Gueule de bois messianique

Plusieurs fois menacé depuis la guerre des Six Jours, le consensus national, alimenté par le pragmatisme des Israéliens, l’a toujours emporté

 2005. Militants contre le désengagement  de Gaza (photo credit: REUTERS)
2005. Militants contre le désengagement de Gaza
(photo credit: REUTERS)

«Ne vous battez pas », a enjoint le général de Gaulle, d’un ton autoritaire, à Abba Eban, avant même de lui serrer la main sous les plafonds de l’Elysée. Moins de deux semaines plus tard, Israël ignorait l’injonction du président français à son ministre des Affaires étrangères, et lançait une frappe préventive. Un geste que de Gaulle n’a jamais pardonné à l’Etat juif. Aucun des deux alliés n’a voulu céder : le chef de l’Etat français a refusé d’accepter la perte d’influence de son pays sur Israël, tandis que Jérusalem rejetait l’idée d’être inféodée à une quelconque puissance extérieure. L’Etat juif pouvait se permettre cette témérité, car à l’époque, il possédait une arme précieuse que la guerre allait bientôt lui enlever : celle du consensus national.

Ce dernier se nourrissait de plusieurs paradigmes. Emotionnels, d’abord. Aucun juif israélien ne doutait de la justesse des causes défendues par Tsahal, et du fait que ses ennemis incarnaient le mal. Chaque enfant du pays connaissait le caractère univoque de l’ennemi arabe massé aux frontières, et pour tous, ce qui était en jeu, c’était rien de moins que la survie nationale. Tout cela était clairement exprimé à l’époque, dans l’empressement du public à creuser des tranchées, remplir les sacs de sable et coller de l’adhésif aux fenêtres.
Front commun
L’attitude de de Gaulle a été perçue par le pays comme une trahison. La France avait été jusqu’alors le principal fournisseur d’armes de l’Etat juif, à tel point d’ailleurs que les avions utilisés pour mener la campagne de 1967 ont été les Mirage. Les Israéliens espéraient de Paris qu’il exprime au moins sa réprobation morale face au blocus maritime d’Eilat par l’Egypte, et son éviction des casques bleus de l’ONU postés à Gaza. Au lieu de cela, le pays s’est vu imposer un embargo par le général, et sommé de ne pas se battre. Si une flotte avait entrepris de bloquer le port de Marseille, par exemple, il ne fait aucun doute que l’armée française aurait réagi avec la plus grande vigueur. C’est pourquoi la demande faite à Israël a été considérée comme une démonstration d’hypocrisie, de cynisme et de trahison de la part de Paris. Les juifs, une fois de plus, se sont retrouvés seuls, et ont compris qu’ils devaient agir pour le bien de la nation, indépendamment de ce que leur dictait l’opinion internationale.
Le consensus était également politique. Les dirigeants israéliens se sont inspirés du cabinet britannique en temps de guerre, et ont mis en place ce qui paraissait jusque-là impensable, un gouvernement bicéphale, de gauche et de droite. La nomination de l’éternel leader de l’opposition Menahem Begin comme ministre au sein du gouvernement de Levi Eshkol, reflétait et consolidait ce consensus qui a alimenté la motivation des soldats israéliens sur le terrain. L’élargissement de la coalition a été soumis à l’approbation de la Knesset la nuit où la guerre a éclaté, alors que les obus d’artillerie pleuvaient sur les toits de Jérusalem et que les tirs de mitraillettes résonnaient dans ses rues désertées.
C’est dans ce même contexte que Begin et son rival historique David Ben Gourion, ont été aperçus marchant bras dessus bras dessous dans les couloirs de la Knesset, discutant à voix basse comme de vieux amis. Dix-neuf ans auparavant, alors que l’ancien et le futur Premier ministre se trouvaient dans deux camps opposés, le premier avait ordonné de couler le navire chargé d’armes du second, le fameux Altalena. Cet épisode, qui en 1948 paraissait augurer d’une guerre civile imminente, débouchait finalement sur une idylle nationale. Celle-ci n’allait cependant pas durer.
Deux courants de pensée
Si la conquête de la Vieille Ville a enthousiasmé les Israéliens quels que soient leurs opinions politiques ou leur degré de religiosité, l’ampleur de la victoire et son improbabilité allaient ruiner le consensus grâce auquel elle avait pu se produire.
Dépassé par cette brutale transition entre l’anxiété qui prévalait avant la guerre, jusqu’à l’euphorie qui l’a suivie, Israël n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire des larges territoires qu’il venait de conquérir. « Nous devons dire aux habitants des territoires ces choses claires et simples », a écrit Amos Oz à l’été 1967, alors jeune romancier prometteur de 27 ans. « Nous ne voulons pas de vos terres…
Nous administrerons ces terres jusqu’à la signature d’un accord de paix… Ce sera à vous de choisir. » Oz a été rapidement rejoint par d’autres figures du monde littéraire et académique israélien, dont le philosophe Yeshayahou Leibowitz. A l’opposé de ce spectre, se tenaient le prix Nobel S.Y. Agnon, le poète Nathan Alterman et le romancier Moshe Shamir, qui avaient une opinion bien différente. « Cette victoire ne concerne pas seulement le retour des juifs sur leurs sanctuaires les plus anciens et les plus exaltants, ceux qui se dressent, plus que toute autre chose, dans leur mémoire et dans les profondeurs de leur histoire », a écrit Alterman. « Cette victoire est celle de l’effacement de la différence entre l’Etat d’Israël et la terre d’Israël. » Deux écoles de pensées opposées, les territoires pour la paix et celle du Grand Israël, étaient nées. Elles allaient dominer le discours politique et alimenter les dissensions de la société pendant près d’un demi-siècle.
Initialement, les dirigeants du pays ont semblé naviguer à mi-chemin entre ces deux courants. D’un côté, Israël n’a rien annexé en dehors de Jérusalem et a pris part à l’élaboration de la résolution 242 de l’ONU, qui a transformé l’idée abstraite de territoires pour la paix en action diplomatique.
Dans le même temps, le gouvernement a donné son feu vert à la réstauration du Goush Etzion, un bloc d’implantations au sud de Bethléem conquis par la légion jordanienne en 1948. Des implantations juives ont également commencé à voir le jour sur les hauteurs du Golan et dans la vallée du Jourdain. Le quartier juif de la Vieille Ville de Jérusalem a été repeuplé et de nouveaux quartiers juifs ont fleuri à Jérusalem-Est. Cette entreprise d’implantations faisait alors l’objet d’un plein consensus, parce qu’elle évitait les zones densément peuplées des territoires conquis. C’est la raison pour laquelle le gouvernement travailliste a envoyé des juifs vivre dans le Sinaï, pratiquement inhabité, où il a créé les villes touristiques de Di-Zahav (Dahab), Neviot et Ofira face à l’Arabie saoudite, la communauté oléicole de Shalhevet face à l’Afrique, ou le village de pêcheurs de Nahal Yam sur la Méditerranée. A l’exception du bloc du Goush Etzion et de Hébron, le compromis largement accepté durant la décennie qui a suivi la guerre des Six Jours, était donc qu’Israël évitait de construire des habitations dans les zones à forte population palestinienne, et que, quelle que soit l’étendue de ses implantations, il se retirerait aussitôt de ces territoires en cas d’accord de paix avec ses voisins.
De la théorie à la pratique
En 1977, le débat entre les territoires pour la paix et le Grand Israël est passé de la théorie à la pratique par deux fois : d’abord quand le Parti travailliste a perdu le pouvoir en faveur du Likoud, et ensuite lorsqu’Anouar el-Sadate a atterri dans le pays. L’accord des territoires contre la paix passé avec l’Egypte en 1979, et le peuplement massif de la Judée-Samarie à partir de 1981, ont divisé les politiciens israéliens entre les deux utopies. L’affrontement entre les deux courants de pensée était alors si intense que beaucoup tablaient sur une prochaine scission de la société israélienne.
Ceci était encore plus perceptible au lendemain de la guerre du Liban en 1982 quand les Israéliens, pour la première fois de l’histoire du pays, se tenaient devant les tombes fraîchement creusées de leurs soldats, se rejetant mutuellement la responsabilité des morts.
La scission tant redoutée n’a toutefois pas eu lieu. Par la suite, les électeurs israéliens ont finalement donné l’opportunité à chaque courant de pensée de mettre en œuvre sa plateforme idéologique. Celui du Grand Israël a eu sa chance dans les années 1980, alors que Begin et Sharon – alors ministre de La Défense – ont développé les implantations juives en territoires disputés. Celui des territoires pour la paix a eu la sienne durant la décennie suivante, qui a vu un gouvernement travailliste signer les accords d’Oslo.
Ces deux expériences ont été suivies par les première et seconde Intifada, qui, de façon ironique, ont abouti à la restauration du fameux consensus national. Face à ces flambées de violence, une large partie de la population a d’abord conclu que le courant du Grand Israël avait ignoré la mesure du sentiment nationaliste chez les Palestiniens. Mais après 150 attentats suicides, et des centaines d’attaques à la bombe, à l’arme à feu et à l’arme blanche, la même opinion publique a conclu que le courant de la Terre pour la paix fermait les yeux sur le désintérêt des Palestiniens pour une solution pacifique, et sur leur hostilité endémique vis-à-vis de l’Etat juif. Un nouveau consensus a dès lors émergé pour la première fois depuis 1967 : l’Israélien moyen a compris que les deux écoles de pensée étaient dans l’erreur. La foi dans la vision d’Oslo semblait soudain aussi utopique que la théologie qui avait alimenté l’idée d’un Grand Israël.
Le pragmatisme avant tout
Dès lors, les deux courants ont modéré l’aspect messianique de leurs arguments. Le camp du Grand Israël parle désormais moins des promesses de Dieu au peuple juif que des dangers rationnels posés par les missiles ennemis. Le camp rival, pour sa part, parle moins de paix et plus de la menace démographique arabe dans la préservation du caractère juif de l’Etat.
De ce débat territorial, les Israéliens sont sortis plus pragmatiques et débarrassés de leurs illusions face aux grandes utopies. Ils feraient des concessions pour la paix quand ils auraient trouvé des interlocuteurs valables, et prendraient les armes face à leurs ennemis. Cette position était particulièrement évidente durant la bataille de Djénine au printemps 2002, lorsqu’il s’est trouvé plus de parachutistes réservistes sur le terrain pour affronter les terroristes suicidaires que de conscrits.
A la racine, le consensus a toujours existé. C’est ce qui explique qu’un super-faucon comme Begin ait pu, face à un homme de paix comme Sadate, conclure un traité basé sur la terre pour la paix. C’est aussi ce qui explique qu’en 1967, face à un homme de guerre comme Nasser, un amoureux de la paix comme le Premier ministre Levi Eshkol ait opté pour la guerre. C’est également la même exigence de pragmatisme qui a imposé, il y a dix ans, la barrière contre le terrorisme en Judée-Samarie, en dépit de l’opposition de Shimon Peres et d’Ariel Sharon. Le premier, alors ministre des Affaires étrangères, craignait que ce mur ne compromette sa vision de la paix ; le second, Premier ministre, considérait cette barrière comme incompatible avec la géographie d’un futur Grand Israël.
L’impression qui subsiste en dehors du pays sur le fait que les Israéliens demeurent profondément divisés entre les deux courants de pensée, n’est pas fondée. Certes, la coalition actuelle est dirigée par des partisans du Grand Israël ; cependant, quatre des partis qui la composent – Shas, Koulanou, Israël Beitenou et le Judaïsme unifié de la Torah – ne souscrivent pas à cette idéologie. En outre, les ministres Likoud savent bien que le jour où un Palestinien sincèrement dévoué à la cause de la paix se présentera, la plupart des Israéliens réclameront la signature d’un accord, d’autant plus que l’idée d’évacuation de territoires est devenue une option nettement moins abstraite depuis celle de Gaza en 2005. Meurtri, froissé, le concept du Grand Israël version 2017, n’est plus le concept immaculé qu’il était en 1967.
Le consensus économique
La restauration du consensus israélien apparaît encore plus unique au regard de l’érosion constante des consensus nationaux partout ailleurs en Occident. Tandis que Donald Trump met à mal les piliers du consensus américain – depuis la légitimité des médias jusqu’à l’autorité judiciaire –, l’Europe voit sa cohésion remise en question par la crise des migrants, et ses idéaux bousculés par les nationalismes. Rien de tout cela en Israël.
L’un des aspects les plus éloquents du consensus national est celui qui concerne l’économie du pays. En 1967, Israël était une économie socialiste caractérisée par une large planification étatique et un secteur public dominant, qui couvrait plus des deux tiers de l’activité économique. C’était le consensus de l’époque.
Cependant, après être arrivé au seuil de la banqueroute avec une inflation atteignant 415 %, le pays s’est trouvé divisé entre socialistes et capitalistes. Il semblait alors incapable d’engendrer un nouveau consensus économique, même à l’aune de la faillite. Or, face à l’imminence de la catastrophe – en l’occurrence l’épuisement des réserves de devises étrangères –, les politiques sont parvenus à s’unir pour produire un plan de stabilisation pariant sur le passage à une économie capitaliste. Une transition à ce point drastique qu’au final, la plupart des kibboutzim ont été privatisés.
Les réformateurs de l’économie israélienne ont toutefois pratiquement démantelé son système de santé et de protection sociale, ce qui a mené les Israéliens à investir les rues en 2011, afin de réclamer la baisse du coût des logements, des frais de scolarité et de la nourriture. Le consensus, une fois de plus, paraissait brisé.
En réalité, il ne l’était pas. Comme dans le débat sur l’avenir des territoires, les tenants de deux courants économiques contradictoires subsistent : d’un côté le thatchérisme incarné par Benjamin Netanyahou, et de l’autre, les néosocialistes du Parti travailliste et de Meretz. Entre les deux, cependant, existe un large consensus, qui veut que les entreprises privées puissent faire des profits, mais aussi que les moins privilégiés bénéficient d’une certaine justice sociale. Ce consensus est d’ailleurs si puissant qu’il a toujours empêché les ministres des Finances de tous bords, de s’aventurer trop loin par rapport à cette aspiration : celle d’un capitalisme à visage humain.
Le succès économique du pays n’aurait pu exister sans ce nouveau consensus capitaliste. Toutefois, celui-ci est encore bien pâle à côté de la troisième dimension de ce consensus : la religion. L’émergence d’une ferveur messianique à la vue des troupes juives marchant sur le mont du Temple en 1967, a jeté une ombre particulièrement menaçante sur le consensus israélien : la victoire de Tsahal, qui en a amené beaucoup à penser que le Messie n’était pas loin, a engendré une impatience face au sécularisme. Dans le même temps, beaucoup parmi l’élite laïque ont exprimé de l’agacement et une certaine crainte face à cette avant-garde messianique qui s’est ensuite emparée de la cause des implantations.
Beaucoup se demandaient alors si la jeune société israélienne pourrait jamais produire un consensus religieux. Mais tout ceci était sans compter le fait que le consensus israélien avait déjà été mis à l’épreuve avant 1967, par une orthodoxie moderne qui avait imposé la loi juive en matière de mariage, de cacherout ainsi que différentes restrictions le jour du chabbat. Et le fait est que les distances se sont encore grandement réduites sur ce front également.
Les sondages indiquent que quelque 90 % des Israéliens font le seder de Pessah et que 60 % jeûnent à Yom Kippour ; 70 % mangent cacher, 94 % effectuent la circoncision, et 66 % font un repas de chabbat assorti du kidouch chaque vendredi soir. Cela signifie, quoi qu’on en dise, que les Israéliens sont extrêmement attachés aux traditions. De plus, il existe un renouveau spirituel véhiculé par des courants de pensée intermédiaires, qui resserrent, lentement mais sûrement, l’écart entre les juifs du pays. Enfin et de façon encore plus improbable, la population ultraorthodoxe, autrefois si opposée au sionisme et rejetant violemment le monde séculaire, fournit aujourd’hui 2 500 soldats chaque année à Tsahal, et envoie des milliers de ses jeunes, garçons et filles, entreprendre des études en vue d’obtenir un métier. Faisant cela, eux aussi prennent part à ce fameux consensus israélien, qui a toujours su renaître de ses cendres.
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