Les arbres qui cachent la forêt

A l’aube de son 66e anniversaire, Israël et le moral de ses habitants sont au beau fixe. N’en déplaise à leurs détracteurs

Lever de drapeau israelien (photo credit: Wikimedia Commons)
Lever de drapeau israelien
(photo credit: Wikimedia Commons)

 C’est aussi palpable à cette époque-ci de l’année, que l’instabilité du temps, les caprices du rhume des foins et les grappes d’enfants aux intersections des rues qui vendent des petits drapeaux israéliens à fixer sur les voitures. Il n’est que de lire les journaux, regarder la télévision, surfer sur le web pour s’en convaincre ; le Jour de l’Indépendance d’Israël approche à grand pas, avec son lot de rapports, essais, articles qui se demandent où en est ce pays et s’il pourra survivre.

 Cette année, ce genre a pris une tournure nouvelle : non seulement les essais qui s’interrogent de savoir si Israël existera encore en 2048 sont foison – c’est d’ailleurs le titre d’un essai très pessimiste paru dans le Guardian en 2011 – mais ceux qui se demandent si Israël ne serait pas sur la mauvaise pente comme l’Iran, prolifèrent. Le New York Times a ainsi publié un modèle du genre ; un article paru le mois dernier, ou plutôt un pamphlet ridicule cosigné par des universitaires de Stanford et de Haïfa intitulé : « L’Iran et Israël même combat ? » On peut y lire sous les plumes de M. Abbas Milani et Israël Waismel-Manor : « Les démocrates laïques israéliens sont de plus en plus inquiets pour l’avenir d’Israël qui se met à ressembler de plus en plus à l’Iran ». Encore mieux : « Les partis orthodoxes aspirent à transformer Israël en théocratie. Avec une population juive orthodoxe qui affiche un taux de natalité de 6,5 enfants en moyenne par famille contre 2,6 pour le reste de la population juive, leur rêve est près de se voir réalisé. »
Sans blague ?

Rien que ça !

 Mais qu’importe. Ces projections des Cassandre de tous bords qui prédisent la fin imminente de l’existence d’Israël sont nées avec la création de l’Etat. Déjà, à l’aube de l’Indépendance, des diplomates et experts du monde entier prédisaient que l’armée de papier des sionistes et les quelque 600 000 Juifs du pays ne résisteraient pas aux assauts du monde arabe. Dans les années cinquante, ils ont dit qu’Israël ne pourrait pas survivre économiquement ; dans les années soixante, qu’il ne survivrait pas militairement. Dans les années soixante-dix, ils ont dit que les Israéliens ne survivraient pas à l’arme du pétrole arabe, dans les années quatre-vingt, à la guerre du Liban, dans les années quatre-vingt-dix, aux dissensions internes et au post-sionisme. Au tournant du siècle, au terrorisme et à la seconde Intifada et aujourd’hui, dans notre décennie, au « réveil arabe », aux ennemis qui s’amassent à nos « frontières poreuses », et à l’Iran.

 Un autre morceau d’anthologie apocalyptique paru dans le New York Times en septembre 2013 sous la plume de Ian Lustick, professeur de sciences politiques émérite de l’université de Pennsylvanie, et qui s’est répandu comme une traînée de poudre affirmait : « une fois l’illusion évanouie d’une possible solution à deux Etats juste et équitable au conflit israélo-palestinien, les dirigeants israéliens feront le même constat que les dirigeants blancs d’Afrique du Sud à la fin des années 1980, à savoir qu’avec leur comportement, ils ne récolteront qu’isolement, hémorragie de la population et désespoir ». Rien que ça !
Quelques-uns de nos ennemis jurés, comme Hassan Nasrallah du Hezbollah et l’ayatollah Ali Khamenei en Iran menacent purement et simplement de nous éradiquer par des moyens violents, et il y en a pour nous prédire que cela nous arrivera en raison de notre isolement, de l’émigration de notre population et de notre désespoir.

Et, et, et… c’est chez nous

 C’est vrai que Roger Waters de Pink Floyd (un bigot amer), ne nous porte pas dans son cœur. L’ONG Oxfam non plus. Pas plus que le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. Mais nos exportations sont au beau fixe, nous générons un nombre d’investissements record et n’avons jamais accueilli autant de touristes qu’aujourd’hui. Il y a des rockers qui nous boycottent comme Elvis Costello, mais d’autres qui se produisent chez nous (les Rolling Stones, Paul McCartney, Rihanna). Il y a les entreprises européennes qui refusent de faire affaires avec nous (le géant de l’eau néerlandais Vitens), mais d’autres (Google, Apple, les entreprises de Warren Buffet), auxquelles cela ne pose pas de problèmes.

 L’émigration ? Cela fait des décennies qu’on nous promet qu’en raison de la dureté de la vie, d’une théocratie à venir, de nos vies étriquées, de citoyens trop conservateurs ou violents, que les Israéliens fuiraient le pays par cargos entiers, ne laissant derrière eux qu’un noyau dur de fanatiques religieux.
Mais les statistiques montrent une tendance inverse. A la veille de la guerre de Kippour en 1973, la population était de 3,3 millions, dont 2,8 millions de Juifs. Aujourd’hui, après des centaines d’articles sur l’émigration de masse et le spectre d’une fuite des cerveaux débilitante, la population du pays s’élève à 8,2 millions de personnes, quelque 6,3 millions de Juifs. Quid de notre disparition ?
 Le pays est attrayant, d’une grande vitalité, énergique et vivant, juif et démocratique, prometteur, chargé de sens pour ceux qui en cherchent un et baigné de soleil et et et… c’est chez nous. Des millions d’Israéliens qui naissent et grandissent ici, aiment son climat, ses paysages, sa langue, son rythme de vie, sa musique, son ambiance, ses sons, ses odeurs. Et ils sont investis dans ce pays, dans le judaïsme, le destin et l’histoire juive, davantage que nous le prédisaient ceux qui tablaient sur notre disparition.

Qui n’a pas de problèmes ?

 Et nous serions désespérés. Vraiment ? Dans un pays dont l’hymne national est l’espoir ? Toute personne qui le prétend ne connaît pas Israël. Il ne faut pas confondre les commérages autour de la table de Shabbat et notre tendance à tout critiquer tout le temps, avec le désespoir. Israël a beaucoup de défauts, mais ses habitants sont tout sauf désespérés. C’est ce qui fait leur charme. En fait, ce sont d’inconditionnels optimistes. Sondage après sondage bizarrement – et compte tenu de notre réalité politique — les Israéliens se révèlent les plus heureux du monde. Il n’y a qu’à voir leur taux de natalité pour s’en convaincre. Le plus fort des pays développés. Qui dit mieux.

 Non, Israël à 66 ans n’est ni isolé, ni désespéré, et sa population ne fuit pas le pays. Ce qui ne veut pas dire qu’il est universellement aimé ; il a ses ennemis, son cortège d’erreurs et une descendance qui n’est pas toujours à la hauteur de ses rêves et de ses attentes.
 Mais ceux qui ne voient que les menaces objectives qui pèsent sur Israël et prédisent sa disparition sous cette pression, n’ont pas conscience du changement fondamental opéré ; la création de l’Etat d’Israël garantit aux Juifs de n’être plus seulement des acteurs passifs de leur histoire mais de s’affirmer dans l’Histoire.
 Nous avons des problèmes ? Certes, qui n’en a pas. Pouvons-nous y faire face ? Bien sûr, nous comptabilisons déjà 66 ans de succès. Nous passons beaucoup de temps tout au long de l’année à l’entretien des arbres. Mais à force de ne voir que ceux qui se décomposent, les arbres menaçants, les arbres brisés, nous ne voyons plus la forêt. La beauté de la fête de l’Indépendance, c’est qu’elle nous permet de prendre du recul le temps d’une journée de farniente pour regarder cette forêt. Sa luxuriance affichée n’occulte pas le sol carbonisé d’où elle a jailli. Et ce peuple qui renaît de ces cendres a de quoi nous remplir d’une immense vague d’espoir.