Handicapés : réduire le fossé

Des centaines de milliers de personnes handicapées rencontrent des difficultés pour joindre les deux bouts

Avital, aujourd'hui handicapée, vit avec moins de 2 400 shekels par mois (photo credit: URIEL MESSA)
Avital, aujourd'hui handicapée, vit avec moins de 2 400 shekels par mois
(photo credit: URIEL MESSA)
Avital était une chanteuse à qui tout réussissait lorsque le handicap lui est tombé dessus, tout d’un coup. « Quand il vous arrive une chose comme ça, en général, vous êtes préparé, vous souffrez depuis plusieurs années, vous savez que vous êtes malade… Mais être sur scène devant un public en train de chanter et de danser, et se retrouver clouée sur place deux jours plus tard, cela n’a aucun sens ! »
C’est pourtant le cauchemar qu’a vécu la jeune femme : en 2002, elle s’est trouvée été atteinte du « syndrome de la queue de cheval », un trouble neurologique très rare qui cause de graves dommages à un groupe de terminaisons nerveuses situées au bas de la colonne vertébrale et provoque, entre autres symptômes, des douleurs dorsales, une perte de sensations dans les jambes, et un dysfonctionnement de la vessie et des intestins. « J’étais à Eilat avec mes musiciens et j’ai senti que quelque chose n’allait pas. J’ai dit à mes amis que je ne ferais pas la route en voiture avec eux, que j’allais devoir rentrer en avion… »
Le premier médecin qu’elle consulte lui révèle qu’elle a besoin d’une opération en urgence. Il soupçonne le syndrome de la queue de cheval. Elle se refuse à le croire. « Je ne pouvais pas accepter ça… Je ne crois pas que quiconque puisse accepter facilement un diagnostic pareil ! » Avital passera les trois années suivantes en rééducation. Elle a dû réapprendre à se lever, à bouger, à marcher. Aujourd’hui, elle est capable de se déplacer lentement à l’aide de divers appareils, mais son système nerveux ne sera plus jamais le même… « Mes mains ne fonctionnent pas bien. Je laisse tomber les choses et j’ai besoin d’aide pour faire ma toilette. Mon corps a complètement changé. »
Si le handicap physique d’Avital est très limitant, sa situation financière lui pose également un grave problème. Incapable de travailler, elle doit se contenter de l’allocation d’invalidité – 2 342 shekels par mois, soit un peu moins que le salaire minimum en Israël. A cela s’ajoute une allocation pour une aide à domicile, dont le montant reste inférieur au coût d’une présence à plein temps à la maison.
Récemment, le ministère des Finances a annoncé un relèvement progressif de l’allocation adulte handicapé (AAH), qui devrait passer à 4 000 shekels en trois ans. Le processus ne devrait toutefois débuter qu’en janvier prochain. Pendant ce temps, des centaines de milliers de personnes handicapées doivent survivre avec l’allocation actuelle.
« Nos dépenses sont très élevées », explique Avital. « Une personne qui souffre d’un handicap complexe comme moi a besoin de sept ou huit appareils différents dans sa vie quotidienne. Mon assurance me donne accès aux appareils les plus basiques, qui valent 200 ou 300 shekels, mais qui ne sont pas assez perfectionnés. Ceux que j’utilise coûtent plusieurs milliers de shekels chacun, et je n’ai même pas droit à une exemption de TVA… » Il faut aussi payer les médicaments qui, dit-elle, reviennent à 1 600 shekels par mois, ainsi que d’autres traitements comme les massages médicaux, nécessaires pour soulager les douleurs et qui coûtent encore plusieurs centaines de shekels. Tout cela avant les factures, la nourriture, les vêtements… Avital subsiste donc à crédit : elle a contracté des prêts pour pouvoir régler l’électricité et l’eau et s’alimente avec ce qu’elle appelle des « rations de combat », mais aussi grâce à ses voisins, qui lui préparent parfois des plats, chose dont elle est physiquement incapable. « Le gouvernement nous coupe de la société », estime-t-elle. « Le pays a plusieurs journées de commémoration dans l’année ; je trouve qu’il devrait y en avoir une pour les handicapés. Oui, les choses sont devenues aussi extrêmes que cela ! »
Un moyen et non une fin
« La pauvreté est le résultat d’une mauvaise distribution des richesses », explique Ilan Gilon, du parti Meretz, l’un des députés à l’origine de la proposition de hisser l’AAH au niveau du salaire minimum. « Mon but est d’élever le seuil de pauvreté. Aujourd’hui, il se situe à 3 130 shekels. Je voudrais qu’il se hisse aux alentours de 5 000 ou 6 000 shekels. » Atteindre cet objectif passe par une revalorisation de l’AAH, qu’il considère comme une sorte de filet de sécurité. Le handicap n’est pas un statut particulier réservé à des personnes particulières : il peut frapper n’importe qui, à n’importe quel moment. « Et une fois que l’on est touché, la vie change du tout au tout. »
L’argument central brandi par les opposants à une hausse de l’AAH est que l’Etat ne dispose pas du budget nécessaire pour la supporter. Faux, répond Ilan Gilon. « Bien sûr que nous avons assez d’argent ! Nous avons les réserves de l’excédent budgétaire de l’an dernier, qui représentent à peu près 20 milliards de shekels. Cela suffit pour couvrir cette hausse de l’allocation et pour subvenir aux besoins des personnes âgées… et, s’il le faut, il restera encore de quoi nous acheter 12 ou 14 sous-marins ! »
Aux yeux de Karin Elharar, députée Yesh Atid, il s’agit d’« un combat pour la moralité » auquel elle prend une part active. La question financière n’est qu’une difficulté parmi tant d’autres : si les personnes handicapées ne peuvent mener une existence à peu près normale, c’est aussi en raison d’un problème constant d’accessibilité. Pour Ilan Gilon, il ne suffit pas, pour le résoudre, d’installer des rampes d’accès pour fauteuils roulants : il faut procéder à un changement d’état d’esprit radical. « Nous devons modifier la perspective du rôle de l’individu et de la société, afin que les handicapés puissent accéder à tout ce qui fait la vie quotidienne. Nous pouvons continuer à légiférer, mais ce qu’il faut surtout, c’est devenir plus humains. Il s’agit de respect, d’éducation, de souci des autres. »
« Ce qu’on appelle l’accessibilité, c’est la possibilité pour les gens de mener une existence normale, qu’ils soient handicapés ou non », confirme Yuval Wagner, président fondateur de l’association Access Israel. « C’est un moyen, pas une fin. Le but étant de permettre aux gens qui ont été frappés par le handicap de continuer à vivre, travailler, étudier et se détendre comme n’importe qui. » L’association de Yuval Wagner s’est donné pour mission d’éveiller les consciences et d’aider à faire appliquer la loi. La législation israélienne impose une égalité des droits pour les personnes à mobilité réduite, ce qui comprend la nécessité de mentionner par exemple les possibilités d’accès à un parking ou à un immeuble, etc. « Mais dans la pratique, c’est une autre histoire… », soupire-t-il.
Une loi votée en 2005 impose que les entités privées aient été rendues accessibles à tous à la fin de l’année 2017. Elle donnait une année supplémentaire aux établissements publics, et les administrations locales ont réussi à repousser la limite jusqu’à 2021. « Si l’on voit le verre à moitié plein, on constate que de nombreux progrès ont été faits, cependant, il reste encore beaucoup de travail à accomplir », estime Yuval Wagner. « C’est un peu comme ce qui se passe dans le domaine de la santé. Avant, les gens mouraient de crises cardiaques. Maintenant, on sait comment les sauver, mais on découvre soudain une infinité de nouveaux problèmes que l’on n’avait pas imaginés. C’est la même chose ici : autrefois, les personnes en fauteuil roulant n’avaient pas accès à la plupart des bâtiments. A présent, les choses se sont arrangées sur ce plan, mais une multitude de petits problèmes que nous n’avions pas prévus ont surgi. » Il donne l’exemple de la file d’attente. « Nous avons résolu ça en décidant que les personnes souffrant d’un handicap seraient exemptes d’attente. Elles peuvent passer devant tout le monde. Du coup, comme elles le font toutes, cela crée des files d’attente composées de personnes handicapées ; la question, dès lors, devient de savoir qui doit passer en premier et qui doit patienter… »
Yuval Wagner évoque encore le problème social que provoquent le handicap et la façon dont la société traite ceux qui en souffrent. Lui-même a été blessé durant son service militaire dans l’armée de l’air, une blessure qui l’a laissé paralysé du cou jusqu’aux pieds. « Avant, je venais aux réunions dans mon fauteuil roulant en uniforme, mais maintenant que j’ai pris ma retraite, je suis confronté à des attitudes totalement différentes. » Il semble que l’uniforme « compensait » quelque chose. « Une fois que la conversation est engagée, les gens ne font plus trop attention au fauteuil, mais au départ, il y a toujours une petite réticence. On est loin d’avoir atteint l’ouverture sociale qui serait souhaitable. »
Ouvrir la porte
Cela reste vrai également pour les autres handicaps, comme la surdité, la cécité et diverses maladies mentales. « Ce que nous devrions tous faire, c’est travailler à surmonter nos peurs », estime Karin Elharar. « On a toujours peur de ce qu’on ne connaît pas, de ce qui est différent de nous. » Parfois, le problème vient d’une mauvaise appréciation de la sévérité de l’infirmité, fait remarquer Avital. Dans la catégorie des handicaps physiques, tous les problèmes ne sont pas visibles au premier regard.
« Vous pouvez voir que les mains d’une personne sont intactes, que ses jambes ont l’air normales, qu’il ne lui manque rien… Seulement, vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe à l’intérieur. Par exemple, vous ignorez à quel point elle souffre physiquement. Face à une telle personne vous vous dites : “Mais où est le problème ? C’est juste que vous ne pouvez pas vivre normalement ? Que vous ne pouvez pas faire la cuisine, laver le sol ?” Parfois, on voit quelqu’un descendre d’une voiture et on se dit : “Mais il marche ! Pourquoi a-t-il droit à la place ‘Handicapés’ ?” Il faut savoir qu’en fait, c’est plus compliqué que cela : ce n’est pas parce que la souffrance est invisible qu’elle n’existe pas et que la personne n’a pas besoin d’installations spéciales. »
Dans le domaine du travail, les employeurs doivent procéder à des ajustements afin de faciliter l’accueil du personnel handicapé… mais encore faut-il déjà qu’ils en engagent ! Karin Elharar encourage les patrons à mettre leurs peurs de côté et à donner leur chance aux personnes handicapées. « Les entreprises ont droit à une aide de l’Etat pour améliorer l’accessibilité de leurs locaux », explique-t-elle. « Il existe des subventions prévues à cet effet, mais personne ne les réclame. Peut-être parce que les gens ne savent pas, mais peut-être aussi parce qu’ils n’en ont pas envie. Ils choisissent la facilité et c’est dommage, parce que c’est réellement une situation gagnant-gagnant ! »
Il existe heureusement des employeurs qui comprennent cela, souligne Itzik Ben David, qui s’occupe depuis quelque temps de l’insertion des personnes handicapées dans une grande entreprise publique, après avoir travaillé trois ans au Centre des aveugles d’Israël, où il procurait un accompagnement et une assistance aux malvoyants. « L’entreprise où je travaille actuellement s’est lancée dans de grands bouleversements : elle a décidé de rendre tous les postes accessibles aux handicapés, et de verser le même salaire à chacun. » Selon lui, l’embauche n’est que la première étape. Il met à profit son expérience pour assister les nouveaux employés en réglant les problèmes techniques d’accessibilité et autres qu’ils peuvent rencontrer, mais aussi en leur prodiguant un soutien moral et physique. « Quand on débute dans un nouveau travail, en général, on est très stressé. On se demande comment les autres nous voient, ce qu’ils pensent, on marche sur des œufs en essayant de faire bonne impression. C’est encore plus vrai pour les personnes handicapées : la moindre erreur commise dans les premiers jours peut être mal interprétée, et donc fatale. »
« Il y a trop de choses dont ce pays refuse de s’occuper », déplore Yuval Wagner, « de sorte que ce sont souvent des ONG qui prennent le relais. Les personnes handicapées n’ont même pas droit à des allocations suffisantes qui leur sont pourtant plus que nécessaires. C’est tout bonnement inconcevable, quelles que soient les excuses que l’on peut trouver à cette situation. Le moindre excédent budgétaire devrait être alloué en priorité à ceux qui sont dans le besoin… Ce n’est même pas une question d’égalité, il s’agit juste d’offrir aux gens une chance de vivre normalement. »
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