Eizenkot, un soldat professionnel

Le chef d’état-major Gadi Eizenkot va devoir faire face aux nouveaux défis posés par un Moyen-Orient en pleine désintégration

Le général Gadi Eizenkot et son prédécesseur Benny Gantz (photo credit: REUTERS)
Le général Gadi Eizenkot et son prédécesseur Benny Gantz
(photo credit: REUTERS)
La mi-février a vu la relève de la garde à la tête de Tsahal. Après 35 ans sous l’uniforme et un mandat de quatre ans comme chef d’état-major, le général Benny Gantz a cédé la place au général Gadi Eizenkot, 21e chef d’état-major de l’armée israélienne.
Avant d’examiner l’héritage du premier et les défis auxquels devra faire face le second, commençons par noter que la direction de Tsahal commence à montrer certains signes de vieillissement. Gantz a pris ses fonctions à l’âge de 51 ans. Eizenkot est aujourd’hui âgé de 54 ans et sera proche de la soixantaine à la fin de son mandat. Un contraste frappant avec les générations précédentes.
Le second chef d’état-major de l’armée israélienne, Yigaël Yadin avait 32 ans lors de son entrée en fonction. Le quatrième, le légendaire Moshé Dayan en avait 39 et le septième, Itzhak Rabin, 42, lorsqu’ils ont respectivement pris la tête de Tsahal.
Mais avec l’augmentation de l’espérance et de la qualité de vie, 60 ans aujourd’hui peuvent correspondre à 50 ou même 40 ans d’hier. D’autant plus que l’âge présente certains avantages : davantage d’expérience, d’expertise et d’aptitudes professionnelles, une éducation et des connaissances plus vastes ainsi qu’un jugement beaucoup plus mesuré.
Mais l’âge a aussi ses limites et ses faiblesses. Car l’armée israélienne reste une organisation jeune de par sa structure et sa nature même. Ses conscrits sont âgés de 18 à 21 ans. Se mêler aux jeunes exige à la fois vitalité et dynamisme, mais aussi originalité de la pensée. Autant de conditions sine qua non dans une une profession où l’usage de la force est au cœur de l’organisation.
Il y a plus de dix ans, quand il était premier ministre, Ehoud Barak, lui aussi ancien chef d’état-major, parlait de la nécessité de révolutionner l’armée pour la transformer en une machine de guerre polyvalente, simple et efficace. Des qualités propres à la jeunesse. Et finalement, c’est le contraire qui s’est produit.
Le fossé des générations entre les jeunes conscrits et officiers subalternes et leurs commandants supérieurs plus âgés est en train de changer le caractère de Tsahal.
Gantz : calme et circonspection
Ce changement s’est fait sentir lors des quatre dernières guerres : la seconde guerre du Liban en 2006 et les trois opérations à Gaza – Plomb durci en 2008-2009, Pilier de défense en 2012 et Bordure protectrice l’été dernier.
Chacune de ces campagnes a vu l’armée israélienne briller par son manque d’imagination, allié à sa réticence à faire appel aux unités des forces spéciales et maximiser sa manœuvrabilité. Au contraire, elle s’est appuyée sur la puissance de feu supérieure de son artillerie et de ses chars et, surtout, sur sa force aérienne ultra-performante. Cette stratégie a suffi à ramener le calme au Nord d’Israël et eu un effet dissuasif sur les terroristes libanais du Hezbollah. Mais dans le Sud, contre le Hamas à Gaza, le succès a été moindre.
Gantz était à la tête de Tsahal lors des deux dernières campagnes de Gaza. C’est un homme modeste, pragmatique et les pieds sur terre. Comme le roi Saül, il a été désigné de façon inattendue, presque par défaut, quand le concurrent précédent a été mis hors course. Une page peu glorieuse dans l’histoire de la direction de Tsahal, lorsque Gabi Ashkenazi, alors chef d’état-major, s’est trouvé mêlé à une sordide affaire de falsification présumée de documents et malversations financières, qui a également éclaboussé le ministre de la Défense de l’époque, Ehoud Barak.
Gantz n’est pas du genre à s’exprimer à tort et à travers. Cela ne l’a pas empêché de déclarer, au début de son mandat, son intention de débarrasser l’armée de l’odeur nauséabonde qui régnait dans le bureau du chef d’état-major. Et il l’a fait. Il a éradiqué des échelons supérieurs de l’armée israélienne les magouilles, manipulations et manœuvres politiques, monnaie courante sous son prédécesseur.
Son calme et sa discrétion l’ont également empêché de révéler le fond de sa pensée et d’afficher ses opinions au grand jour. Un autre chef d’état-major en partance aurait profité de ses interviews d’adieu et autres briefings de presse pour divulguer des informations, ou jeter de l’huile sur le feu d’un débat public explosif. Mais Gantz a refusé de se conformer aux normes de politiciens irascibles – comme le ministre de l’Economie Naftali Bennett ou le ministre des Affaires étrangères Avigdor Liberman – qui, dans leurs démêlés avec le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Moshé Yaalon n’ont pas hésité à critiquer l’armée israélienne pendant l’opération Bordure protectrice.
« Grand bien leur fasse » : telle fut la seule remarque acerbe de Gantz et l’unique flèche décochée à l’égard de ses détracteurs, au sein du cabinet, pendant la guerre, en particulier Bennett, qui a tenté de s’approprier le crédit du succès de Tsahal à démanteler les tunnels du Hamas.
Un avenir incertain
Gantz, qui, par le passé, courait le triathlon et se maintient en forme aujourd’hui grâce à de petits sprints récréatifs et des randonnées, ne se voit pas comme un innovateur, juste comme quelqu’un qui poursuit la voie de ses prédécesseurs. Avant tout, il se considère comme un officier proche de ses hommes.
Il y a près de 50 ans, les blindés adoptaient le mantra selon lequel ce n’est pas la machine qui décroche la victoire, mais l’homme. Sous le mandat de Gantz, en dépit des changements d’organisation et de la révolution technologique, l’armée israélienne est restée complètement dépendante du facteur humain, de la valeur de ses soldats et de ses officiers. Son pouvoir lui vient de ses hommes, pas des machines ou de la technologie. Dans cet esprit, Gantz a lutté (malgré de nombreuses critiques) pour améliorer le salaire des conscrits ordinaires (avec un certain succès) et des militaires de carrière (en vain).
Gantz estime que, durant son mandat, l’armée israélienne a connu des succès opérationnels du côté de la mer Rouge (pour perturber les efforts iraniens de contrebande d’armes par la mer au Hamas à Gaza) et dans les opérations de collecte de renseignements, dont il ne peut, ni ne veut rien dévoiler.
Néanmoins, son attitude dérange un peu lorsqu’il s’agit des échecs survenus au cours de son mandat, en particulier lors du dernier conflit dans la bande de Gaza, pour lequel il refuse de reconnaître toute erreur.
Il estime léguer à son successeur une armée forte, préparée pour les futurs défis en matière de sécurité. Gantz, avec son intégrité et honnêteté habituelles, admet que ces futurs défis sont imprévisibles. Israël ne s’est jamais trouvé dans une situation où l’avenir semblait à ce point incertain.
Le Moyen-Orient, tel que le monde le connaît depuis un siècle, n’est pas seulement en train de changer, mais de se désintégrer.
La Syrie, l’Irak, la Libye et le Yémen sont déjà en pleine déliquescence. Le déclin de l’Egypte, en butte à une crise économique et aux menaces terroristes des groupes djihadistes dans la péninsule du Sinaï et dans le reste du pays, met à mal le régime fragile du président Abdel Fattah al-Sissi. L’ancien chef du département de recherche de renseignement militaire, le général Itaï Brun, identifie la détérioration de cette nouvelle réalité sur le terrain comme une « région en devenir ».
Outre la refonte de Tsahal en une force plus audacieuse et plus souple, la tâche majeure qui attend Eizenkot sera de savoir comment adapter l’armée israélienne à la réalité changeante du Moyen-Orient pour affronter les nouvelles menaces qui pèsent sur Israël.
Amman, le meilleur allié stratégique de Jérusalem
Le long de la frontière Nord, le Hezbollah continue à faire profil bas, près de neuf ans après les lourdes pertes subies pendant la guerre de 2006. Plus à l’Est, Israël n’est plus sous la menace d’armées régulières. Il y a dix ans, les stratèges israéliens parlaient encore de la menace du « Front de l’Est », en référence aux armées irakienne et syrienne. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Divisée, l’armée de Bachar al-Assad s’étiole dans les champs de la mort de sa guerre civile. L’armée irakienne s’est avérée être une parodie après s’être effondrée comme un château de cartes devant les hordes djihadistes de l’Etat islamique.
Le calme règne le long de la frontière israélo-jordanienne. Amman est le meilleur allié stratégique de Jérusalem dans la région. La coopération est forte et a survécu aux bouleversements occasionnels en Judée-Samarie et avec les Palestiniens, liés à l’absence de progrès des négociations de paix et aux tensions sur le mont du Temple. Début février, la Jordanie a renvoyé son ambassadeur à Tel-Aviv, après une absence de trois mois en signe de protestation contre les actions d’Israël dans les territoires.
Dans le Sud, après la dernière série de combats, le Hamas, qui gouverne la bande de Gaza d’une main de fer, est en faillite et doit faire face à la difficile réhabilitation de sa force militaire. Il se retrouve d’autant plus isolé que l’Egypte perçoit le mouvement islamique palestinien comme une entité hostile.
Le gouvernement de Sissi a défini le Hamas comme un « groupe terroriste » et l’accuse de soutenir les groupes affiliés à al-Qaïda et à l’EI, qui sèment la terreur dans le Sinaï et donnent du fil à retordre à l’armée égyptienne.
Dans ce contexte, les liens militaires, le partage de renseignement et la coopération entre Israël et l’Egypte sont sans précédent, meilleurs encore qu’à l’apogée de l’ancien président Hosni Moubarak. Selon les rapports égyptiens, l’aviation israélienne a même participé, à de rares occasions, à des attaques conjointes contre les groupes terroristes dans le Sinaï aux côtés de l’armée égyptienne.
Eizenkot, colombe politique
et faucon sécuritaire ?
Alors qu’Eizenkot prend ses fonctions au 14e étage du quartier général de la Kirya à Tel-Aviv – le « Pentagone » d’Israël – on ne peut s’empêcher de conclure que la position stratégique d’Israël n’a jamais été meilleure. C’est le moment de prendre des risques calculés, de réformer l’armée et d’encourager l’échelon politique à être plus généreux dans ses rapports avec l’Autorité palestinienne.
Comme son prédécesseur, Eizenkot n’est affilié à aucun parti politique. C’est purement un soldat professionnel. Mais comme Gantz, il sait sans doute que parvenir à un accord avec les Palestiniens quel qu’il soit, intérimaire ou définitif, est indispensable. Sans cela, la Judée-Samarie risque tôt ou tard d’exploser. Une fois de plus, Tsahal devra tenter d’écraser la violence comme lors des deux précédentes intifadas dans les années 1980 et 2000.
Eizenkot est également pleinement conscient que le calme aux frontières du pays n’est que temporaire et aléatoire. Ce n’est qu’une question de temps avant que n’éclatent de nouveaux conflits avec le Hezbollah et le Hamas.
Le Hezbollah poursuit sa percée du côté syrien de la frontière, toujours contrôlé par le Front al-Nosra affilié à al-Qaïda, afin d’être en mesure d’attaquer Israël sur deux fronts, le Liban et le Golan, en cas de guerre.
Si la situation économique à Gaza continue d’être désespérée, le danger d’un nouveau cycle de violence avec le Hamas va persister.
Et , bien sûr, il y a l’Iran et sa volonté de se doter d’armes nucléaires, son soutien au Hezbollah et la possibilité de le voir renouer des liens avec le Hamas. Pour Eizenkot, tout comme pour son prédécesseur, l’Iran reste le souci principal.
Au cours de son mandat, l’un de ces deux scénarios risque de se produire : soit l’Iran conclut un accord nucléaire avec les puissances mondiales, et peut-être même un accord global plus large avec les Etats-Unis, soit il va mettre au point des bombes nucléaires.
Bien que les chances soient minces et que ce ne soit pas pour demain, Eizenkot pourrait être le chef d’état-major à envoyer les forces aériennes de Tsahal bombarder l’Iran.
Il est pourtant connu pour sa prudence légendaire et pour ne pas avoir la gâchette facile. Il possède une forte personnalité et ne se plie pas aux caprices des politiciens. Etudiant en histoire, c’est un admirateur des écrits de feu Yehoshafat Harkavi, ancien général et chef du renseignement militaire, devenu professeur et théoricien universitaire, spécialiste des questions stratégiques et nucléaires.
Harkavi était une « colombe » politique et un « faucon » sécuritaire. Il prêchait notamment la recherche et l’amélioration de la paix, des accords entre Israël et ses voisins, mais en même temps préconisait de rester fort et toujours en état d’alerte. Cette thèse guidera probablement le nouveau chef d’état-major.