Le combat d’Otto Frank

Eva Schloss raconte les circonstances méconnues de la publication du Journal d’Anne Frank

1957, Londres. Otto et Fritzi Frank (photo credit: EVA SCHLOSS)
1957, Londres. Otto et Fritzi Frank
(photo credit: EVA SCHLOSS)
En bonne place dans la bibliothèque d’Eva Schloss, se trouve l’ouvrage Journal d’une jeune fille, plus connu sous le nom du Journal d’Anne Frank. La fascination ressentie par Eva pour ce livre est moins due au fait qu’elle et Anne se sont côtoyées lorsqu’elles étaient toutes deux de jeunes immigrantes à Amsterdam en temps de guerre, qu’au lien plus fort encore qui a marqué sa vie pendant 70 ans : après la guerre, Otto, le père d’Anne, s’est remarié avec la mère d’Eva, Fritzi. Si elle avait survécu, Anne aurait donc été sa demi-sœur.
Lorsque les Russes ont libéré Auschwitz en janvier 1945, Eva et sa mère ont partagé le même convoi bondé qu’Otto Frank. Ensemble, ils ont entrepris un pénible voyage jusqu’à Odessa, puis sont retournés à Amsterdam en juin 1945. Après s’être liés d’amitié, Otto et Fritzi se sont finalement mariés en 1953. Eva avait connu Anne en 1940, à l’âge de 11 ans : elles faisaient partie du même groupe d’amies qui se retrouvaient après l’école sur la place Merwedeplein, pour jouer, faire du vélo, ou parler des garçons. Bien qu’Eva pensait avoir bien connu Anne, la publication de son journal a été une véritable révélation : « Ayant le même âge qu’elle, j’ai été très surprise de constater à quel point Anne avait une vision du monde tellement mature, beaucoup plus que moi », se souvient Eva, qui vient de fêter son 88e anniversaire. « Elle écrivait sur le féminisme, la politique, et insistait pour ne pas remettre au lendemain les bonnes actions que l’on pouvait faire, ou l’aide à apporter à son prochain. C’étaient des propos surprenants pour une jeune fille de son âge. » 
Un héritage inestimable
Eva Schloss, dont le père Erich et le frère Heinz ont été déportés à Auschwitz avant de périr au camp de Mauthausen, avait 16 ans à la fin de la guerre. Elle a été le témoin privilégié de l’histoire qui a entouré la publication du journal. Otto s’est vu remettre le précieux manuscrit à l’été 1945 des mains de Miep Gies, qui était sa secrétaire avant la guerre et qui fut aussi l’une des personnes l’ayant aidé à se cacher avec les siens dans la fameuse annexe du 263 Prinsengracht.
C’est Otto lui-même qui avait offert ce carnet muni d’une couverture à carreaux à sa fille pour ses 13 ans en juin 1942, quelques semaines avant que la famille ne commence à se cacher. « Ceci est l’héritage laissé par votre fille », lui a dit Miep en lui remettant le précieux cahier.
« Otto a attendu trois semaines avant de pouvoir le lire. Sa lecture était si douloureuse qu’il ne parvenait pas à parcourir plus de quelques passages par jour », raconte Eva. « Mais il était tellement fier de sa fille qu’il montrait le journal à tout le monde. » Beaucoup de gens s’extasiaient sur le style d’écriture d’Anne. Celle-ci avait en effet entrepris de remanier son journal dans l’idée de le faire publier après la guerre, suite à l’appel lancé à la radio par le ministre de l’Education allemand en exil à Londres, qui avait demandé à la population de tenir des journaux de guerre.
C’est l’historienne juive Annie Romein qui a convaincu Otto qu’il était de son devoir de publier le manuscrit. Mais trouver un éditeur n’a pas été chose facile, jusqu’à ce qu’un article écrit par Jan, le mari de Romein, en 1946, aide à mettre le journal en lumière. Dans son papier publié par le journal hollandais Het Parool, il avait écrit : « D’après moi, ce texte apparemment anodin écrit par une enfant, incarne toute la laideur du fascisme, bien plus encore que toutes les révélations occasionnées par le procès de Nuremberg. » Finalement, l’éditeur hollandais Contact a décidé de faire paraître le journal sous le titre Anne Frank, Het Achterhuis (Anne Frank, l’annexe secrète), en 1947. Fritzi, la mère d’Eva, s’est investie auprès d’Otto pour que le journal soit publié. « Le soir à la maison, ils parlaient souvent de l’éventualité de le faire publier. Le père d’Anne a consciencieusement travaillé pour faire le tri, parmi les écrits de sa fille, entre ce qui d’après lui devait être rendu public, et ce qui devait rester dans la sphère privée, telles ses pensées intimes au moment de son flirt avec Peter, ou encore l’opinion négative qu’elle avait de sa mère.
Best-seller
« Anne serait tellement fière si elle était là pour voir ça », disait Otto après la publication du manuscrit. Pour autant, Eva raconte que la première parution n’a pas rencontré beaucoup de succès ; après la guerre, il semble que les gens n’étaient pas tentés par la lecture d’un livre relatant les souffrances endurées. « De plus, personne n’imaginait que les écrits d’une jeune fille relatant son quotidien pourraient avoir un quelconque intérêt », explique Eva. Ne se laissant pas décourager, Otto a alors contacté plusieurs éditeurs étrangers, qui ont accepté de le traduire. Puis il a tenté sa chance aux Etats-Unis, sans succès au début, jusqu’à ce que l’éditeur Doubleday accepte de tenter l’aventure. La première publication en anglais intitulée The diary of a young girl a donc vu le jour, et a marqué un tournant.
C’est la critique publiée par l’auteur et correspondant de guerre juif Meyer Levin dans le New York Times du 15 juin 1952 qui a tout changé. Celle-ci se terminait ainsi : « Je veux continuer à vivre même après ma mort », a écrit Anne. « Je suis si reconnaissante envers Dieu de m’avoir donné ce cadeau, cette possibilité de m’exprimer à travers l’écriture. En août 1944, sa cachette a été découverte, et le corps d’Anne était probablement l’un de ceux retrouvés dans la fosse commune de Bergen-Belsen. » Après que tous les occupants aient été emmenés, des amis de la famille ont trouvé le journal, et l’ont conservé. « C’est si terrible de penser qu’un esprit aussi vif et aussi pur a été coupé dans son élan par le génocide. Mais à travers son journal, Anne continue à vivre en Hollande, en France, en Italie, en Espagne et même en Allemagne.
Et maintenant son journal arrive aux Etats-Unis. Il ne fait aucun doute que les gens vont l’aimer, car cette magnifique jeune fille pleine de sagesse nous réconcilie avec l’âme humaine. » Suite à cette critique, le journal est devenu un best-seller, pour la plus grande joie d’Otto. Celui-ci a ensuite permis à Meyer Levin de porter le journal sur les planches, mais il n’est finalement pas parvenu à trouver un producteur. Suite à un âpre litige, Levin a amené Otto devant un tribunal. Plus tard, Levin rédigera un livre intitulé The obsession, dans lequel il décrira son impression d’avoir été floué dans cette affaire. Finalement, c’est le couple Frances Goodrich et Albert Hackett qui a obtenu les droits de la pièce, qui sera jouée à Broadway en 1955. Après un énorme succès sur les planches, le journal a été adapté à l’écran en 1959, avec Millie Perkins dans le rôle d’Anne.
« L’argent d’Anne »
Après son mariage avec Fritzi, Otto Frank a déménagé à Bâle, en Suisse. Il y a fondé, à la mémoire de sa fille, une institution au profit de laquelle il a reversé l’argent gagné avec les droits d’auteur du journal qu’il considérait comme « l’argent d’Anne ». Les bénéfices ont ainsi été distribués à de nombreuses œuvres caritatives. Par la suite, Otto a légué la version originale non publiée du journal au gouvernement allemand, qui après sa mort en 1980, a décidé de le faire paraître dans son intégralité et de le mettre à disposition de tous les éditeurs. Le journal a depuis été traduit dans 60 langues, et plus de 30 millions d’exemplaires ont été vendus.
Eva conserve des souvenirs particuliers de son beau-père et du grand-père qu’il a été pour ses trois filles. La délicatesse de celui-ci, qui l’avait conduit à ne pas épouser Fritzi avant qu’Eva se marie, sa chaleur et sa gentillesse, étaient une source constante de consolation et de réconfort après le traumatisme de la guerre. Et lorsqu’Eva a décidé de devenir photographe, c’est Otto qui lui a offert son premier appareil Leica. 
« C’était un homme exceptionnel, réfléchi et intelligent. C’était une personne vraiment incroyable », souligne Eva. « Il était un merveilleux grand-père pour mes filles, et il leur parlait souvent d’Anne. » Elle pense d’ailleurs que la maturité d’Anne provenait de l’éducation qu’Otto lui avait donnée. « Otto a lu avec elle l’intégralité de l’œuvre de Dickens, et ils ont échangé sur de nombreux sujets, ce qui lui a permis de développer son propre sens critique. Cela montre à quel point il est important de ne pas laisser l’éducation d’un enfant exclusivement entre les mains des professeurs. Le rôle des parents est primordial dans ce domaine. » C’est d’ailleurs sur le thème de l’éducation qu’Eva insiste auprès du public qu’elle rencontre à travers le monde en tant que survivante d’Auschwitz, et c’est aussi un sujet qu’elle a abordé dans ses trois livres, Eva’s story, After Auschwitz, et The promise (L’histoire d’Eva, Après Auschwitz, La promesse).
Le journal avait fini par être un moteur dans la vie d’Otto. « Il était totalement absorbé, non tant par Anne elle-même, que par ses pensées et le message qu’elles pouvaient véhiculer. » Cependant, il n’aurait jamais imaginé que le journal de sa fille jouerait un rôle aussi important dans l’éducation d’après-guerre, ni qu’il deviendrait un document littéraire d’une si grande importance. Otto Frank a beaucoup voyagé aux Etats-Unis, en Israël et en Allemagne afin d’inaugurer des bibliothèques et des écoles portant le nom de sa fille. « Il s’est adressé à la jeunesse et a pu parler d’Anne et de son message, tout en transmettant le sien. Un plaidoyer en faveur de la paix et de la tolérance », dit Eva.
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