Les rails de la mort

A travers une exposition présentée à Tel-Aviv, l’Autriche se penche sur le passé de sa société de chemins de fer et reconnaît sa contribution décisive au génocide commis par les nazis

Magasins portant l'inscription "Juifs" en avril 1938 à Innsbruck (photo credit: DR)
Magasins portant l'inscription "Juifs" en avril 1938 à Innsbruck
(photo credit: DR)
Il y a tout juste 72 ans, Auschwitz-Birkenau, le plus grand camp de concentration et d’extermination nazi, était libéré par l’armée soviétique. Le 27 janvier dernier, à l’occasion de la Journée mondiale dédiée à la mémoire de l’Holocauste et à la prévention des crimes contre l’humanité, les peuples de toutes les nationalités ont rendu hommage aux six millions de Juifs, deux millions de Tziganes, 250 000 handicapés mentaux ou physiques et 9 000 homosexuels, assassinés par le régime nazi et ses collaborateurs.
Bien que l’Etat juif possède son Yom HaShoah, cette commémoration mondiale instituée par l’ONU a également été marquée en Israël par un certain nombre d’événements, dont l’ouverture à la bibliothèque Elias Sourasky de l’université de Tel-Aviv d’une fascinante exposition intitulée Les années confisquées : chemins de fer et national-socialisme en Autriche entre 1938 et 1945.
C’est à Milli Segal que l’on doit le concept d’« années confisquées », une Viennoise qui a également participé à la création du Musée du Kindertransport dans la capitale autrichienne en 2014. « Le réseau ferroviaire a joué un rôle très important dans la machine de guerre nazie », explique-t-elle lors de notre rencontre à Tel-Aviv, quelques jours avant l’ouverture de l’exposition. Quant aux Autrichiens eux-mêmes, ils ont été, selon elle, des « collaborateurs spontanés ». Il n’y a qu’à voir le nombre de ceux qui sont restés attachés à l’idéologie nazie malgré l’interdiction du parti d’Adolf Hitler [promulguée le 19 juin 1933] dans le pays : après l’Anschluss, ces « fidèles » ont dit aux Allemands : « Nous vous soutenons depuis le début, alors maintenant, donnez-nous du travail ! »
La société de chemins de fer autrichienne s’est montrée particulièrement empressée auprès des nazis allemands, et très désireuse de participer à la persécution des juifs. Pour preuve, le nombre d’employés qui travaillaient dans les chemins de fer du pays a doublé, passant de 57 000 en 1937 à 104 000 en 1945. « Il n’a fallu que cinq jours à la compagnie nationale pour accepter d’être intégrée aux chemins de fer allemands », souligne Milli Segal.
En quête de vérité
L’idée d’examiner de plus près le passé de l’entreprise vient de l’actuel chancelier autrichien Christian Kern (social-démocrate) qui avant d’occuper cette fonction, a dirigé pendant six ans la compagnie nationale de chemins de fer autrichiens (ÖBB). Christian Kern tient à faire connaître le passé noir de cette société, en même temps que ces petites lueurs d’espoir agitées par quelques rares employés hostiles à Hitler. « Malgré le rôle fondamental que l’entreprise ferroviaire a joué durant l’ère du national-socialisme, peu de chercheurs se sont penchés sur son action au cours de cette période. On a choisi de taire cette page de son histoire », affirme la chancelier. « Mais sans ce moyen de transport, la logistique de la Wehrmacht aurait été impossible à mettre en œuvre. Sans lui, l’Allemagne n’aurait pas pu mener sa guerre offensive en Europe. »
Car ce sont bien des trains qui ont transporté des millions de juifs et « d’éléments raciaux indésirables » vers les camps de la mort en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Lituanie et en France. « Sans la capacité logistique du réseau ferré, le meurtre systématique des Juifs d’Europe, des Sintis et des Tziganes, la déportation des Slovènes, des homosexuels, des témoins de Jéhova et des dissidents politiques n’aurait pas été possible », poursuit Christian Kern. « Durant la Seconde Guerre mondiale, trois millions de personnes venues de presque toute l’Europe ont transité en train vers les camps d’exterminations du régime nazi. »
Il a fallu du temps à l’Autriche pour modifier son approche de la Shoah et reconnaître qu’elle y avait pris une part active. C’est seulement en 1991 que, pour la première fois, un dirigeant national a déclaré officiellement que l’Autriche avait participé à la mise en œuvre de la solution finale, par la bouche du chancelier autrichien de l’époque, Franz Vranitzky, qui s’exprimait devant le parlement de son pays. Une rupture historique avec le narratif adopté jusque-là, qui posait l’Autriche comme la première victime du nazisme allemand. Cet aveu de culpabilité a ému le jeune Christian Kern, alors âgé de 25 ans. « C’est un discours qui m’a beaucoup impressionné et qui a eu une grande influence sur mon évolution », affirme-t-il.
Le chancelier évoque alors sa grand-mère maternelle qui travaillait, avant la Shoah, comme femme de ménage chez un couple juif. Durant la Seconde Guerre mondiale, ce couple est resté caché quelque temps dans un grenier et la mère de Christian, petite fille à l’époque, allait lui apporter à manger et à boire. Cependant, la Gestapo a fini par découvrir l’existence de la cachette et l’on n’a plus jamais entendu parler du couple en question. Cette histoire, Christian Kern l’a entendue depuis sa plus tendre enfance, de sorte qu’il a été informé très jeune de l’existence de la Shoah. « Ensuite, au cours de ma jeunesse, j’ai rencontré des survivants, j’ai beaucoup lu sur le sujet et je suis allé visiter Mauthausen [camp de concentration en Haute-Autriche]. Je pense appartenir à la première génération d’Autrichiens à avoir eu une perspective claire du rôle de mon pays dans la Shoah. »
Affronter le passé
Le dirigeant actuel de l’ÖBB, Andreas Matthä, est tout aussi désireux de faire connaître ce chapitre de l’histoire de l’entreprise. « Le chemin de fer a fourni une abominable contribution aux assassinats de masse industrialisés et à la guerre d’extermination », déclare-t-il. « Ce qui s’est produit à cette époque a été la forme la plus cruelle d’abus d’utilisation des voies ferrées. Nous devons accepter ce chapitre noir comme une part de l’histoire de notre compagnie et en tirer un enseignement pour l’avenir. »
Andreas Matthä souligne que désormais, l’ÖBB met un point d’honneur à informer ses employés de cette page terrible du passé de leur entreprise. « L’exposition permanente qui se tient dans notre centre de formation de St. Pölten [en Basse-Autriche], et l’ouverture du débat public sont des éléments importants pour la transmission de cette connaissance et le processus de mémoire. »
Avant de s’installer à l’université de Tel-Aviv, l’exposition a fait le tour de l’Autriche. Le catalogue qui l’accompagne présente des informations très détaillées sur l’histoire de la compagnie et son incorporation au sein de la Deutsche Reichsbahn, les chemins de fer allemands, à la suite de l’Anschluss en 1938. A l’époque, les autorités nazies avaient exigé de tous les employés qu’ils prêtent un nouveau serment d’allégeance à Hitler. En outre, les idées politiques de chacun avaient été scrutées à la loupe, amenant des centaines d’employés à perdre leur emploi pour des raisons « raciales », politiques ou autres. Toutefois, à en croire le catalogue, méticuleusement compilé par Traude Kogoj, responsable diversité du groupe ÖBB et directeur du projet Histoire de l’entreprise, ces purges raciales avaient commencé avant même la fusion des deux compagnies. « Etant donné l’antisémitisme latent qui régnait au sein des entreprises d’Etat avant 1938, le nombre d’employés juifs était déjà relativement faible », indique-t-il.
On ne dispose pas des chiffres exacts quant au nombre de fonctionnaires licenciés ou forcés par la Deutsche Reichsbahn à prendre une retraite anticipée suite à l’introduction de diverses mesures antisémites. Le registre des Vermögensanmeldungen (déclaration des biens détenus par des juifs) datant du 27 avril 1938 comporte les noms de 368 juifs, ainsi que de 11 Versippte, ou « affiliés au clan », employés dans les chemins de fer.
Un rôle décisif
Milli Segal a dû fournir un long et méticuleux travail d’analyse des archives pour trouver les textes et les photographies qu’elle recherchait, mais ses efforts se sont révélés payants. Au final, l’exposition qu’elle a conçue est aussi exhaustive que possible, et reconstitue le passé sans omettre la part d’émotion qu’il suscite. On y découvre notamment sur une carte grand format de l’Europe, toutes les ramifications du réseau ferré autrichien. « J’ai voulu montrer tous les itinéraires parcourus par les juifs et les autres populations visées pour atteindre les camps de la mort », explique-t-elle. « L’Autriche se trouve au centre de cette immense carte, puisque c’est le pays dont il est question, avec ses ghettos et ses camps de concentration. » La carte indique également les itinéraires empruntés par les enfants juifs autrichiens qui ont eu la chance de fuir vers la Grande-Bretagne avant la guerre, via l’opération Kindertransport.
Certains trains ont également sauvé des vies. C’est le cas des transports empruntés par des Autrichiens qui ont fui le pays à temps, même si beaucoup, par la suite, se sont retrouvés pris dans les mailles du filet de l’extermination nazie lorsque les Allemands ont envahi d’autres pays d’Europe. L’un des plus célèbres de ces rescapés est Sigmund Freud. Après un processus de négociation particulièrement long et onéreux avec les autorités nazies, le célèbre inventeur de la psychanalyse a pu se réfugier à Londres, où il a passé la dernière année de sa vie.
Avant d’arriver dans la Ville blanche, l’exposition s’est donc promenée à travers l’Autriche, mais pas exactement sous la même forme. « J’ai adapté la présentation selon les villes où l’on se trouvait », explique Milli Segal. « A Tel-Aviv, nous avons reconstitué un wagon à bestiaux dans lequel les visiteurs peuvent monter. Nous voulions reconstituer ces moments vécus par les victimes de la Shoah de la manière la plus concrète et la plus éclairante possible. » Une expérience qui peut se révéler particulièrement éprouvante pour certains. « A Salzbourg, nous étions dans un immense hangar, ce qui m’a permis de faire venir un véritable wagon à bestiaux », poursuit-elle. Si l’idée était de générer un certain malaise, Milli Segal a atteint son but. « Ces deux éléments [la carte géographique et le wagon à bestiaux] étaient très délicats. Les Autrichiens n’aiment pas beaucoup qu’on les confronte à leur passé. Mais j’étais sûre d’une chose : soit on me laissait réaliser l’exposition à ma manière, soit je renonçais au projet. »
Pour que ce dernier soit entériné, Milli Segal avait besoin de la bénédiction du chancelier Kern. « Je lui ai fait mon exposé un jour de Pourim », raconte-t-elle. « Je lui ai apporté des oreilles d’Aman que j’ai posées devant lui et j’ai commencé à parler. Soudain, le chancelier m’a demandé si je croyais en Dieu. J’ai répondu par l’affirmative, sans comprendre le rapport avec mon projet d’exposition. » Le désir que celui-ci avait d’instruire les Autrichiens et les autres sur l’histoire de la compagnie de chemin de fer durant la Shoah a fait qu’il a rapidement donné son accord. « OK, Mme Segal », a-t-il répondu. « Je vois que vous êtes résolue à faire les choses en grand… De quoi avez-vous besoin ? »
Héros méconnus
L’exposition honore également ceux qui ont choisi de résister. Malgré les contraintes de plus en plus strictes imposées aux employés de la compagnie ferroviaire et les exigences draconiennes en matière d’accroissement de l’efficacité au travail, sans compter l’obligation de prêter serment d’allégeance à la cause nazie et de s’engager à participer aux purges raciales, il semble que certains employés aient réussi à défier le Reich. Entre 1938 et 1945, 2 700 Autrichiens, hommes et femmes, ont été exécutés pour motifs politiques ; parmi eux,
154 employés de la compagnie de chemin de fer. Par ailleurs, 1 438 employés ont été envoyés en camps de concentration. 135 sont morts en prison ou dans les camps. Avec le temps, le cercle des répressions s’était peu à peu élargi : non seulement les employés déloyaux étaient eux-mêmes sévèrement punis, mais leurs familles ont également subi les conséquences de leur indocilité en voyant leurs tickets de rationnement supprimés.
Le catalogue de l’exposition compte près de 60 pages et vient étayer le matériel présenté de très nombreuses informations. A l’évidence, Milli Segal tient à nous donner à réfléchir… « Je voudrais qu’une fois rentrés chez eux, les gens prennent le temps de lire tout ça », dit-elle, « et de réfléchir à ce qui s’est passé. Sans les voies de chemin de fer et les trains, la guerre d’offensive en Europe n’aurait pas pu être menée. »
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