Pieds-noirs : « les oubliés d’une omerta d’Etat »

Rencontre avec le journaliste Alain Vincenot. Son nouveau livre Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire analyse 130 ans d’une histoire passionnelle entre la France et l’Algérie

Pieds-noirs : « les oubliés d’une omerta d’Etat » (photo credit: DR)
Pieds-noirs : « les oubliés d’une omerta d’Etat »
(photo credit: DR)
Propos recueillis par Noémie Taylor-Rosner
 Comment a démarré l’idée de ce livre et pourquoi le publier maintenant ?
L’idée est partie d’une discussion récente et banale. Une connaissance a évoqué devant moi l’histoire d’un soldat métropolitain en Algérie à qui un colon a un jour refusé un verre d’eau, alors qu’il mourait de soif. Au-delà de l’anecdote, j’ai eu envie d’aller voir ce qui se cachait derrière ce mythe du colon cupide, cette image écornée des pieds-noirs. Le livre paraît également à l’occasion de l’anniversaire de la Toussaint rouge : il y a soixante ans, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une trentaine d’attentats antieuropéens ébranlaient l’Algérie, marquant le début d’une guerre achevée en 1962 par l’exil d’un million de pieds-noirs.
 On sent que vous cherchez à réhabiliter la mémoire des pieds-noirs souvent piétinée. Aujourd’hui pensez-vous que leur image commence enfin à évoluer ?
Dans ce livre, j’ai, en effet, voulu contribuer à réparer une injustice. Quant à l’évolution, on en est encore loin. Pour preuve : le vote, en novembre 2012, du Parlement français fixant au 19 mars la « Journée nationale de souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. » Le 18 mars 1962 avaient été signés les accords d’Evian. Ils promettaient un avenir radieux aux pieds-noirs, mais ne seront jamais respectés. Entre le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, et novembre de la même année, plus de trois mille pieds-noirs ont été enlevés ou assassinés. Mais ils semblent ne pas compter, oubliés par une sorte d’omerta d’Etat.
 Vous tordez le cou à l’image du pied-noir « à cravache et cigares » et montrez que, pour les nouveaux arrivants, l’installation en Algérie n’a pas toujours été simple, notamment financièrement…
Oui, le mythe du pied-noir richissime « faisant suer le burnous » a la vie dure. Vous vous rappelez cette phrase d’Albert Camus, en octobre 1955, dans L’Express : « A lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million de colons à cravache et cigares, montés sur Cadillac. » Lui-même, orphelin de la guerre de 1914-1918, avait été élevé à Belcourt, un quartier populaire d’Alger, par deux femmes analphabètes, sa mère, qui faisait des ménages, et sa grand-mère. En 1957, l’ethnologue Germaine Tillon, résistante durant la Seconde Guerre mondiale et déportée à Ravensbrück, soulignait que l’essentiel de la population pied-noir était composé de gens modestes. Elle évaluait les « très riches » à trois cents, dont une dizaine « excessivement riches ». Sur un million de personnes…
 Comment expliquez-vous la persistance de ce mythe ?
La propagande conjuguée du général de Gaulle, pressé d’en finir avec « la boîte à chagrins » algérienne, du parti communiste, des milieux « progressistes » anticolonialistes et d’intellectuels de gauche, a utilisé tous les moyens pour discréditer les pieds-noirs, les affublant des qualificatifs les plus repoussants, « racistes, fascistes, exploiteurs d’Arabes… ». Et de pratiquer l’indignation à géométrie variable. Ainsi, taisaient-ils pudiquement les atrocités commises par le FLN contre les pieds-noirs et la population arabe, mais propageaient à l’infini toutes sortes de légendes, comme celle du méchant colon qui refusait un verre d’eau à un appelé du contingent de métropole assoiffé.
 Vous dressez des similitudes entre le développement de l’Algérie française et la construction de l’Etat d’Israël…
Dans les deux cas, des hommes, des femmes ont asséché des marais, irrigué des vallées, construit des hôpitaux, des écoles, des universités, tracé des routes, érigé des villes dans des conditions très dures. Dans les deux cas, ils ont bâti un pays moderne. Je pense notamment à ce groupe d’habitants juifs de Jaffa qui, en 1906, décida de fonder une société pour construire des maisons dans les dunes, la future Tel-Aviv. Cet exemple me rappelle les camps de fortune qui, en Algérie, allaient devenir des « communes de plein exercice », puis des villes : Saïda, Ain Temouchent, Rio Salado, Boufarik…
 Vous évoquez dans le livre le destin particulier des juifs en Algérie : il semble y avoir une ambiguïté autour du terme pied-noir les concernant ?
La présence juive en Afrique du Nord remonterait au Ier millénaire avant J.-C. Les communautés auraient pris de l’ampleur après la destruction par les Romains du Second Temple de Jérusalem, en 67 et l’écrasement, en 135, de la rébellion de Shimon bar Kokhba en Judée. Sans oublier, au XVe siècle, les grandes vagues liées au bannissement des juifs d’Espagne.
Désignant des habitants d’Algérie d’origine européenne, le terme pied-noir ne s’appliquerait donc pas aux juifs. Toutefois, le décret Crémieux leur ayant attribué la nationalité française en 1870, ils sont passés, de fait, du statut d’« indigènes » à celui de pieds-noirs. On peut donc dire que les juifs d’Algérie sont devenus Français et pieds-noirs par assimilation.
 Pouvez-vous revenir sur les avantages que présentaient pour les juifs le décret Crémieux ?
Il les libérait du statut de dhimmi pas particulièrement enviable. Des témoignages de voyageurs et de diplomates du XIXe siècle, que je reproduis dans mon livre, les décrivent soumis au joug d’une tyrannie impitoyable : interdiction d’avoir une arme, même une canne, de garder leurs chaussures aux pieds en passant devant une mosquée, de monter à cheval, de s’asseoir devant un musulman, de s’approcher d’une fontaine quand un musulman s’y désaltérait… Ils n’avaient pas le droit de répondre aux insultes ou aux violences physiques et étaient parfois victimes de pillages, tabassages voire d’assassinats.
 Parmi les témoignages que vous citez, les familles juives sont souvent assez peu pratiquantes. Etait-ce une réalité répandue en Algérie et pourquoi ?
La volonté d’assimilation à la culture française était telle que les juifs d’Algérie ne cherchaient pas à se singulariser. A tel point qu’ils ne parlaient généralement pas de « circoncision », mais de « baptême » et ne disaient pas « bar-mitsva », mais « communion ». Très attachés à la République après le décret Crémieux, ils « laïcisaient » d’une certaine façon leur pratique religieuse.
 La plupart des juifs ont choisi de rentrer en France plutôt que d’émigrer en Israël. Pourquoi ? Ceux que vous avez interrogés ne se sont-ils pas sentis trahis par de Gaulle ?
C’est incontestablement la marque d’un attachement profond à la France. Quant au général de Gaulle, je ne pense pas que beaucoup de pieds-noirs, juifs ou non-juifs, l’absolvent de ses engagements non respectés. Lui qui avait clamé, le 6 juin 1958, à Oran : « La France est ici pour toujours ! » et, le 27 août 1959, à Saïda : « Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur l’Algérie ! » les a abandonnés. Pire : sa politique a consisté à les déconsidérer aux yeux de la nation. L’« homme providentiel », porteur de tant d’espoirs en Algérie lors de son arrivée au pouvoir en 1958 n’avait plus rien de commun avec l’homme d’honneur du 18 juin 1940.
 Votre description des violences perpétrées contre les pieds-noirs et les harkis est particulièrement frappante. Comment expliquer que celles-ci aient été si longtemps passées sous silence ?
Peut-être parce que la classe politique française, de droite comme de gauche, n’a pas à se glorifier du manque d’humanité dont elle a fait preuve à l’époque. A l’égard des pieds-noirs, contraints de choisir entre « la valise ou le cercueil » et de quitter un pays qu’ils chérissaient, où leurs anciens étaient enterrés. Le 5 juillet 1962, à Oran, l’armée française avait ordre de ne pas sortir de ses casernes, tandis que dans les rues, se déchaînait une haine meurtrière contre les pieds-noirs et les Arabes pro-français. Bilan : des centaines de morts et de disparus. Violences également à l’égard des harkis, qui avaient cru en la parole de la France, et de leurs familles, froidement livrés aux bourreaux du FLN. Entre 80 000 et 150 000 ont été massacrés dans des conditions effroyables. 
Alain Vincenot, Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, éditions de l’Archipel
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