Rouleaux éternels

Certains sifrei Torah ont connu d’incroyables parcours qui témoignent des vicissitudes de l’histoire juive

Un sefer Torah vieux de quatre siècles, trouvé dans un chantier en 2006 (photo credit: DR)
Un sefer Torah vieux de quatre siècles, trouvé dans un chantier en 2006
(photo credit: DR)

Le cœur battant de chaque communauté juive à travers le monde est la synagogue, dans laquelle se trouve l’arche sainte qui abrite un ou plusieurs rouleaux de la Torah, habillés de velours et ornés d’argent. Pour le judaïsme, en effet, rien n’a plus de valeur qu’un sefer Torah. A l’image de ces fidèles qui, lorsque l’alarme incendie se déclenche, se précipitent vers l’arche pour en extraire les rouleaux au lieu de se diriger vers la sortie, ou de ceux qui, obligés de fuir pour échapper aux persécutions en laissant tous leurs biens derrière eux, se sont malgré tout entêtés à emporter avec eux un sefer Torah, les juifs ont de tout temps risqué leur vie pour sauver les précieux parchemins. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les nazis ont brûlé de nombreux rouleaux sacrés, pleinement conscients de ce qu’ils représentaient. Voici quelques récits à propos de ces sifrei Torah qui ont miraculeusement traversé les épreuves, le temps et les kilomètres.

 Une place de choix

Voilà deux ans que la synagogue du ministère des Affaires étrangères à Jérusalem utilise lors de ses offices un sefer Torah provenant de Bagdad. Agé de 150 à 200 ans, ce rouleau viendrait originellement de la région du Kurdistan irakien où il aurait été abandonné après 1948, lorsque la plupart des juifs ont dû fuir le pays avec interdiction du gouvernement irakien d’emporter leurs biens. Le rouleau s’est ensuite retrouvé entre les murs de l’ambassade israélienne en Jordanie. Après l’attaque de l’ambassade israélienne au Caire par une foule enragée, le ministère, redoutant une attaque similaire en Jordanie, a pris la précaution de retirer de sa représentation diplomatique à Amman tous les objets non indispensables, dont le fameux parchemin, transféré dans un local du ministère à Jérusalem. Le sefer Torah aurait ainsi pu finir dans l’oubli si Amnon Israël, le nouveau responsable des stocks de matériel du ministère ne l’avait remarqué. Au terme de six mois de restauration, le parchemin a officiellement pris place dans la synagogue du ministère en janvier 2015, en présence du Grand Rabbin séfarade d’Israël le Rav Yitzhak Yossef, ainsi que du ministre des Affaires étrangères Avigdor Liberman.

De la nuit de Cristal à une bat-mitsva

 Novembre 1938, nuit de Cristal. Dietrich Hamburger, président de la petite communauté de Fürstenau, fait ses valises à la hâte, et emporte avec lui le sefer Torah de la synagogue. Il prend un train pour la Hollande, où il reste caché jusqu’à la fin de la guerre, tandis que sa fille, son gendre et leurs enfants disparaissent dans les camps. Après la guerre, Siegfried, le fils de Dietrich, qui vit aux Etats-Unis, vient lui rendre visite, et repart en emportant le rouleau jusque chez lui en Californie. Une quarantaine d’années plus tard, l’arrière-petite-fille de Dietrich, Julie Ann Smith, qui a quelque peu perdu le contact avec ses cousins, rencontre un rabbin de San Anselmo en Californie qui, à sa grande stupéfaction, lui apprend qu’il est en possession du fameux rouleau qui lui a été remis par le fils de Siegfried, Steven. Quelques années passent encore. Alors que Julie Ann réfléchit à la façon de donner un sens particulier à la bat-mitsva de sa fille, elle se souvient du rouleau et réussit, après quelques recherches, à le localiser. C’est ainsi qu’à l’occasion de sa majorité religieuse, sa fille Charlotte a lu dans le sefer Torah que son arrière-arrière-grand-père avait sauvé des griffes nazies 75 ans auparavant.

Le survivant

L’un des sifrei Torah utilisés depuis les années 1980 dans la synagogue américaine Beth Shalom située à Santa Fe au Nouveau-Mexique, a survécu à deux épreuves : la Shoah, puis la mousson. Le rouleau, vieux de 250 à 300 ans, demeure l’un des seuls objets de culte ayant appartenu à la communauté autrefois très active de Mlada Boleslav en Tchécoslovaquie. Avant d’être envoyés dans les camps de concentration, ses membres ont pris soin de rassembler les rouleaux de Torah et autres objets de culte en un même endroit. Ainsi, tandis que la grande majorité de ces juifs ont été assassinés, les rouleaux, eux, ont survécu. Ils ont été déplacés à Prague en 1942, et conservés dans un entrepôt avec près de 1 500 autres sifrei Torah confisqués par les nazis. En 1963, les rouleaux ont été découverts par un expert, qui s’est arrangé pour les acheter et les faire sortir de Prague. Ils ont ensuite été répartis dans différentes communautés à travers le monde, dont celle du temple Beth Shalom. Le sefer Torah de Mlada Boleslav, préalablement restauré en Angleterre, est unique, car il inclut à la fois des lettres écrites par des Ashkénazes et par des Séfarades. Le sefer Torah a été utilisé jusqu’en 2009, date à laquelle il a été sérieusement endommagé suite à de fortes pluies de mousson, qui l’ont rendu impropre à l’utilisation. Il a, depuis, été restauré.

Un précieux bagage

Après d’intenses activités clandestines de l’Agence juive en coordination avec le département d’Etat américain, un groupe de juifs yéménites a immigré l’année dernière en Israël. Pour être plus précis, 19 juifs et un sefer Torah. Parmi les nouveaux arrivants se trouvait en effet le rabbin Saliman Dahari, qui tenait sous le bras un rouleau sacré vieux de 500 à 600 ans. Le rabbin a été accueilli par le Premier ministre Benjamin Netanyahou, qui l’a chaleureusement remercié d’avoir apporté le parchemin. Mais le Yémen, lui, ne l’entendait pas de cette oreille : en signe de représailles, la police de Sanaa a arrêté un rabbin pour interrogatoire, accusé d’avoir aidé à faire sortir illégalement le rouleau du pays.

 Le prêtre, le pape, l’archevêque et la Torah

 Au cours de la nuit de Cristal, les nazis saccagent la synagogue de la Glockengasse de Cologne puis y mettent le feu. Le prélat Gustav Meinertz parvient alors à sauver le sefer Torah des flammes : il le conserve jusqu’à la fin de la guerre et le rend aux juifs de la ville ayant survécu. On estime qu’il avait été écrit en 1902. En raison des importants dommages qu’il avait subis, la communauté juive de Cologne s’est contentée de le mettre sur un présentoir dans sa synagogue de la Roonstrasse. Mais en 2005, alors qu’il visite ce lieu de culte, le pape Benoît XVI exprime la volonté que le rouleau soit remis en état. L’archevêque Joachim Cardinal Meisner entreprend alors de financer sa restauration. Après un travail de longue haleine effectué par un scribe de Jérusalem, le sefer Torah a finalement pu regagner la synagogue de Cologne où il a reçu un accueil triomphal, lors d’une cérémonie présidée par des dignitaires allemands et par les anciens Grands Rabbins d’Israël Yona Metzger et Shlomo Amar.

De Pologne en Ouganda

En arrivant dans le village ougandais de Putti en 2010 pour une mission médicale, le Dr Isador Lieberman ne s’attendait certainement pas à y trouver une communauté juive de 200 âmes. Si leur synagogue est une simple hutte, le médecin a été particulièrement touché en constatant que les fidèles lisaient la Torah dans un petit rouleau imprimé sur du papier, qui avait plus l’air d’un jouet que d’un objet de culte. Le chirurgien s’est alors engagé à faire parvenir à cette communauté un vrai sefer Torah. De retour aux Etats-Unis, Lieberman s’est mis en contact avec plusieurs rabbins locaux ainsi que des sofrim, dans l’espoir de se voir proposer de l’aide. C’est alors que l’un de ses contacts a appris que cinq rouleaux de Torah volés étaient entreposés dans le casier d’un commissariat de Brooklyn depuis une dizaine d’années, sans jamais avoir été réclamés. Ils étaient donc disponibles à l’achat. Avec l’aide de donateurs, le Dr Lieberman a acquis l’un de ces rouleaux, qui s’est avéré plus tard avoir été écrit en Pologne dans les années 1930, et avoir été sorti du pays pendant la guerre. Après avoir été minutieusement restauré, le sefer Torah a enfin pu être lu dans la nouvelle synagogue en construction de Putti, sous l’oreille attentive de Lieberman. Drôle de parcours pour ce sefer Torah, depuis le shtetl en Pologne jusqu’aux collines de l’Ouganda.

Réunis par le destin

1938, en Allemagne. Ernst Brager savait qu’il était temps de fuir. Déjà arrêté eux fois par les nazis, il n’avait été relâché qu’en reconnaissance de la Croix de fer reçue pour sa bravoure lors de la Première Guerre mondiale. Il s’arrange alors pour obtenir un faux passeport et décide de partir pour la France. Dans ses bagages, Brager prend soin de dissimuler deux sifrei Torah. Arrivé à Paris, il rencontre sa future femme, Gretel. Une fois mariés, les époux obtiennent un visa pour la Grande-Bretagne par l’intermédiaire de Bernard Jacobson, qui se porte garant pour le couple, condition sine qua non pour la délivrance du précieux document. Arrivés à Londres, les époux mettent les rouleaux en lieu sûr. Lorsqu’Ernst décède en 1986, son fils David retrouve les rouleaux et les amène à un sofer pour les faire vérifier : l’un d’eux est déclaré inutilisable, et le deuxième doit subir une restauration importante.

Lorsque David et son épouse Sarah partent s’installer en Israël, ils emportent avec eux le fameux parchemin. Un scribe de Jérusalem leur suggère alors de couvrir les frais de réparation de celui-ci en le louant à une communauté pour une durée de quinze ans. Le sefer Torah atterrit ainsi dans une synagogue toute nouvelle de Rehovot. Plus de quinze années après, David décide de récupérer le rouleau. Mais l’objet est introuvable, tout comme le contrat sur lequel figure le numéro de série du parchemin permettant de l’identifier. Après maintes recherches, David finit tout de même par retrouver le sefer Torah dans une yeshiva qui possède déjà plusieurs rouleaux et décide de se mettre en quête d’un lieu de culte dans le besoin pour abriter l’héritage de son père. L’un de ses amis lui parle d’une nouvelle yeshiva à Jérusalem, dirigée par un rav britannique. David appelle le rabbin qui lui dit s’appeler Moshe Jacobson, un nom bien familier… La boucle était ainsi bouclée : le sefer Torah a finalement trouvé demeure dans la yeshiva fondée par un descendant de Mr Bernard Jacobson, le bienfaiteur ayant permis à son père d’avoir la vie sauve.

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