Une grande dame pluri-centenaire

La synagogue de Carpentras fête son 650e anniversaire

Une des vues intérieure de la Synagogue de Carpentras (photo credit: WIKIPEDIA)
Une des vues intérieure de la Synagogue de Carpentras
(photo credit: WIKIPEDIA)

Sise sur les rives de l’Ouvèze, au cœur de ce que fut l’ancienne carrière des juifs, rue de la Muse – aujourd’hui place Maurice Charretier – la synagogue de Carpentras, dite l’Ecole, édifiée au XIVe siècle sur un bâti de l’antiquité romaine, est considérée comme la plus ancienne de France, voire d’Europe. Ce joyau unique en son genre à bien des égards, qui a célébré son 650e anniversaire le 28 mai, continue d’attester de la quasi-permanence et de la vitalité de la présence juive dans le terreau méridional.

Cette grande dame, classée monument historique depuis 1924, a enduré et résisté à toutes les péripéties. Représentée dans certaines églises aveugle et déchue, elle est bien là, toujours debout et persévérante. Si elle témoigne du passé, celui de l’histoire atypique des juifs du Pape, elle tente également d’entrevoir un devenir, grâce à ses nouveaux fidèles venus d’horizons divers qui en ont pris possession dès 1950.
L’Association cultuelle israélite de Carpentras (ACIC) – initialement créée en 1959 par Salomon Emile Belhassen, dirigée ensuite par Jo Amar et aujourd’hui présidée par le Dr Meyer Benzecrit – s’est dotée pour la circonstance de son 650e anniversaire, d’une nouvelle Association pour la valorisation du patrimoine culturel juif carpentrassien (AVPCJC). Cette dernière rallie les quelques rares descendants issus des communautés comtadines et avignonnaises qui se sont fixé pour but de sublimer cet héritage ancestral, et de valoriser ce joyau du patrimoine juif à travers divers projets alliant rénovation, recherche, histoire, muséologie et manifestations. Un chantier ouvert, soutenu par les instances locales, notamment le maire de la ville Francis Adolphe, président de la Communauté d’agglomération Ventoux-Comtat Venaissin, et d’autres contributeurs comme la Direction régionale des affaires culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur et la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Un édifice marqué par l’histoire
Ce sanctuaire a été, des siècles durant, le cœur vibrant de la communauté, à la fois lieu de prières, d’étude, siège du tribunal, siège administratif… Il est un des rares, si ce n’est l’unique bâti dans le monde, à avoir conservé toutes les infrastructures d’origine répondant aux obligations religieuses qui rythment tous les instants de la vie juive, ainsi qu’en attestent les chroniques de la communauté, le Séfer ha-yahas d’Elie Crémieux que nous avons édité.
Tel qu’il apparaît aujourd’hui, l’édifice est assez complexe du fait des multiples agencements et constructions qu’il a subis au fil de l’Histoire, notamment du XVIIIe au XXe siècle. Si bien que ce joyau superpose, horizontalement comme verticalement, un grand nombre d’ajouts. Initialement, le bâtiment consistait en un modeste édifice de deux étages dont les dimensions et le volume limités ont été imposés au XIVe siècle (10 mètres de longueur, 8 de largeur, 8 de hauteur) afin que la synagogue ne fasse pas ombrage à sa rivale, l’église, mitoyenne et triomphante. Les soubassements recèlent les stigmates et les strates du passé : c’est le cas du fameux caboussadou, le mikvé, bain rituel creusé jusqu’à la nappe phréatique pour y puiser une eau pure. On accédait à cette merveille architecturale par une porte d’entrée en forme de voûte aujourd’hui murée.
Le bâti est assez alambiqué, en raison des aménagements successifs, notamment ses équipements intérieurs, comme la table de pétrissage offerte par Gad de Digne en 1552 et le « bagnoir des femmes », un autre bassin construit en 1693. Les témoignages qui nous sont parvenus décrivent une synagogue aux multiples chandelles, délabrée, vétuste et exiguë pour ses fidèles, devenus trop nombreux. Ces derniers représentaient un millier de personnes vers le milieu du XVIIIe siècle sur les 2 500 âmes qui constituaient la totalité de la population des quatre carrières – Carpentras, Cavaillon, L’Isle-sur-la-Sorgue et Avignon, les seules communautés juives officiellement tolérées. Ces aléas ont conduit ces « quatre saintes communautés » à s’identifier à leurs consœurs de Terre sainte : Jérusalem, Safed, Hébron et Tibériade, avec qui elles ont gardé un lien par le biais des émissaires venus collecter les fonds des troncs qui leur étaient dédiés et qui se trouvaient à l’entrée intérieure de la salle des hommes.
Une volonté sans faille
Les Alphandéry, Crémieux, Milhaud, Meyrargues, Monteux, Mossé, Naquet, Roquemartine, Valabrègue…, sujets du pape, ont décidé au XVIIIe siècle, d’agrandir leur synagogue moyenâgeuse. Ils ne faisaient en cela que suivre la tendance de l’époque des Lumières, qui incitait au renouveau et à la reconstruction, initiative reprise, au demeurant, par ses trois consœurs. Les travaux, confiés en 1741 à l’architecte de l’Hôtel-Dieu Antoine d’Allemand, allaient bon train, et tandis que la maison de prières s’apprêtait à dépasser les toitures de la cité, l’évêque Malachie d’Inguimbert a soudain décrété sa démolition le 30 juillet 1743, soit le 9 av 5503, jour fatidique de la destruction présumée des deux Temples de Jérusalem.
Il a ordonné aux dirigeants de la communauté de ramener leur synagogue aux dimensions originelles du XIVe siècle. Si le culte juif était toléré, ce n’était en réalité que pour attester de la véracité du Christ et de sa suprématie. A ce titre, le culte et le statut des juifs ont été rabroués et bridés, ainsi que le montrent les édits promulgués à l’égard des juifs, concentrés et confinés dans un quartier exigu et clôturé qui leur était alloué. Outre le port d’un signe distinctif – un chapeau jaune pour les hommes et un fichu de la même couleur pour les femmes et les enfants –, les juifs étaient tenus d’assister à des prêches chrétiens en vue de les convertir ; des baptêmes forcés d’enfants ont également eu lieu par la simple aspersion d’eau émanant de chrétiens mal intentionnés. On a aussi tenté de freiner l’ardeur religieuse des juifs en leur intimant de fermer la yeshiva (académie religieuse) durant quatorze ans ; et si en 1750 on les a autorisés à en jouir, d’autres brimades ont suivi, telle cette perquisition commanditée par l’évêque Malachie d’Inguimbert en août 1754, et qui s’est soldée par la saisie de tous les livres de la synagogue, à tel point que les scripturaires pour le culte ont ensuite fait défaut aux fidèles ; certains de ces ouvrages conservent la marque de censure et/ou le sceau de l’inquisiteur. A la suite de cet événement, trois jours de jeûne ont été décrétés dans la communauté.
Cependant, forts de leur foi, les juifs ont mené l’édification de la synagogue à son terme : cette même année, on a ainsi procédé à la vente des places autour du tabernacle, et à la construction d’une terrasse pour la bénédiction de la néoménie ; Mossé de Monteux, dit Mouette, a hypothéqué la moitié de sa maison pour construire les escaliers du côté occidental de la synagogue. Le 21 mars 1754, Isaïe Crémieux, le frère d’Elie Crémieux, le rabbin-scribe à qui on doit les chroniques de la carrière, a offert la chaise miniaturisée du prophète Elie, nichée à droite du tabernacle tout comme celle de Cavaillon ; l’érudit Mossé de Roquemartine, quant à lui, a offert un lustre le 6 septembre 1755 à l’occasion du nouvel an hébraïque. En 1757, une pièce a été acquise à l’attention de Mossé Crémieux (1691-1766) qui avait la charge du caboussadou (bain rituel).
Dans cet espace dédié à Dieu, tout était agencé selon un ordre préétabli par les aïeux et transmis de génération en génération. Ce fut le cas de la répartition des fonctions ou de la récitation des prières… les Meyrargues se sont imposés comme chantres au fil des siècles, les Baze ont hérité de la fonction de bedeau ; en 1768, Samuel de Baze, « concierge de la synagogue et école », perçoit 600 livres plus 96 livres pour l’entretien des lampes. Il assure la sécurité dans le temple, tient le rôle de messager, convoque les membres du conseil, ou encore ceux des différentes confréries, comme celle de l’aumône, du luminaire, du Talmud Torah, des purificateurs et des fossoyeurs, dont les troncs se situent encore aujourd’hui autour de la porte d’entrée de la salle des hommes. Une seconde période de travaux a vu l’aménagement de la salle de prière entre 1774 et 1776, suivie par d’autres aménagements et extensions au fil des XIXe et XXe siècles.
Visite guidée
La façade, très dépouillée, qui date de 1909, rappelle celle de la synagogue espagnole de Venise. Elle s’ouvre sur une petite entrée d’où s’élève un escalier imposant construit la même année. Derrière celui-ci, on accède à la partie la plus ancienne du bâti qui concentre un ensemble de pièces dont certaines avec des voûtes impressionnantes ; on y trouve encore deux autres escaliers ainsi que le mikvé. On peut y voir, entre autres, l’espace initialement dédié aux femmes pour la prière, le fournil et ses fours, la boulangerie avec une superbe machine à faire les coudoles et les azymelles, termes locaux désigant les matsot de la Pâque juive. La cour autour de laquelle s’organisent ces différentes pièces servait à l’abattage rituel du menu bétail ; elle a conservé son dispositif des eaux usées originel.
Quittons ce rez-de-chaussée et empruntons le grand escalier situé à l’entrée. Il nous conduit à un vestibule laissant à sa droite une petite pièce faisant office aujourd’hui de secrétariat : sur la droite, on aperçoit un manuscrit en hébreu mentionnant des lois somptuaires qui limitent la luxure, rédigées en 1740 par le rabbin-scribe Israël Crémieux avec le concours du rabbin Gedalya, émissaire de Hébron, qui font partie des 42 signataires du texte.
On accède ensuite à une porte qui donne sur la salle des hommes. Le décor détonne : un espace majestueux de belle hauteur, dont le plafond bleu ciel étoilé supporte de nombreux luminaires en bronze, cristal, et opaline colorés ; des fenêtres avec des vitraux un temps condamnées ; des colonnes en faux marbre, des dorures, des lambris, des pilastres doriques, du fer forgé, des inscriptions hébraïques, des chandeliers, une sublime hanoukia offerte par les membres de la confrérie de l’aumône. Parmi le décor, une coquille saint-jacques de Compostelle, rappelant que les travaux ont été confiés à des bâtisseurs chrétiens.
En face, trône le tabernacle encadré par deux colonnes, couronné de l’inscription : « C’est ici la porte de l’Eternel, les justes y entreront » (Psaumes CXVIII, 20). « Qu’elles sont belles tes tentes, ô Jacob ! Tes demeures, ô Israël ! » (Nombres XXIV, 5). Le Saint des Saints est cerné par une clôture en fer forgé et recouvert d’une parokhet contemporaine dédiée à l’ancienne synagogue de Carpentras. Une fois le rideau tiré, les portes anciennes, peintes de motifs relatifs au culte du Temple, s’ouvrent sur une alcôve blanche, magnifiée par des dorures et un plafond ciel étoilé, où s’alignent en cercle plus d’une dizaine de rouleaux de la Loi. Ils entourent celui qui est à l’honneur pour la lecture de la péricope et qui siège dans son écrin appelé keter Torah. Au-dessus, le ner tamid, la lampe perpétuelle offerte en 1860 par Moïse Astruc à la mémoire de sa défunte fille Justine (1835-1860), arrachée à la vie dans son 25e printemps. Elle était l’épouse du premier rabbin consistorial d’Avignon, Benjamin Mossé (1832-1892) à qui on doit de nombreux ouvrages et articles. Ce dernier lui a composé une belle épitaphe qui se trouve au cimetière de Carpentras datant du Moyen Age. Deux cadres à gauche du tabernacle attirent l’attention : ils montrent la célébration d’une communion de fille, la bat-mitsva, celle de Rosalba Lunel qui a eu lieu à Nîmes le 23 septembre 1850. Ce nouvel usage dans la tradition juive marque un syncrétisme avec le monde environnant puisqu’emprunté aux usages chrétiens, tout comme le choix d’une marraine lors du rituel de la circoncision : les juifs comtadins ont même créé un néologisme : sanedeqet qui ne figurait pas jusque-là dans le trésor de la langue hébraïque !
Trois immenses chandeliers à sept branches accrochés au garde-corps en fer forgé font face au tabernacle ; celui du centre a été offert en 1851 par la Confrérie des purificateurs dont les archives nous sont parvenues. On entraperçoit deux escaliers en colimaçon qui conduisent de part et d’autre à la Teba, la magnifique tribune du rabbin surélevée, une particularité des synagogues comtadines et avignonnaises ; c’est de ce perchoir qu’Israël Crémieux (1677-1755), le parlador, prêchait aux orants. Cet étage a été agrandi en 1856, grâce à l’acquisition de la maison de Samuel de Monteux ; on y a même ajouté des tribunes pour les femmes en 1858.
Si bien que cette synagogue permet d’entrevoir au fil des siècles l’évolution du statut des femmes, alors qu’elles étaient initialement interdites d’entrée dans la synagogue. Une cave au sous-sol leur avait été attribuée, d’où elles pouvaient apercevoir les rouleaux de la Torah à travers une trappe. Un rabbin des femmes était chargé de leur expliquer les prières en shuadit, judéo-provençal. Au XVIIIe siècle, elles ont eu accès à un espace très exigu derrière des claustres, à l’étage des hommes. Le XIXe siècle a donc permis aux femmes de s’émanciper et de siéger dans des tribunes surélevées, avec vue sur les hommes. Et ce, à un moment où, étrangement, la communauté s’est étiolée jusqu’à ne plus y entendre les cantiques spécifiques à ces communautés qui ont été consignés par Jules Salomon Crémieux et le rabbin Mardochée Crémieux (1750-1825).
Le quartier juif, délaissé en grande partie à la fin du XVIIIe siècle, a été démoli en 1860 en raison de la vétusté des immeubles et des aménagements d’urbanisme. Seule la synagogue désertée à la fin du XIXe siècle demeure. Elle a été gardée par Blanche Mossé, qui de son vivant a confié une partie des archives de la communauté à la bibliothèque Inguimbertine, tandis qu’une autre partie s’est envolée après son décès pour Israël… Ces documents apportent un éclairage sur l’histoire de ce groupe atypique dont les descendants, acteurs de leur temps, se sont distingués dans de multiples domaines, à l’instar du ministre de la Justice Adolphe Crémieux (1796-1880), de l’écrivain Armand Lunel (1892-1977) et du compositeur Darius Milhaud (1892-1974).
Aujourd’hui, les nouveaux locataires commémorent ce passé et donnent un souffle nouveau à cet héritage… Nous vous invitions à partager ce bel hommage rendu à ce joyau synagogal, sans oublier celui de Cavaillon, qui mérite bien aussi le détour. 
L’auteure est docteur en science des religions et chercheur au CNRS au sein du groupe de la Nouvelle Gallia Judaica.
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