeste que lesgens se demanderont les uns les autres : “Qui a donné foi à l’annonce qui nousa été faite ?”, se référant au chef dont l’autorité proviendra ni de son rangni de son charme, mais bien du “bras de Dieu” (53, 1).
Et comme les grands esprits bibliques se rencontrent, deux jours après latirade de Diskin, Benzion, le père de Netanyahou, quittait ce monde. C’estainsi que m’est revenue à l’esprit sa fascinante biographie : Don IsaacAbravanel : Homme d’Etat et philosophe (édition hébraïque, Schocken, 2005) etsa propre conception du messianisme juif.
La vision d’Abravanel

L’un des deux grands dirigeants juifs d’origine espagnoleà la période de l’expulsion, Abravanel (1437-1508) a sans doute vécu cetteépreuve de façon plus traumatisante que ses 200 000 victimes présumées, en tantque trésorier royal soudain attelé à négocier au nom des Juifs dans un vaineffort de déjouer leur triste sort. Son acolyte Abraham Senor ayant choisi laconversion, Abravanel a donc rejoint la mer avec le reste de ce quireprésentait la plus puissante communauté juive de l’époque.

Abravanel a entrepris le voyage du Juif errant, passant ses 16 dernières annéesdans cinq lieux différents, entre Corfou au sud et Venise au nord, avec, sur salongue route tout le loisir de s’interroger sur les raisons pour lesquelles lesJuifs enduraient tant de souffrance, d’humiliation et de désespoir.
Mais il était devenu incapable d’examiner la situation de son peuple avec lamême sobriété politique dont il faisait preuve en portant conseil aux rois etreines de son ancien pays.
Plutôt que de penser à la manière dont les Juifs pourraient bâtir des armées,gagner du pouvoir, lutter pour sauver leur vie, obtenir des droits et imiter lemode d’action des païens, qu’il a pu observer tout au long de son illustrecarrière politique, Abravanel a cherché dans son traumatisme les empreintesdigitales de Dieu et du Messie.
Sondant les sources bibliques, rabbiniques et mystiques, Abravanel a prédit queRomeconnaîtrait un affrontement majeur avec l’islam, que le christianismes’emparerait à nouveau de Jérusalem, perdue plus de trois siècles plus tôt.
L’assaut démarrerait en Égypte, se poursuivrait sur la Terre d’Israël, unévénement prophétisé par Jérémie (4, 16) : les Notzrim - les “gardiens” pourJérémie, goyim pour nous et Romains pour Abravanel - “arrivent d’un payslointain et poussent les clameurs contre les villes de Juda.”
Après avoir conquis Jérusalem, le christianisme devait en faire son centrespirituel et politique, encore que son règne ne durerait que neuf mois, car lesChrétiens devraient affronter la terrible offensive des Dix Tribus perdues.Comme Netanyahou l’explique (p. 244), Abravanel ressentait un besoinpsychologique d’insérer les Dix Tribus dans son plan messianique, ladisparition du judaïsme espagnol ayant généré l’impression que la nation juiveavait si gravement été diminuée que sa fin était proche, et sa prédiction d’unaffrontement imminent entre Rome et l’islam était en partie inspirée par laperte de Constantinople par le christianisme, alors qu’il était âgé de 16 ans.
De l’optimisme aveugle au pessimisme rationnel

Mais tout rapport entre cetteprédiction et la réalité était au mieux faible ; il ne s’agissait pas d’unprogramme politique, mais d’une fantaisie religieuse, imbibée du contexte deces années spécifiques et basée sur des analyses textuelles complexes. Lesannées 1503-1531, dates annoncées du début et de la fin de la Rédemption desJuifs, se sont écoulées depuis bien longtemps, sans qu’aucune de cesprédictions ne se matérialise.

Le père de Benzion, Nathan Milekovsky, à qui son fils a dédié sa biographie,était un rabbin.
Benzion lui était laïc, et son mentor, Zeev Jabotinsky, était même un militantlaïc.
Si tout le long de son livre Netanyahou traite son héros avec un grand respect,comme tout historien se doit de le faire lorsqu’il analyse l’état d’esprit depersonnalités ayant vécu dans des temps et paramètres reculés, dans lesdernières pages, l’auteur laisse libre cours à ses propres pensées : “Lathéorie messianique d’Abravanel reflète la tragédie des mouvements messianiquesjuifs, et dans une large mesure la tragédie des Juifs au Moyen Age. Ce fut latragédie d’un peuple qui a bâti des tours imaginaires inspirées du monde durêve et non de la réalité.
Le pire aspect de cette tragédie réside dans le fait que, bien que l’âme de lanation flottait entre les nuages dans les cieux, son corps battu a été traîné àterre, saignant d’une centaine de blessures. Le fossé ne pouvait être combléentre l’idéal et la réalité” (p. 268).
Et l’abîme qui ne pouvait être comblé bâillait entre les parfaits extrêmes del’optimisme irrationnel, qui est la marque du messianisme, et du pessimismerationnel, qui dans les dernières générations est devenu le pilier de l’hommed’Etat juif.
C’est ce pessimisme réaliste qui a inspiré la politique et les écrits deBenzion Netanyahou tout au long de ses longues et fructueuses années, et quiinspire aujourd’hui la politique de son fils face à l’Iran. Et qui expliquepeut-être son comportement inquiet, soupçonneux, alarmiste, impatient,simpliste, militant, belliqueux, à la gâchette facile, aventuriste même. Maismessianique, sûrement pas.