Une culture de survivants

A l’occasion du 100e anniversaire du génocide arménien, gros plan sur la petite communauté de Jaffa. Moins connue que celle de Jérusalem, elle lutte au jour le jour pour ne pas tomber dans l’oubli

Au monastère Saint-Nicholas (photo credit: DR)
Au monastère Saint-Nicholas
(photo credit: DR)
Tandis qu’ils ont commémoré cette semaine le centenaire du génocide arménien, que leur pays d’adoption n’a toujours pas officiellement reconnu, les Arméniens de Jaffa se retrouvent une fois de plus contraints de lutter pour leur survie. Cette fois cependant, c’est au sein de leur propre communauté que se loge leur pire ennemi.
La majorité de la population israélo-arménienne vit à Jérusalem, dans le quartier arménien de la Vieille Ville. Il existe toutefois une autre communauté arménienne, moins connue, installée au sud de Tel-Aviv. Certes de taille plus modeste, elle demeure néanmoins importante.
Nul ne sait combien la ville de Jaffa compte au juste d’Arméniens. Certains parlent de 40 grandes familles tout au plus, d’autres de milliers d’âmes.
A en croire David Terzibashian, descendant direct des tout premiers Arméniens de Jaffa, il s’agirait de l’une des plus anciennes communautés ethniques d’Israël, et elle est en grande majorité composée de chrétiens orthodoxes.
En 1915, près d’1,5 millions d’Arméniens vivant sur le territoire de l’actuelle république de Turquie ont été exterminés de façon systématique par les Ottomans. Ceux qui ont réussi à échapper au massacre et ont survécu à la déportation ont fui vers les régions limitrophes, notamment vers la Palestine de l’époque. Une terre qu’ils savaient hospitalière, puisque beaucoup d’Arméniens s’étaient déjà installés à Jérusalem avec les Croisés plusieurs siècles auparavant, certains s’y étant même établis dès le premier siècle de notre ère.
La première vague d’immigrants arméniens fuyant la Turquie et le génocide a ainsi été envoyée vers le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Arménie et la Palestine. La plupart sont partis à pied, en larges groupes, et il leur a souvent fallu plusieurs années pour atteindre leur destination. Ceux qui ont voyagé par voie terrestre se sont installés à Jérusalem, ceux arrivés par la mer ont souvent accosté au port de Jaffa. En mettant pied à terre, ils allaient frapper à la porte du monastère Saint-Nicholas, la principale église arménienne de la ville, qui leur offrait alors un abri provisoire.
Sous la domination ottomane, le grand-père de Terzibashian était en charge des autorités portuaires de Jaffa. Lorsque des réfugiés et des orphelins arrivaient au port, il s’occupait de leur procurer un logement. Mais la plupart de ces nouveaux venus ne sont pas restés, car ils ont eu du mal à s’intégrer et à trouver des moyens de subsistance. Ceux qui se sont établis à Jaffa ont pour la plupart fui leurs maisons en 1948, quand la guerre a éclaté, pour aller se réfugier à Jérusalem, dernière à être affectée par les combats.
Portrait d’une communauté
Peu d’Arméniens sont donc restés à Jaffa, mais ils forment à ce jour une communauté solide. Les descendants des survivants du génocide se rendent encore à l’église du monastère Saint-Nicholas chaque samedi matin. Pour eux, deux choses sont essentielles : l’éducation et la tradition.
« Les Arméniens s’en sortent bien où qu’ils se trouvent », affirme Agavne Kirkorian, descendant d’Arméniens de Tel-Aviv. « Ils sont bien éduqués et tiennent à faire des études supérieures. Nous n’aimons pas vivre de charité, nous ne voulons pas dépendre des autres, même ceux d’entre nous qui sont orphelins ou réfugiés. Nous tenons à nous débrouiller seuls. Nous sommes fiers et travailleurs : cela fait partie de l’esprit arménien de rechercher l’excellence. »
Les membres de la petite communauté de Jaffa sont fiers de compter parmi eux quelques médecins et de nombreux avocats, d’autant que les ressortissants les plus hautement qualifiés de la communauté ont quitté la ville depuis longtemps. « Les plus mobiles économiquement sont partis pour l’Europe il y a une dizaine d’années », explique Israël Torossian, 64 ans. « Ici, ils travaillaient, mais ils ne gagnaient pas assez d’argent pour faire vivre leur famille. En Europe, les revenus sont beaucoup plus élevés. Ces départs ont été bénéfiques individuellement pour les familles en question, mais ils ont beaucoup affecté la communauté. »
Il n’est donc resté en majorité que ceux que Torossian appelle des « ouvriers ». Certains sont employés à la municipalité de Tel-Aviv, d’autres sont mécaniciens ou électriciens. Pour eux, la vie est chère dans la Ville blanche, mais ils continuent à penser que l’on y est mieux qu’à Jérusalem, où les emplois sont plus rares et les rémunérations souvent inférieures.
Israël Torossian a travaillé 43 ans comme surveillant de baignade à Jaffa. Les nombreuses distinctions qu’il s’est vu remettre par la municipalité de Tel-Aviv trônent fièrement dans son salon, près des photos de mariage de ses grands-parents. Il sourit en évoquant son travail et les centaines de vies qu’il a sauvées.
Lui qui a toujours vécu à Jaffa n’a qu’une crainte : il redoute de voir la culture arménienne s’éteindre un jour en Israël, en particulier à Tel-Aviv. En tant que président du Homenetmen Club, une organisation arménienne internationale qui regroupe hommes, femmes et enfants, il déplore que, de génération en génération, les membres de la communauté semblent un peu moins concernés par son héritage et son histoire.
Installé dans son salon, il évoque le parcours de sa propre famille. Sa mère est arrivée à Tel-Aviv à l’âge de 8 ans, après l’assassinat de son père en Turquie. Elle est venue à pied, en passant par le Liban. Le père de Torossian a vécu la même tragédie, à quelques détails près. Il a, lui aussi, perdu son père en Turquie et est venu à pied jusqu’à Tel-Aviv. Ses parents se sont ainsi rencontrés en Palestine et se sont mariés dix ans plus tard. Ils ont trouvé du travail et ont fièrement élevé six enfants.
Pour la reconnaissance
Mais tous les Arméniens de Jaffa ne sont pas « ouvriers » ou employés municipaux. Prenez l’exemple des frères Hanawi, propriétaires depuis 20 ans d’une boucherie dans la rue Yefet. La clientèle est très variée et les affaires marchent bien. D’ailleurs, ce n’est pas le seul magasin que leur famille tient à Jaffa.
Leur grand-mère est arrivée en Israël après le génocide, qu’elle appelle « la Shoah », en passant elle aussi par le Liban. La famille est mi-arménienne, mi-arabe chrétienne, ce qui ne l’empêche pas de rester très attachée à l’héritage arménien, puisqu’elle se rend à l’église Saint-Nicholas le samedi et fréquente le centre communautaire.
« Ma mère nous a transmis la langue, elle nous en a abreuvés », raconte Jonathan Hanawi. « En conservant notre parler et notre histoire de génération en génération, nous nous sentons reliés à quelque chose. Il y a deux ans, je suis allé en Arménie et j’ai visité le « Yad Vashem » qu’il y a là-bas [le musée du génocide arménien]. Cela a été pour moi un moment très fort. Le week-end dernier, nous sommes tous allés en famille manifester devant l’ambassade de Turquie, c’était très important pour nous. »
Si Israël n’a pas marqué officiellement le centième anniversaire du début des massacres le 24 avril, plusieurs cérémonies se sont cependant tenues à Jérusalem et une manifestation a été organisée devant l’ambassade de Turquie à Tel-Aviv pour appeler à une reconnaissance internationale du génocide.
La Turquie musulmane a reconnu le fait que de nombreux chrétiens arméniens ont péri dans des combats partisans à partir de 1915, mais elle nie le chiffre d’un million et demi de morts et, surtout, refuse de reconnaître le génocide. Une reconnaissance pour laquelle la communauté arménienne se bat depuis 100 ans.
L’Etat hébreu n’a pas officiellement reconnu le génocide arménien, principalement pour ne pas nuire à ses relations diplomatiques avec la Turquie, et la population du pays en souffre. En préservant leur culture, leur langue et leur héritage, les Arméniens protègent leur peuple dans l’espoir qu’un tel massacre ne viendra plus jamais l’endeuiller.
Le spectre de l’assimilation
Sachant qu’Israël ne reconnaît pas officiellement le génocide, l’histoire arménienne n’est pas enseignée dans les écoles israéliennes. Jusqu’à présent, les enfants arméniens apprenaient la langue au contact de leurs parents et grands-parents. Mais la nouvelle génération considère aujourd’hui l’hébreu comme sa langue maternelle. Les jeunes le parlent à l’extérieur comme à la maison. Une fois par semaine toutefois, après l’école, un cours est organisé à l’église, où un prêtre leur enseigne la langue arménienne.
« Les enfants parlent hébreu à l’école, et ils n’ont pas le réflexe de parler arménien quand ils rentrent chez eux », explique Torossian. « Du coup, leurs parents leur répondent en hébreu, et ce n’est pas bien. De mon temps, nous parlions hébreu à l’école et arménien à la maison. Mon fils, lui, parle arménien, mais pas très bien, et à la prochaine génération, plus personne ne le parlera… »
A Jérusalem, les Arméniens ont leur propre quartier dans la Vieille Ville, avec de nombreuses églises et un grand couvent. Ils ont leurs écoles, plusieurs centres communautaires et une importante population qui s’attache à conserver la tradition et à transmettre la langue. Mais à Jaffa, la situation est plus fragile.
Manuel, le fils d’Israël, a 32 ans et vit lui aussi à Jaffa. Il comprend l’arménien grâce à ses parents, mais ne le parle qu’avec eux. Pour lui, « les Arméniens d’Israël sont perdus… ».
Car il constate chaque jour les changements qui s’infiltrent au sein de la communauté et le désir toujours plus vif de s’assimiler. « Il manque à cette génération des témoins directs du génocide », affirme-t-il. Durant sa jeunesse, lui-même a été bercé par les histoires de fuite et de survie que lui racontait sa mère.
Une autre inquiétude le tourmente : il devient de plus en plus difficile de se marier à l’intérieur de la communauté. « A Jaffa, tous les Arméniens ne forment plus qu’une grande famille », explique-t-il. « Nous avons tous des liens familiaux les uns avec les autres. Et puis, nous rencontrons aujourd’hui un problème : il y a trop de filles et pas assez de garçons. Alors les filles vont épouser des chrétiens en dehors de la communauté. C’est un phénomène nouveau. Ce genre de chose n’était jamais arrivé auparavant. »
Entre souvenir et avenir
Comme tous les samedis matin depuis cent ans, la petite communauté se réunit à Saint-Nicholas, près du port. Mais le nombre des fidèles a bien faibli.
Cette semaine, pour commémorer le centenaire du génocide, le prêtre a organisé une reconstitution historique : vêtus de tenues traditionnelles, tous les membres du clergé ont chanté en arménien pendant l’office. Aux premières heures, seules les personnes âgées ont répondu à l’appel de la prière, mais peu à peu, l’église s’est remplie, et l’on a même pu apercevoir quelques familles avec leurs jeunes enfants.
Après l’office, tous se sont rendus au cimetière arménien, à la limite de Jaffa et Bat-Yam, fleurir les tombes de leurs parents et amis. Mais de nombreuses sépultures sont restées vides, car les descendants de ces disparus ont désormais quitté la ville.
David Hindoyan est le patriarche de l’une des plus grandes familles arméniennes, et aussi l’une des plus traditionalistes de la ville. « Ici, en Israël, nous sommes une minorité parmi les minorités », explique sa femme, Maram Hindoyan. « Quand vous dites à quelqu’un “Je suis arménien”, la langue vient aussitôt après, puis c’est le fait que l’on est chrétien et, enfin, on évoque le génocide. Mais, peu à peu, avec une génération qui s’en va, puis une autre, puis la troisième, on s’éloigne de plus en plus du peuple arménien et de ses traditions. »
Il reste cependant une tradition capable d’unir derrière elle toute la communauté arménienne : la défense de ses droits. Qu’ils soient des survivants ou des immigrants en Terre Sainte, chaque Arménien de Jaffa conserve un lien très fort avec le million et demi d’Arméniens massacrés. Le 24 avril dernier, ils étaient tous réunis devant l’ambassade de Turquie à Tel-Aviv, avec le mince espoir que leur pays d’adoption les aide à obtenir cette reconnaissance internationale à laquelle ils aspirent tant, cent ans après.
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