Drôles de mômes

Les photos de Loretta Lux sont exposées en Israël pour la première fois. Entrez dans cet univers fascinant, parfois troublant…

La fillette qui attend, 2006 (photo credit: DR)
La fillette qui attend, 2006
(photo credit: DR)
On ne peut rester indifférent devant les photographies de Loretta Lux. Devant ces portraits méticuleusement mis en scène d’enfants trop sages, au regard intensément fixé sur le spectateur. Nostalgie captivante, malaise étrange. Ils suscitent à tous les coups l’émotion.
L’exposition Portraits imaginaires présente 19 portraits d’enfants que l’artiste a photographiés entre 2001 et 2008. Les œuvres proviennent de la Yossi Milo Gallery de New York, et seront visibles jusqu’au 13 juillet à la New Galerie du quartier Mousrara de Jérusalem. L’exposition coïncide avec le festival annuel des arts mixtes et de la musique de Mousrara. C’est surtout la première fois que les travaux de Loretta Lux sont présentés en Israël.
Référence à la Renaissance
« Le travail de Loretta Lux démontre à la fois une maîtrise impressionnante de l'outil photographique au niveau technique et une profonde connaissance de l'histoire du portrait dans la peinture », explique Avi Sabag, commissaire de l’exposition, fondateur et directeur de l’école Naggar de photographie, des médias et de la nouvelle musique de Mousrara. Et ce savant mélange pourrait bien être le secret de sa réussite. Car Loretta Lux a une formation de peintre et le revendique. Ses influences sont à rechercher essentiellement du côté des maîtres italiens de la Renaissance, comme Raphaël et Bronzino (maniérisme), ainsi que de ceux de la post-Renaissance. Ces portraits ne sont pas sans rappeler les enfants des peintures de Velazquez.
Mais l’artiste est également l’une des premières à exploiter pleinement la photographie numérique comme support artistique. Contrairement aux photographes d’art traditionnels, qui n’osent pas s’aventurer dans le monde de l’imagerie numérique, Loretta Lux confie que cette nouvelle technologie lui procure une plus grande liberté et lui permet un meilleur contrôle des œuvres qu’elle crée.
De l’autre côté du Mur
A l’âge de 20 ans, avant qu’elle ne s’intéresse à la photographie, Loretta Lux quitte sa Dresde natale, en Allemagne de l’Est, pour s’installer à Munich et étudier la peinture à l’Akademie der Bildenden Künste. Nous sommes en 1989. Une année importante : celle de la réunification allemande.
Celle qui a grandi derrière le rideau de fer se retrouve propulsée dans un nouvel univers qui émousse sa curiosité.
« Vu de l'autre côté du Mur, Dresde était vraiment coupé de l'Occident. A un certain âge, j’ai réalisé que j’étais coincée là-bas », raconte-t-elle. « Il fallait faire attention à tout ce que l'on disait ou faisait et l'individualisme était considéré comme une tare. » Une fois passée à l’Ouest pour étudier l’art, la jeune femme est enfin libre de satisfaire son désir d’expression créative et personnelle.
Mais après ses études, continuer à peindre s’avère trop coûteux. Elle décide alors de se lancer dans la photo. Au début, la photographie argentique lui semble difficile à appréhender. C’est pourquoi elle expérimente le numérique. Pour elle, c’est la solution idéale et le meilleur moyen de créer ses images.
L’avantage économique est évident, et sur le plan créatif, le numérique lui ouvre tout un monde de nouvelles possibilités. Loretta Lux a alors trouvé son créneau : elle puise son inspiration dans l’œuvre des peintres et artistes d’antan et la transpose en images numériques modernes. A l’époque, elle fait preuve d’un degré d’ingéniosité rarement vu dans la photo.
Liberté et transparence
Comme les modèles pour ses portraits ne courent pas les rues, Loretta Lux fait souvent appel à ses neveux et aux enfants de ses amis. C’est seulement lorsqu’elle prend conscience des véritables différences entre les adultes et les enfants que son travail se dote de sa véritable dimension.
Le réalisme qu’elle réussit à capturer dans ses photos d’enfants lui semble impossible à atteindre quand elle tente de photographier les adultes. « Les adultes sont trop conscients d’eux-mêmes. Les enfants, au contraire, n’éprouvent aucune gêne, ils sont plus aptes au jeu, plus ouverts. C’est beaucoup plus facile », explique-t-elle.
Les adultes ont du mal à lâcher prise et à se livrer : parvenir au résultat qu’elle souhaite tient alors de la gageure et elle n’est pas toujours maîtresse de l’image.
« Les enfants sont plus libres et complètement transparents », confie-t-elle. Pas besoin de les rassurer. Ils n'ont pas peur de perdre le contrôle.
Un étrange sentiment de malaise
C’est donc dans le naturel et la spontanéité de ses sujets que puise Loretta Lux pour créer l’atmosphère hyperréaliste, voire surréaliste qui imprègne ses portraits. Car certaines de ses images, elle le sait, suscitent parfois une sorte de malaise auprès de ceux qui les contemplent.
« Les enfants de Loretta ne réveillent pas nos souvenirs d'enfance », explique Avi Sabag. « Ils nous entraînent au contraire dans un monde froid et tendu. » Ils inspirent de la mélancolie voire de l’embarras. Peut-être parce qu’ils ne sourient pas et qu’ils fixent l’objectif avec insistance, comme s’ils scrutaient les spectateurs, le monde adulte qui les entoure.
Que son intention soit ou non de mettre le spectateur mal à l’aise, une chose est sûre : Loretta Lux offre une vision différente du monde de l’enfance, bouscule la perception que nous avons de l’âge tendre.
« Cela n'a aucun sens de poser, de sourire ou de rire, c'est artificiel », dit simplement l'artiste. « Il n'y a aucune raison de rire ou de sourire devant un appareil photo », insiste-t-elle, sans donner de plus amples explications.
Dans l’histoire de l’art, au moins jusqu’au siècle des Lumières, les enfants étaient en effet considérés et donc représentés comme des adultes. Peintures et sculptures les montrent toujours avec « des poses et des regards d’adultes ». C’est seulement plus tard que les portraits d’enfants changent radicalement. Aujourd’hui, la perception de l’enfance est tellement différente que les œuvres de Loretta Lux interpellent.
L’artiste elle-même n’a pas d’enfants. Ce qui ajoute peut-être une forme supplémentaire de détachement à son approche.
No comment
Contrairement à de nombreux artistes, qui se sentent obligés de commenter leurs œuvres, la photographe est convaincue qu’elle ne pourrait pas faire passer de véritable message avec des mots. Les images ont, dit-elle, de multiples significations et communiquent de manière plus intuitive que les paroles. Autrement dit, Loretta Lux laisse la porte ouverte à toutes les lectures de son œuvre.
Avec le recul, elle affirme que, si c’était à refaire, elle ne réaliserait pas de portraits et préférerait les natures mortes : les objets laissent en effet une plus grande latitude dans la perception du spectateur, estime-t-elle.
« Dans les portraits, le public se concentre toujours essentiellement sur le sujet lui-même. Les natures mortes sont plus métaphoriques, et offrent donc une plus grande ouverture sur le plan de l'interprétation », affirme-t-elle.
« Cela ne veut pas dire, pour autant, que les portraits ne possèdent pas leurs vertus et avantages propres. Les portraits sont fascinants. Ils nous permettent d’étudier un visage avec attention. Dans notre société, il est inconvenant de fixer quelqu’un. Avec un portrait, on peut examiner à loisir le sujet désiré, sans en encourir les foudres. »
Aussi invite-t-elle le public de Jérusalem à profiter de l’occasion et à prendre son temps pour découvrir ses portraits insolites et troublants. 
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