L’Egypte à l’heure des choix

Tiraillé entre les intérêts économiques et géostratégiques de son pays, le président Sissi se livre à un véritable exercice d’équilibriste

Poignée de mains entre le président égyptien et Donald Trump (photo credit: REUTERS)
Poignée de mains entre le président égyptien et Donald Trump
(photo credit: REUTERS)
Après les années d’hostilité du régime Obama à l’égard d’Abdel Fattah al-Sissi, l’accueil chaleureux du président Trump et les promesses d’assistance de son administration dans la lutte contre le terrorisme et le redressement de l’économie égyptienne semblent annoncer une ère nouvelle dans les relations entre Le Caire et Washington. Cependant, les choses sont encore loin d’être jouées. En cause, les liens étroits noués par le leader égyptien avec Moscou.
Tiraillé entre Moscou et Washington
Privé de l’aide américaine, Sissi s’est en effet tourné vers l’allié de naguère, la Russie, qui n’a été que trop contente de lui fournir des armements sophistiqués et d’organiser des manœuvres militaires communes, tout en finançant la construction de centrales nucléaires produisant de l’électricité. Il était entendu qu’en contrepartie, Le Caire soutiendrait les efforts de Moscou pour se réimplanter dans la région. Sissi a donc adopté la position russe concernant la Syrie – maintenir Assad à son poste – et voté en octobre dernier en faveur de la résolution russe au Conseil de sécurité, rejetée par l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes ainsi que par les puissances occidentales. Ce faisant, il s’est abstenu de condamner l’intervention iranienne en Syrie et les activités subversives de Téhéran en Irak, au Yémen et en Libye. Sissi a par ailleurs aidé Poutine à élargir sa présence en Libye, et à forger des liens avec Khalifa Haftar, le commandant en chef de l’armée libyenne qui coopère avec l’Egypte pour la défense de leur frontière commune contre les milices islamiques et la prévention de la contrebande d’armes.
Le président égyptien sera-t-il en mesure de restaurer et développer ses relations avec les Etats-Unis sans perdre l’aide vitale des Russes ? Certes, l’Egypte continue à recevoir chaque année plus d’un milliard de dollars de Washington, ainsi qu’une assistance militaire renouvelée à contrecœur par Obama en fin de mandat ; toutefois, elle a un besoin urgent d’investissements massifs et de technologies modernes pour développer son économie. Trump, de son côté, saura-t-il se montrer compréhensif ou exigera-t-il l’arrêt de l’alliance avec la Russie comme condition préalable à sa générosité ?
Relations tendues avec Riyad
Par ailleurs, les dernières positions du Caire ont encore mis à mal ses relations avec le royaume wahhabite. La non-participation de l’Egypte à la coalition contre l’Etat islamique dirigée par l’Amérique, et à celle de l’Arabie saoudite et de ses alliés contre les rebelles au Yémen, avait déjà provoqué un sérieux différend entre les deux pays, alors que Riyad avait déboursé plusieurs milliards de dollars sous forme de subventions et de prêts à long terme afin de redresser l’économie égyptienne. Bien conscient de cette situation, Sissi a donc tenté un rapprochement avec l’Arabie saoudite lors du dernier sommet de la Ligue arabe le mois dernier en Jordanie, invitant le roi Salman à se rendre en Egypte. Parallèlement, les livraisons de pétrole saoudien suspendues pendant la crise ont repris.
Il reste cependant d’autres problèmes non résolus. Riyad s’est beaucoup rapproché d’Ankara, à un moment où les relations entre la Turquie et l’Egypte sont fragilisées en raison du soutien d’Erdogan aux Frères musulmans, ennemis jurés de Sissi. Les manœuvres militaires conjointes de la Turquie et de l’Arabie saoudite ont ainsi été perçues comme « inamicales » par Le Caire. Enfin, la monarchie saoudienne renforce ses contacts avec l’Ethiopie, laquelle est également en conflit avec Le Caire autour de la construction d’un barrage sur le Nil Bleu, aux conséquences potentiellement désastreuses pour l’Egypte, qui puise de ce fleuve 90 % de son approvisionnement en eau.
Problèmes intérieurs
Sissi est également à la peine sur le plan intérieur, à la recherche désespérée d’une nouvelle stratégie pour combattre les organisations islamistes terroristes du Sinaï. La terreur qui a frappé deux églises coptes le dimanche des Rameaux, faisant des dizaines de morts et de blessés, a montré une fois de plus que les services de renseignement et les forces de l’ordre étaient incapables de protéger des cibles pourtant menacées. Le problème majeur de l’armée égyptienne est qu’elle ne s’est pas encore libérée de la doctrine soviétique reposant sur des déploiements massifs de troupes et de canons, peu adaptés pour contrer la guérilla menée par de petits groupes terroristes, experts pour se dissimuler dans les zones montagneuses et désertiques. Ces factions n’ont pas leur pareil pour lancer des raids éclair soigneusement préparés, planter des explosifs sur le chemin des véhicules militaires, ou attaquer des postes de police à l’intérieur des villes du nord Sinaï et même des barrages de l’armée. Victimes de kidnapping et d’assassinats, les populations coptes de la région ont dû fuir. Il y a donc urgence à abandonner la doctrine soviétique, mais le président, ancien militaire de carrière, et ses généraux accepteront-ils de laisser les forces spéciales américaines former et remodeler une armée profondément conservatrice ?
L’autre question cruciale est de savoir si le peuple égyptien, qui souffre d’une crise économique sans précédent, trouvera encore longtemps la patience d’attendre l’amélioration de son sort, promise par le nouveau président immédiatement après son élection. Sissi s’est ainsi engagé à relancer l’économie durement touchée par le chaos qui a suivi la chute de Moubarak, demandant deux à trois ans pour voir les premiers résultats. Pour cela, il s’est lancé dans de grands projets, doublant le canal de Suez en vue d’accroître le trafic, édifiant une seconde capitale à l’est du Caire pour réduire la congestion de la capitale, construisant des milliers de kilomètres de routes nouvelles, bonifiant de vastes surfaces pour les rendre propres à l’agriculture, et allant jusqu’à nettoyer les énormes silos du pays afin d’éliminer insectes et saletés qui détruisaient jusqu’à un tiers des céréales entreposées. L’Arabie saoudite, comme on l’a vu, l’y a aidée, mais cela n’a pas suffi. Le président égyptien s’est donc tourné vers le Fonds monétaire international qui a accordé au pays un prêt généreux – 12 milliards de dollars à un taux très bas –, mais avec des conditions draconiennes, comme la suppression des subventions aux produits de première nécessité – essence et gaz de cuisine compris –, l’introduction de la TVA et le libre flottement de la livre égyptienne. Conséquence : une flambée des prix qui a provoqué des mouvements de protestation populaire de grande ampleur. Et bien que la croissance économique ait atteint 4,3 % en 2016, le soutien au président est tombé de 90 % à 70 %.
Reste que la situation sécuritaire entrave la reprise. Les Frères musulmans n’ont pas accepté la perte du pouvoir et se livrent à des sabotages sporadiques. Dans le Sinaï, l’armée égyptienne n’arrive pas à venir à bout de l’Etat islamique qui continue à recevoir des armes venues de Libye. Les terroristes ont notamment réussi à porter un coup mortel au tourisme en provoquant le crash d’un avion russe qui venait de décoller de la station balnéaire de Charm el-Cheikh en octobre 2015. Les revenus du tourisme se sont ainsi effondrés, passant de 12 milliards de dollars en 2010
à moins de 5 milliards. A ces difficultés s’ajoute la confrontation avec al-Azhar, l’université la plus prestigieuse du monde sunnite, qui ne voit pas d’un très bon œil les mesures prises par le président pour éliminer les thèmes les plus extrêmes dans l’enseignement de l’islam.
Sissi réussira-t-il son tour d’équilibriste alors que la situation entre Moscou et Washington est des plus tendues ? Ses propos soigneusement pesés après le bombardement américain de la base syrienne d’où était partie l’attaque chimique montrent la difficulté de sa position. Sissi est lucide. Il sait que la survie de son régime, et peut-être de son pays, est en jeu,
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite