Shalom Italia : une histoire familiale pendant la 2nde guerre mondiale

Dans son deuxième documentaire, Tamar Tal oriente sa caméra sur trois frères partis sur les traces de leur enfance pendant la Shoah

Les frères Anati, de gauche à droite, Reouven, Andrea et Emmanuel (photo credit: DR)
Les frères Anati, de gauche à droite, Reouven, Andrea et Emmanuel
(photo credit: DR)
A l’occasion d’un congrès annuel de psychanalyse, Emmanuel Anati, 84 ans, donne une conférence en Sicile. Cela fait des années que cet universitaire éclectique, mondialement connu pour ses compétences en archéologie, en anthropologie et en art préhistorique, est invité par ce groupe d’experts pour partager ses observations sur des sujets très variés. Cette année-là, il est question de la solitude.
« Mes chers collègues… », commence-t-il. Il marque un temps d’arrêt avant de poursuivre. « Pour la première fois, je vais vous parler de quelque chose de très personnel… » Emmanuel se penche alors sur son enfance en Italie. A l’époque, il revient juste d’un voyage avec ses deux frères sur les lieux où ils ont grandi et se sont cachés pendant la Shoah. Des lieux où, depuis 70 ans, ils n’étaient jamais retournés.
Road trip en enfance
Ce passage fort en émotion figure dans l’épilogue du documentaire israélien Shalom Italia (en hébreu, Trois frères et une grotte). Ce n’est pas un hasard si la cinéaste Tamar Tal ne montre que la première phrase de la conférence d’Emmanuel : c’est en accord avec son parti pris de retenue, sa volonté de résister à la tentation de sombrer dans le mélodrame. La réalisatrice préfère tisser une étonnante étude de caractère pour chacun des trois frères autour de ce road-trip réalisé à un âge avancé, plein d’humour et dénué de toute tentation vers le larmoyant.
L’idée de ce film, explique-t-elle, est née d’une conversation banale autour de la table du dîner familial du vendredi soir à Mazkeret Batya. Ce soir-là, son beau-père Reouven, dit Boubi, le benjamin de trois frères, annonce qu’il part en voyage en Italie, où il est déterminé à retrouver la grotte où toute la famille est restée cachée pendant la Shoah. Après avoir un peu insisté, Boubi parvient à convaincre ses deux aînés, Andrea et Emmanuel, de se joindre à lui. Il faudra ensuite beaucoup de force de persuasion à Tamar Tal pour les convaincre à son tour de la laisser les accompagner avec sa cameraman Emmanuelle Mayer.
Les frères Anati donnent donc leur accord et, un mois plus tard, tous les cinq prennent l’avion pour Rome, d’où ils se mettent à sillonner les paysages de Toscane, serrés dans une Fiat Panda. Jamais encore, les trois frères n’ont voyagé ensemble sans leurs femmes et leurs enfants. Ils n’ont pas non plus cherché à retrouver la maison de leur enfance à Florence et n’ont jamais beaucoup parlé, ni entre eux ni avec d’autres, de ce qu’ils ont vécu à l’époque.
Leurs parents, Hugo, un riche architecte, et Elza, vivaient à Florence, où la famille était installée depuis de nombreuses générations. En 1943, alors que les juifs commencent à être raflés et déportés à Auschwitz, le couple décide de se réfugier dans la campagne italienne avec les deux grands-mères et leurs quatre fils [dont Gabriel, décédé il y a 20 ans].
Au cours des deux années suivantes, ils iront de cachette en cachette.La structure dramatique du film s’appuie sur les tentatives d’Emmanuel, Andrea et Boubi de localiser l’un de ces abris : une grotte, très haut dans la montagne, qui a été leur dernier refuge sûr. Les trois frères arpentent donc les forêts avec, pour tout équipement, des paniers de pique-nique, étudiant toutes les pistes possibles. A quoi ressemblait cette grotte ? Comment se déroulait la vie à l’intérieur ? Serait-il possible que ce n’ait pas vraiment été une grotte, après tout ? On ne sait pas s’ils finiront ou non par la retrouver, mais il apparaît vite que cela n’a pas une très grande importance.
Graveuse de mémoire
« Ils sont redevenus tels qu’ils étaient enfants. Et à présent, malgré toutes leurs différences, chacun des frères peut décider s’il est prêt à accepter la version de l’histoire des deux autres », fait observer Tamar Tal. Tandis qu’ils grimpent, parlent, se disputent, rient, admirent des paysages d’une beauté époustouflante et se régalent de vins locaux, de fromages, de tomates et de salami, le spectateur commence à se faire une idée de ces trois personnalités très dissemblables qui ont gardé des souvenirs différents du passé.
Extrêmement sérieux, Emmanuel, qui avait 14 ans lorsqu’a débuté l’odyssée de la famille, ne cache pas son scepticisme devant la plupart des histoires racontées par ses frères. Il évoque pour sa part le passé comme une époque de grande solitude. Andrea, toujours enjoué, avait 12 ans à l’époque et il se souvient qu’il jouait à Robin des Bois avec des arcs et des flèches dans les forêts. « On s’est bien amusés pendant la Shoah ! », dit-il sans honte. On le voit souvent marcher dans les collines devant les deux autres. Quant à Boubi, le bon vivant, 4 ans à l’époque, il n’a pas beaucoup de souvenirs directs, mais il s’en est fabriqué à partir de ceux des autres. A l’initiative de ce périple, c’est lui le plus curieux.
« Ce qui m’a le plus intéressée lorsque j’ai fait ce film », explique Tamar Tal, « c’est d’explorer la façon dont nos souvenirs influencent notre vie. J’ai cherché à me concentrer sur ce qui se passe lorsque des frères revivent leur enfance et partagent entre eux des fragments de mémoire. Je voulais permettre au spectateur d’être en direct, au moment même où ils vivent tout cela, et d’observer l’effet que ces réminiscences ont sur eux. »
Le film ne comprend aucune interview face à la caméra et n’utilise pas non plus les techniques didactiques des documentaires classiques. Il se contente de mettre l’accent sur les dialogues, les séquences mélancoliques ou humoristiques et les paysages lyriques tandis que les frères apprennent petit à petit à accepter les autres. Tal laisse le spectateur se faire sa propre idée de ces individus et de la façon dont les souvenirs qui rejaillissent les affectent.
Toutefois, lorsqu’au cours de notre entretien, Tamar Tal décrit chacun de ces personnages tel qu’il était à l’époque et tel qu’il est maintenant, un lien très évident apparaît entre le passé et le présent. Ainsi, Emmanuel, pour qui il a été très difficile d’abandonner le lycée et ses amis, a construit sa carrière autour des études universitaires. Et il semble très à l’aise lorsqu’il se promène dans le paysage désertique du Néguev où il vit, près de Mitzpe Ramon. Andrea, l’enfant de la nature, est resté, à plus de 80 ans, un amoureux des grands espaces, et il passe ses week-ends à faire de la varappe en montagne. Boubi, lui, a pris un peu de chacun de ses frères : comme Andrea, il est immergé dans la nature et a bâti sa carrière autour des parcs naturels du monde entier, et, comme Emmanuel, il ne voulait surtout pas – jusqu’à cette épopée – se confronter au passé. Pas une fois, il n’a été tenté de s’aventurer sur les traces de sa famille à Florence, bien qu’il vive en Italie six mois par an.
L’art du documentaire
Shalom Italia est le deuxième documentaire long-métrage de Tamar Tal. Le premier, Life in Stills, qui présente une grand-mère et son petit-fils unissant leurs forces pour pouvoir conserver le magasin de photos familial, reflétait déjà le style cinématographique de la réalisatrice : étudier en profondeur des personnages qui évoluent autour d’événements dramatiques, mais sans s’appesantir sur ces événements eux-mêmes. Life in Stills s’est vu décerner l’Ophir (oscar israélien) et le DocAviv du meilleur documentaire en 2012.
Tamar Tal, 36 ans, a étudié la photographie et le cinéma à la Camera Obscura School for the Arts de Tel-Aviv. Elle insiste sur l’influence de David Perlov, l’un des premiers cinéastes israéliens à insuffler un style à la fois personnel et poétique aux documentaires. « Ses films m’ont appris l’importance d’établir et de partager notre point de vue avec le public. David Perlov avait aussi une façon bien à lui de laisser le spectateur se rendre compte de la façon dont est fait le film », explique Tamar Tal, soulignant qu’elle veille toujours à ne pas manipuler les événements qu’elle filme. « J’essaie de documenter tout simplement les situations telles qu’elles surviennent. Je n’hésite pas à filmer toute une journée pour ne conserver qu’un petit moment, qui révèle quelque chose d’authentique sur les personnages. »
Il a fallu plus de trois ans à Tamar Tal pour achever Shalom Italia, d’abord parce qu’elle est très méticuleuse dans le montage, auquel elle a consacré 120 séances de travail en collaboration avec Boaz Lion, spécialiste en la matière, ensuite parce qu’il n’a pas été facile de réunir les financements nécessaires à une post-production de qualité (musique originale et mixage, entre autres). La réalisatrice est parvenue à trouver des coproducteurs allemands (Tina Leeb et Jurgen Kleinig) et, en collaboration avec la chaîne israélienne Yes Docu et la fondation Makor, a monté un budget digne d’une production internationale. Le résultat est un travail cinématographique convaincant et très affûté qui a captivé le public qui se pressait récemment à la cinémathèque de Tel-Aviv pour le découvrir.
Il est rare que les documentaires israéliens soient présentés en dehors des programmes télévisés ou des festivals de cinéma, mais Shalom Italia attire depuis quatre mois les foules dans les salles israéliennes. Le film a été présenté en juin dernier, en première mondiale au festival AFI, à Washington, et il est prêt à entamer une carrière internationale.
De son côté, Tamar Tal s’est déjà remise au travail sur un nouveau projet, une série documentaire pour Yes Docu sur les aviatrices dans les forces aériennes israéliennes. C’est la première fois que Tsahal autorise des caméras à filmer le programme de formation de ses pilotes. Connaissant le talent de la cinéaste, il est probable que les spectateurs se feront bientôt une idée précise de cette expérience…
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