Le temple de l'artiste

Le Mahané Yéhouda est depuis quelques mois le cadre d’un ambitieux projet : après la fermeture des stands, les stores baissés s’ornent d’immenses peintures célébrant des personnalités de l’histoire et de la culture juives

Portrait de Jonathan Pollard (photo credit: SARAH LEVI)
Portrait de Jonathan Pollard
(photo credit: SARAH LEVI)
C’est comme s’ils avaient surgi en une seule nuit. Pourtant, on jurerait qu’ils ont toujours été là. En réalité, voilà un peu moins d’un an que ces portraits géants ornent les stores des échoppes de Mahané Yéhouda, le shouk de Jérusalem. En arpentant les allées du marché, longtemps après la tombée de la nuit, ou encore le samedi, on découvre un lieu métamorphosé, plein de couleurs et de beauté. Et l’on se retrouve propulsé dans un monde spirituel inédit, où se raconte une histoire collective qui relie la Jérusalem antique à la vie des juifs en Israël.
C’est un jeune artiste talentueux, Solomon Souza, qui a peint ces quelque 83 œuvres (à ce jour). A l’aide d’une centaine de sprays de peinture, ce créateur plein d’imagination revisite scènes bibliques classiques, portraits de Grands Rabbins et leaders politiques israéliens, mais aussi amis et êtres chers. Résultat : des peintures urbaines très contemporaines. L’artiste peint également quelques tableaux abstraits d’inspiration très libre, et même des portraits de commerçants du marché.
Solomon Souza est né en Grande-Bretagne. Il a 22 ans, et tout le monde l’appelle « Sunny ». Voilà déjà sept ans que ce jeune garçon à l’air attentif peint au spray. S’il n’a jamais reçu de réelle formation en peinture ni en dessin, il vient d’une famille d’artistes : un grand-père, Francis Newton Souza, célèbre en Inde, et une mère, Karen Souza Kohn, bien connue en Angleterre. « Avoir une mère peintre a ses avantages », affirme le jeune homme. « Pour commencer, elle ne se prive pas de critiquer mes œuvres et me prodigue des conseils avisés qui me permettent de m’améliorer. »
Comme Moïse et Aharon
A 17 ans, Solomon Souza arrive à Jérusalem pour étudier dans une yeshiva de Nahlaot, pittoresque quartier mitoyen du marché, avec ses vieilles ruelles pavées et ses maisons qui rappellent la casbah. Là vivent côte à côte harédim, étudiants laïcs, juifs séfarades et jeunes immigrants, qui pratiquent un judaïsme décontracté de style hippie. L’endroit vibre de musique, d’art et de culture. C’est là que Solomon a rencontré la force motrice de son ambitieuse entreprise : Berel Hahn, 25 ans, un grand barbu costaud qui porte une kippa crochetée dorée et ne manque pas de bagout. Venu de Brooklyn, il vit depuis cinq ans en Israël et se décrit comme un vagabond qui aurait enfin trouvé sa place.
Solomon et Berel sont parfaitement complémentaires. Un peu comme Moïse et Aaron. Tandis que Berel et Aaron sont les bavards du couple, les promoteurs, Moïse et Solomon, réfléchissent et créent. Plein d’idées et extrêmement motivé, Berel fournit juste ce qu’il faut d’impulsion à Solomon pour lui permettre d’assurer son rôle de visionnaire. Avec Berel sur le devant de la scène, Solomon n’a plus qu’à se concentrer pour transformer en peintures les images qu’il a en tête. Et ses œuvres font vibrer le shouk la nuit.
L’idée de peindre les volets des échoppes vient de Hahn. Une nuit, dans les allées du marché silencieux, il a la vision d’une multitude de couleurs qui se déverseraient de tous côtés. Connaissant les dons de Souza pour la peinture au spray, il lui parle de son idée. La suite, on la connaît… Pour Hahn, Souza a bel et bien créé un musée de rue dans le shouk, en y introduisant tous les aspects universels de la culture juive, et en célébrant « la diversité dans l’unité ».
Le marché compte 300 stores, l’objectif étant de les peindre tous. Souza s’est mis au travail grâce à un don de 700 shekels venu d’un ami désireux de participer aux dépenses en fournitures. Un donateur discret, qui a tellement apprécié les premières œuvres qu’il a versé 2 000 shekels supplémentaires au duo. Le généreux bienfaiteur a simplement souhaité dédier cette collection à ses parents, de sorte que, dans une petite ruelle perpendiculaire à l’allée découverte du marché (communément appelée le shouk des Géorgiens), une peinture intitulée In Loving Memory (en souvenir) représentant la destruction du Second Temple, est dédicacée aux parents du donateur.
Des échoppes et des rabbins
Souza et Hahn ont démarré leur entreprise en janvier 2015. C’est d’abord à un ami, Ettie, propriétaire d’un stand de fruits et légumes dans la zone des Géorgiens, qu’ils proposent de peindre l’un de ses stores. Ettie accepte. Ils peuvent même en peindre trois, dit-il. La première œuvre est un simple portrait abstrait d’un vieil homme au visage bleu.
A la vue de ces peintures, les autres commerçants et les badauds manifestent leur curiosité. Ettie les envoie vers Hahn et Souza. Le lendemain soir, ces derniers ont une première commande, le surlendemain une deuxième… Peu à peu, tous les commerçants du shouk se déclarent intéressés. Certains réclament des portraits de rabbins célèbres ; Souza en a déjà peint onze à ce jour, dont les Grands Rabbins Ovadia Yossef et Mordekhaï Eliyahou, ainsi que Rabbi Chneour Zalman de Liadi, le fondateur du mouvement hassidique Loubavitch. « Sunny adore peindre les rabbins dont les commerçants ont déjà les portraits à l’intérieur de leurs échoppes ; il crée ainsi des situations gagnant-gagnant. Les commerçants sont ravis d’avoir un portrait original de leur rabbin, puisque cela apporte mazal et kavod (chance et respect). »
S’ils rencontrent des commerçants ayant des anecdotes intéressantes à raconter, Solomon peint leur portrait, sorte de testament en hommage au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du shouk. « L’idée est de créer une sorte de musée où les gens peuvent s’instruire et trouver de l’inspiration », explique Hahn.
Lorsqu’ils constatent que leur projet a du succès, les deux hommes commencent à peindre sans plus demander de permission. Le moindre volet uni du marché devient un support potentiel. 70 portraits originaux composent ainsi la première série de peintures de l’année juive 5775. Chacun d’entre eux a nécessité deux à quatre heures de travail à l’artiste. Souza et Hahn passent donc le plus clair de leur temps à transformer des volets sales et délabrés en supports d’histoires et de portraits pleins de vie et de couleurs.
Et les deux amis ne manquent ni d’idées ni de projets pour les œuvres à venir. Hahn cherche sans cesse des personnages et des anecdotes liées à l’histoire d’Israël, tandis que Souza charge sur son portable des images trouvées sur Internet qu’il utilise ensuite comme des guides visuels, quand il n’arrive pas avec un croquis dessiné à l’avance à partir duquel il travaillera. Les peintures acquièrent alors une vie qui leur est propre et évoluent en une création souvent inattendue, la plupart du temps complètement différente de l’idée originale. Une grande place est laissée à l’imagination…
Hommage à Jonathan Pollard
Le shouk est un univers à part entière. La journée, les clients viennent y faire leur marché dans une intense animation. Mais quand le soleil se couche, Mahané Yéhouda a une autre vie, dont Hahn et Souza sont devenus des personnages incontournables. Ils connaissent tout le monde, tant parmi les commerçants que parmi les habitués qui fréquentent les lieux une fois le marché fermé. Même les chats semblent savoir que c’est à eux que l’on doit le changement d’atmosphère…
Bien entendu, dès que Souza se met au travail, la foule se presse autour de lui. Les passants s’arrêtent pour regarder, poser des questions, lui serrer la main ou lui lancer des encouragements. Il a acquis une renommée et les gens chuchotent derrière son dos : « C’est lui, Solomon ? » avant de s’approcher avec une certaine déférence, qu’il mérite sans aucun doute…
Souza prend cet accueil avec bonne humeur. Il adore le fait de peindre au spray dans un espace public et l’idée de refaire le monde. Du moins celui du shouk. Le jeune homme se félicite des réactions que suscite son travail. Il faut noter que l’initiative est indépendante. « Les gens s’étonnent quand on leur dit que la municipalité n’a rien à voir avec ce projet, pas plus que les propriétaires des échoppes. Que nous sommes juste deux jeunes qui s’amusent à peintre les volets du marché… », indique Hahn.
Après avoir peint toutes les nuits pendant plusieurs mois, les deux complices se sont accordé des vacances durant l’été, pour revenir peu après les fêtes de Tichri. La deuxième série de peintures présente une nette évolution par rapport à la précédente : les motifs sont plus détaillés, les couleurs plus précises, le niveau de raffinement et de contrôle bien supérieur.
Quand Jonathan Pollard – l’espion israélien incarcéré 30 ans aux Etats-Unis – a enfin été libéré, Solomon Souza a peint son portrait à partir de sa photographie la plus récente. Dès le lendemain, l’œuvre était sur tous les médias sociaux. La peinture, qui s’est propagée sur Facebook, a été vue par 15 000 internautes. Car c’est aussi le but des deux comparses : donner à certains héros méconnus ou oubliés de l’histoire d’Israël, la reconnaissance qu’ils méritent.
Hahn et Souza espèrent que les gens se souviendront du sens premier de leur travail : « Je veux que les murs portent le témoignage de ce qui s’est passé ici, de l’histoire de Jérusalem, l’histoire du peuple juif de retour dans son foyer », dit Hahn. « Les combats, l’alliance de tous ces individus qui travaillent ensemble, je pense que beaucoup de gens peuvent apprendre de ça. »
Eternels rouspéteurs
Dans l’ensemble, les réactions des commerçants et des employés du marché sont extrêmement positives. Ceux du shouk géorgien (où se situent la plupart des peintures) sont ravis. Certains ont rencontré Solomon, qu’ils trouvent très sympathique, et ils estiment que ses peintures agrémentent leurs échoppes d’une merveilleuse façon. Hatam, qui vend des fruits face à la série « Les sept jours de la création », trouve cette œuvre pleine de sens.
Le café Mizrahi, une boulangerie à la française avec des tables en fer forgé où les gens aiment s’asseoir pour contempler l’animation du marché, se distingue désormais par la dernière création de Solomon : un portrait de la danseuse israélienne yéménite Hadassah Badoch Kruger. Après concertation avec tous les membres de la famille, les propriétaires ont accepté que l’artiste vienne peindre les trois volets de la boulangerie. Yoav Mizrahi, le fils, ne tarit pas d’éloges sur le travail de Solomon. « J’ai tellement aimé ce qu’il a fait sur le premier volet que j’attends avec impatience de voir le résultat sur les deux autres ! »
Arriver au travail et découvrir ces magnifiques peintures murales, là où il n’y avait la veille qu’un vieux store sans intérêt est donc, pour certains, la plus agréable des surprises. D’autres, en revanche, se montrent plus réticents. Une poignée de commerçants se sont plaints qu’on ne leur ait pas demandé leur avis avant de peindre leurs stores. Un employé du stand d’épices Rosemary, qui ne souhaite pas donner son nom, estime que, même si les peintures sont très belles, les artistes auraient dû réfléchir davantage à ce qu’ils allaient peindre et à l’endroit où ils allaient le faire. « Ce n’est pas juste qu’on soit obligé de regarder le Grand Rabbin Ovadia Yossef quand on s’installe au café pour boire une bière ! », se plaint-il. Sur le store de Rosemary, on peut voir le portrait d’un important rabbin du Moyen Age, le Rambam ou Maïmonide. Malgré ses réticences, lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de cette peinture, l’employé en question n’hésite pas à faire l’éloge du Rambam et à partager tout ce qu’il sait sur lui.
Yaron Assoulin, propriétaire de l’échoppe où Souza a peint Jonathan Pollard, n’a pas apprécié qu’on ne lui demande aucune permission. « C’est une très belle œuvre d’art, et ça aurait pu être sympathique s’ils n’avaient pas laissé une multitude de traces de peinture par terre devant le magasin. Lo Yafé ! [Ce n’est pas bien !] »
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