Erfut, une ville allemande marquée par le passé

Visite à travers la ville médiévale marquée par un millénaire d’antisémitisme

La Vieille Synagogue, la plus ancienne d’Europe (photo credit: MICHAEL SANDER/CC BY-SA 3.0 WIKIMEDIA COMMONS)
La Vieille Synagogue, la plus ancienne d’Europe
(photo credit: MICHAEL SANDER/CC BY-SA 3.0 WIKIMEDIA COMMONS)
Erfurt, capitale de la Thuringe, est une cité médiévale bien conservée du centre de l’Allemagne, dont l’architecture a survécu aux guerres mondiales et à l’occupation soviétique. Les hautes cathédrales et le Krämerbrücke, le pont pittoresque bordé de part et d’autre de boutiques à colombages, lui confèrent une atmosphère de conte de fée.
Massacres à répétition
A première vue, Erfurt semble avoir été un havre de paix pour la communauté juive, puisqu’on y trouve encore de vieilles synagogues demeurées intactes ainsi que plusieurs mikvaot (bains rituels). Les apparences, cependant, sont plus trompeuses que jamais.
Selon les archives, c’est au XIe siècle que les premiers juifs s’installent à Erfurt. 25 d’entre eux mourront lors des Croisades. Par la suite, en 1349, la communauté est entièrement décimée : les chrétiens de la ville déclenchent un pogrom, une mesure « préventive » destinée d’une part à éloigner la peste qui se propage, et d’autre part à répondre à des allégations antisémites accusant les juifs d’empoisonner les puits. Les 900 juifs d’Erfurt sont tous massacrés.
Cette tuerie a pour effet de mécontenter l’archevêque de Mayence, à qui les juifs de la ville versaient jusque-là un impôt pour garantir leur protection : 23 kg d’argent et 4 de poivre par an. L’ordre est donc donné d’attirer de nouveaux Juifs dans la ville. C’est ainsi qu’Erfurt accueille sa troisième vague de population juive. Celle-ci jouira d’une relative tranquillité (moyennant la fameuse taxe protectrice) jusqu’en 1453. Cette année-là, le conseil municipal décide que la ville s’acquittera elle-même du montant de cette taxe annuelle, afin de pouvoir annuler la clause de protection. Les juifs s’empressent de fuir. Ils ne reviendront que 350 ans plus tard, en 1802, une fois Erfurt intégrée à la Prusse. Cette nouvelle ère de calme et de prospérité pour la communauté prendra fin brutalement avec la période nazie. La quasi-totalité des 1 100 habitants juifs d’Erfurt finiront assassinés dans les camps de concentration.
Les quatre synagogues
Paradoxalement, et comme dans de nombreuses villes d’Europe, c’est aussi en raison de cet antisémitisme, à la fois virulent et ordinaire, que l’histoire des juifs de cette cité allemande est si bien préservée. Sur les quatre synagogues de la ville, nommées selon leur aspect (Vieille, Petite, Grande et Nouvelle Synagogues), seule la Grande a disparu, détruite lors de la Nuit de Cristal.
La Vieille Synagogue, érigée pour la première fois en 1094, passe pour la plus ancienne synagogue d’Europe centrale encore existante. C’est en 1349, après l’extermination des 900 juifs de la ville, qu’elle a cessé de fonctionner comme telle. Transformée en entrepôt après le pogrom, sa vocation d’origine est tombée dans l’oubli pendant plusieurs siècles, ce qui explique que nul n’ait prêté attention à l’édifice lors de la Nuit de Cristal.
Après la guerre, Erfurt a connu sa cinquième vague de peuplement juif mais la Vieille Synagogue n’est pas pour autant redevenue une maison de prière. Elle sert aujourd’hui de musée et chuchote le passé dévastateur de la ville. A l’entrée se trouvent quelques pierres tombales brisées, tandis qu’à l’intérieur, de vieux piliers de bois soutiennent l’étage supérieur. Dans la cour, un guide raconte brièvement l’histoire du bâtiment. On pourrait certes faire davantage pour raconter un millénaire d’antisémitisme à Erfurt, mais, dans un sens, la collection présentée dans la cave suffit à remplir cette mission. Il s’agit d’un ensemble de reliques d’une valeur de plusieurs dizaines de millions d’euros ayant sans aucun doute appartenu à un habitant Juif de la ville, découvert en 1998 par des archéologues près de la synagogue. L’urne qu’ils ont trouvée renfermait ainsi un véritable trésor composé de boutons, de broches, de bagues, de tissus précieux, de plusieurs kilos de pièces d’argent et de lingots. Le clou de la collection : une bague de fiançailles ornée d’un temple en or sur laquelle sont gravés les mots hébreux « mazal tov ».
Construite en 1840, la Petite Synagogue, située à quelques centaines de mètres de la Grande, n’a été utilisée qu’une cinquantaine d’années à peine. Restaurée en 1998, elle comporte un petit mikvé et propose aujourd’hui un rapide survol de l’histoire des juifs d’Erfurt. Le bain rituel voisin de la Vieille Synagogue se révèle plus intéressant. Une fois les juifs du Moyen Age rayés de la population locale, ce mikvé situé au bord de la rivière a été, tout comme l’édifice religieux attenant, converti en entrepôt qui a fonctionné en tant que tel durant un millénaire. Au début des années 2000, alors que la ville avait lancé un projet de travaux publics pour modifier l’aspect des berges, des ingénieurs ont remarqué la présence de pierres angulaires qui ne paraissaient d’aucune utilité. Les experts, convaincus que quelque chose se trouvait sous terre, ont commencé à creuser. C’est comme cela que l’ancien mikvé a été mis au jour. Aujourd’hui, un cadenas en barre l’accès et les curieux ne peuvent le visiter sans un guide qui connaît le code. La plupart du temps, on ne voit là qu’un trou profond avec une sorte de flaque en son centre, mais quand le niveau des eaux monte, le bain rituel se remplit.
Après la Seconde Guerre mondiale, 15 rescapés de la Shoah sont revenus dans la ville. Ils n’étaient guère plus nombreux à avoir survécu. Erfurt était alors située en Allemagne de l’Est, en zone administrée par les Soviétiques. Ceux-ci ayant également souffert des nazis, sans doute ont-ils éprouvé une certaine empathie à l’égard des juifs. Toujours est-il qu’en 1952, ils ont autorisé les survivants à bâtir la Nouvelle Synagogue. C’est la seule construction érigée en RDA qui ait servi exclusivement de synagogue. Si les quelques rescapés ont fait croître leur communauté, aujourd’hui les juifs vivant à Erfurt sont principalement des immigrés russes, comme il y en a beaucoup en Allemagne. Avec son architecture de style communiste, la Nouvelle Synagogue ne présente guère d’attrait pour les touristes, mais elle sert de centre de réunion à la petite communauté de la ville.
Un pays sûr
Benjamin Kochan est le rabbin des quelque 600 juifs d’Erfurt et le chef spirituel des 200 autres dispersés aux quatre coins de la Thuringe. Lui-même immigrant russe, il a grandi en Union soviétique, totalement déconnecté de son identité religieuse. C’est seulement quand sa famille est venue s’installer en Allemagne qu’il a commencé à explorer ses racines juives, assuré de pouvoir y affirmer son judaïsme en toute sécurité. « Je pense que l’Allemagne est l’un des pays les plus sûrs pour les juifs à notre époque », dit-il, attribuant cette sécurité à la reconnaissance par le pays de sa culpabilité dans la Shoah, contrairement aux Etats voisins. « Tous les autres pays se sont posés en victimes. Même la Pologne, alors que des pogroms y ont été organisés au lendemain de la guerre… Accepter que l’on soit coupable veut dire que l’on est en mesure d’éduquer les générations suivantes. »
Il a cependant fallu plusieurs décennies à l’Allemagne pour exprimer des regrets et intégrer dans ses programmes scolaires ce millénaire d’atteintes aux droits de l’homme dont les juifs ont fait les frais. Benjamin Kochan, qui fréquentait un lycée allemand au lendemain de la guerre froide, se souvient de ses cours d’histoire, où l’on évoquait les années 1930 et 1940 sans jamais mentionner la Shoah, et où l’on glorifiait les Croisés. Il relate que lorsqu’il demandait à ses professeurs de parler du sort des juifs pendant les Croisades, ceux-ci détournaient la tête.
La banalité du mal
L’un des sites modernes d’Erfurt donne certainement à réfléchir. Il s’agit des anciens bureaux de Topf & fils, l’entreprise chargée de concevoir les fours qui ont si efficacement brûlé des Juifs et beaucoup d’autres prisonniers à Buchenwald (proche d’Erfurt). Topf & fils a ainsi élaboré une grande partie des crématoires utilisés dans les camps de concentration, ainsi que les accessoires permettant d’y charger les corps. Aujourd’hui, ces bureaux sont devenus un musée : on y voit comment une entreprise allemande tout ce qu’il y a de plus normal – produisant de l’équipement pour les fabriques de bière – des employés et des résidents de la ville tout ce qu’il y a de plus banal – ont été métamorphosés sous l’effet  de la propagande nazie. Y sont exposés, entre autres, des documents décrivant le gazage à Auschwitz – ce qui prouve que
la société n’ignorait rien de l’utilisation qui serait faite de ses fours – et le détail du travail des ingénieurs.
C’est une nouvelle Allemagne qui existe aujourd’hui, un pays conscient de ses fautes, qui a établi des lois pour prévenir la montée de l’antisémitisme parmi ses citoyens. Malgré tout, reconnaître cette dichotomie entre le passé et le présent dans une ville comme Erfurt n’est pas forcément aisé. Pour preuve, cette sculpture de bois située dans la cathédrale Sainte-Marie, la plus grande église de la ville, figurant Ecclésia, une représentation médiévale de l’Eglise, équipée d’un bouclier à blason et chargeant Synagoga, qui personnifie la religion juive. Celle-ci, chevauchant un porc, désigne le juif, dépeint comme taré et donc voué à mourir. Tant qu’il existera des représentations de ce genre, nous nous souviendrons de l’obligation vitale d’éduquer les jeunes générations. 
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