Femmes sans visage

En 2011, au moins 24 femmes ont été tuées par leurs compagnons ou membres de la famille. Des milliers d’autres souffrent d’abus. Comment mettre fin au carnage ?

hjxsjkvgd (photo credit: kcjlkh)
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Voilà deux ans, la fille du cheikh Amin Kanaan, Manar, était assassinée par son mari. Depuis, il n’est pas un jour sans que le leader spirituel de la communauté druze de Kfar Yarka - située au nord de Saint-Jean d’Acre - ne pense à elle. Pas une minute sans qu’il ne souffre de sa perte et se demande s’il aurait pu la sauver.

“Elle n’a jamais fait de mal à personne.
Surtout pas à son mari ou à ses enfants. Je souffre jour et nuit, je ne sais plus ce qu’est le bonheur. C’est la pire chose qui puisse arriver à un père”, déplore Kanaan.
Le Sheikh élève aujourd’hui les deux jeunes fils de sa fille, tandis que l’époux purge une peine de 20 ans de prison pour meurtre. Kanaan était présent lors de la manifestation organisée, jeudi 24 novembre, par l’Association internationale sioniste des femmes (Wizo). Objectif : marquer la Journée internationale pour la lutte contre la violence sur les femmes, qui se tenait vendredi dans le monde entier.
L’association a mis en place une ligne d’écoute téléphonique pour femmes battues. En mémoire des victimes de violence conjugale, le cortège transportait 24 cercueils noirs. 24 cercueils pour commémorer les 24 victimes décédées en 2011, même si les chiffres officiels, aux paramètres légèrement différents, font état de 15 décès.
“Israël a subi de nombreuses guerres et connu des temps difficiles, mais rien n’est comparable au terrible combat qui sévit dans notre société”, a souligné Kanaan, qui s’exprime régulièrement contre la violence domestique. Et d’ajouter : “Nous sommes tous responsables. Et nous disons : ‘Assez’ ! Il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre un terme à ce phénomène.
Il n’y a aucune différence entre ces femmes tuées, qu’elles soient de Kfar Yarka, Nazareth, Netanya, Tel-Aviv, Beersheva ou Kiryat Gat. Nous avons les moyens d’enrayer ce fléau.”
“Des millions de personnes sont concernées” L’histoire de Kanaan marque les esprits, de même que les 24 cercueils du défilé. Le nombre de victimes a augmenté de 16 % cette année, et ne représente que la partie visible de l’iceberg. D’après les experts de la Wizo et du ministère des Affaires sociales, au-delà des meurtres, des dizaines de milliers de femmes souffrent quotidiennement de violence physique, sexuelle, émotionnelle et verbale de la part de leurs compagnons.
“Nous estimons que des centaines de milliers de femmes vivent dans la peur et la terreur, dans leurs propres foyers”, explique Ronit Erenfroind-Cohen, directrice de la division pour la progression du statut des femmes à la Wizo. “Si vous y ajoutez les enfants et autres proches, qui sont témoins, ou souffrent d’une partie de ces abus, des millions de personnes sont concernées.”
“Nous ne parlons pas seulement de meurtres, nous traitons aussi les abus émotionnels, plus difficiles à reconnaître, mais qui peuvent s’avérer destructeurs pour la personne”, continue-t-elle, ajoutant qu’une campagne télévisuelle et numérique a été lancée cet automne par la Wizo contre cette forme particulière de violence.
“Si un homme demande continuellement à sa femme où elle va, ce n’est généralement pas parce qu’il l’aime, mais parce qu’il tente de la contrôler”, remarque Erenfroind- Cohen. “Nous sommes malheureusement devenus une société très violente, où les femmes sont mises à l’écart et traitées comme des biens de consommation”.
L’association, qui milite constamment pour sensibiliser l’opinion à la violence domestique, voudrait que le gouvernement place davantage l’accent sur ces questions et crée une autorité nationale pour lutter contre la violence dans la famille. “Dans bien des pays développés, une autorité de ce type existe”, avance Erenfroind-Cohen. “Cependant le gouvernement fait très peu, et chaque année le nombre de femmes tuées augmente. Le dernier meurtre est survenu pas plus tard que lundi dernier.”
Impliquer les hommes Said Tali, coordinateur national du combat contre la violence domestique pour le ministère des Affaires sociales, est également tristement conscient de la hausse des statistiques. Selon lui, toutefois, le ministère se préoccupe plus que jamais de la question. “Le fait que j’ai été recruté pour le poste montre combien le gouvernement a décidé de s’attaquer au problème et souhaite impliquer également les hommes”, affirme-t-il.
En fonction depuis un an, Tali a servi de médiateur pour divorces dans les plannings familiaux pendant plus d’une décennie. Il est le seul Arabe israélien à détenir un poste d’un tel niveau au sein du ministère.
Tali pense lui aussi que le chiffre de 24 meurtres - dont certains font la “une” des journaux et d’autres pas - est l’arbre qui cache la forêt de cette violence exponentielle.
Mais il souligne également que ces dernières années ont enregistré une hausse de fréquentations des centres publics de traitements familiaux et individuels.
Selon les chiffres du ministère, 9 749 familles se sont tournées vers ces structures en 2010, pour bénéficier de l’aide des travailleurs sociaux formés spécialement à cet effet. Soit une hausse de 14 % par rapport à 2009. En outre, 2 888 hommes, 25 % de plus que l’année précédente, ont demandé à être suivis individuellement. 86 centres existent au niveau national.
“Nous savons que nous devons encore intensifier la sensibilisation et persuader davantage de gens à raconter ce qui se passe”, dit Tali. Et d’ajouter : “Nous devons également élargir notre coopération avec d’autres institutions, telles que les services de prison et le ministère de la Santé, et améliorer le système d’information afin que des renseignements cruciaux soient partagés entre la police, les travailleurs de santé, le système scolaire et les assistants sociaux”.

La communauté arabe particulièrement concernée Tali travaille avec tous les secteurs de la population israélienne et pointe énergiquement que la violence “existe dans toutes les communautés”. Il est néanmoins tristement conscient d’une hausse significative des cas d’abus au sein du secteur arabophone du pays : 9 des femmes tuées cette année en étaient issues, selon la Wizo.
“Nous tentons de nous concentrer sur le problème chez les Arabes”, informe Tali. “Le ministère s’est montré très encourageant, et je sais qu’il reste beaucoup à faire parce qu’il s’agit d’un sujet complexe. Mais j’espère développer un programme spécial très prochainement.”
Le coordinateur souligne cependant que certains cas demeurent irrémédiables.
“Souvent, quand une femme est assassinée, elle n’a reçu ni traitement ni conseil des services sociaux”, fait-il remarquer. “Il faut se pencher sur chaque cas individuellement. Ils sont tous très compliqués et à l’image des patients qui entrent à l’hôpital, tous ne guérissent pas. Le traitement réduit certainement les risques de meurtre, mais ne l’empêche pas systématiquement.”