Un sofer pas comme les autres

Quand l’art de la plume fait peau neuve et que le scribe se fait calligraphe

Kalman Gavriel, sofer stam ou scribe juif (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Kalman Gavriel, sofer stam ou scribe juif
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Le sofer stam (ou scribe juif) a toujours été un personnage plutôt obscur. Son métier, qui bénéficie d’une aura de prestige, est peut-être le seul du monde religieux qui nécessite autant de créativité et de talent artistique. Le travail du sofer tient à la fois du copiste et du calligraphe : ses compétences sont requises aussi bien pour l’écriture d’un sefer Torah et de parchemins de mézouzot, que celle de ketoubot (contrats de mariage) et de versets juifs décoratifs pour orner la maison.
Devenir sofer n’est pas facile, car cela nécessite d’apprendre les milliers de règles complexes liées à la formation de chaque lettre. Ces connaissances se transmettent généralement de maître à élève, par le biais d’un apprentissage poussé. Différents styles d’écriture sont véhiculés par les enseignants, de tradition ashkénaze ou séfarade ; cependant, seules les personnes réellement versées dans le domaine seront en mesure de déceler les subtiles différences stylistiques.
Parmi ces scribes, l’un d’eux sort réellement du lot. Kalman Gavriel se distingue de deux façons : il s’emploie à démystifier la tradition de copiste en enseignant cet art sacré à ceux qui s’y intéressent, et apparaît plutôt comme un calligraphe que comme un copiste. Il a ainsi poussé son art bien au-delà de l’écriture de ketoubot et de versets décoratifs : ses créations débordent de couleurs chatoyantes et de formes originales. Au lieu de passages ornementaux, il permet aux versets de devenir eux-mêmes leur propre illustration.
Il transforme par exemple les premiers mots prononcés tous les matins par les juifs orthodoxes – la prière du Modeh ani – en un enfant qui danse sur le parchemin sur fond d’arbres et de fleurs à l’aquarelle. Sous sa plume, la bénédiction pour allumer les bougies de Chabbat s’élève en forme de chandelles dont les flammes sont constituées de lettres.
L’approche nouvelle de Kalman Gavriel qui revisite les lettres hébraïques pour inventer un art véritable, est fort éloignée du travail habituel des scribes. Une démarche particulière qui trouve sa source dans son histoire personnelle où se mêlent religion, sionisme, créativité et partage.
Naissance d’une passion
Avec ses tsitsiot qui pendent (franges rituelles portées par les juifs pratiquants) et sa barbe rousse en broussaille, il est difficile d’imaginer Kalman Gavriel ailleurs qu’au sein des murailles de Jérusalem. Son histoire, pourtant, commence aux Etats-Unis où il a grandi. Lorsque ses parents choisissent, par pure commodité, une école juive religieuse pour leurs enfants, cela va transformer profondément leur vie familiale. Le père de Gavriel se convertit au judaïsme alors que son fils est au collège, et la famille commence à s’investir au sein de la communauté.
A l’âge de 18 ans, le jeune homme part en Israël pour passer un an en yeshiva avant d’entrer à l’université. C’est à cette même époque que son frère aîné devient ultraorthodoxe. Gavriel discerne alors une certaine vérité dans cette démarche qui vise une compréhension plus profonde du judaïsme. Cela l’inspire et le pousse à rester en yeshiva une année de plus, puis une troisième.
Au cours de la troisième année, Gavriel rejoint la yeshivat hesder d’Otniel, dans les collines de Hébron, où il se familiarise avec les concepts plus profonds de la Torah. « J’ai toujours eu tendance à philosopher. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours cherché à tout analyser. Dans cette yeshiva, le monde semblait beaucoup plus vivant et animé, c’était le judaïsme du vécu par rapport celui des livres auquel j’étais habitué. »
C’est là qu’il découvre, grâce à un ami, l’art de la sofrout, l’écriture hébraïque. Le jeune homme demande alors à son maître de lui enseigner les lois relatives au métier de scribe. « Il ne possédait pas de formation très solide dans le domaine de l’écriture, mais il m’a appris les concepts des lettres, et surtout, que l’intention et la ferveur du scribe sont encore plus importantes que sa plume. J’ai vite appris et au bout de quatre mois, mon écriture était plus belle que la sienne. »
Pour l’amour des lettres
Kalman Gavriel pense avoir toujours eu une attirance particulière pour l’écriture hébraïque. Il se souvient ainsi qu’il griffonnait déjà des lettres sur ses cahiers d’écolier. « Il y a quelque chose qui me plaît à propos de ces lettres, j’éprouve une sorte d’affection pour elles et j’aime la façon dont elles sont construites. A petite échelle, elles constituent de magnifiques formes et à grande échelle, ce sont de belles images. »
Bien que les œuvres de Kalman Gavriel soient indéniablement artistiques, il n’a jamais suivi d’études d’art formelles, il a simplement appris sur le tas. Il a ainsi travaillé son style personnel et découvert le monde de l’art grâce aux créateurs avec qui il a collaboré au fil des ans, comme les peintres qui ajoutent des touches de couleurs et illustrent ses travaux.
Parallèlement à la création de pièces sur mesure, Gavriel organise des ateliers pour transmettre son art au public. « Je me considère comme une passerelle plutôt qu’un enseignant. Je fournis à mes élèves les matériaux dont ils ont besoin pour continuer seuls. »
Se concentrer sur la forme artistique comme le fait Kalman est une nouveauté dans l’art de la sofrout. « On me demande souvent si j’ai l’intention d’écrire un sefer Torah. J’en ai bien évidemment le désir, mais je sens que mon rôle est surtout de servir d’intermédiaire entre la tradition du scribe et la communauté au sens large, juive ou non. Mon intention est de construire une forme d’expression artistique pleine de sens, fidèle à une tradition riche, mais avec également un rayonnement contemporain. » Telle semble donc être sa mission : partager sa connaissance des lettres avec tous ceux qui souhaitent apprendre, et repousser les limites de la tradition de scribe en enseignant aux autres comment mêler leur créativité aux concepts religieux.
Gavriel commence ses cours en enseignant à ses élèves la mécanique et la définition des lettres. « Je les encourage à créer une lettre convenable à leurs yeux, afin de favoriser une certaine individualité tout en demeurant dans le cadre halakhique. »
Il me dévoile les secrets de la lettre hé : elle possède un petit youd incorporé dans sa forme, et ne peut être considérée comme un hé que si le youd commence à un certain point. Gavriel parvient à me communiquer son enthousiasme. Je sens que l’on m’a initiée au secret, et que les lettres que je vois tous les jours dans les journaux ou sur les panneaux dans la rue possèdent une profondeur que j’étais loin de soupçonner.
Au-delà des différences
Les élèves de Gavriel sont étonnamment divers : juifs et non-juifs, religieux et laïcs. A quoi cela tient-il ? « Je pense que notre génération est à la recherche de sens. Prenez le yoga et la médiation, par exemple. Par le biais de mon art, je donne aux gens l’opportunité de s’emparer de quelque chose d’esthétiquement beau doté d’un puissant message. J’encourage les personnes à s’exprimer de manière significative. » Il lui importe aussi de voir le public interagir avec la Torah de façon informelle, par « la méditation en mouvement » ou « l’art-thérapie ».
Si les « hipsters, hippies et adeptes de Betsalel », qui constituent la majorité des disciples de Gavriel à Jérusalem, sont prompts à embrasser son approche moderne, lui-même reste encore intimement lié aux aspects plus traditionnels du métier de scribe.
Ses semblables, cependant, n’apprécient pas toujours sa méthode. « Je sais que certains ne comprennent absolument pas mon langage », soupire-t-il. Il me confie toutefois sa joie lorsqu’un descendant du Gaon de Vilna a examiné ses œuvres et lui a montré une erreur. « J’étais surpris et vraiment ravi. Cet homme s’intéressait suffisamment à mon travail pour y déceler une erreur ! »
Navigant entre les communautés ultraorthodoxes et laïques, Gavriel choisit de suivre son instinct et ses propres convictions. « J’essaie toujours de garder l’esprit ouvert et d’envisager le judaïsme de mon propre point de vue, et non de celui d’un autre. »
Emue aux larmes
Une de ses œuvres illustre cela au plus juste : le dessin d’un soldat israélien composé de mots. Introduire le sionisme moderne dans cette antique profession sort pour le moins des sentiers battus. Au départ, le texte constituant le soldat était la bénédiction pour les hayalim ; il a depuis été remplacé par celui de la Hatikva.
L’œuvre date du temps où Gavriel servait dans une unité de parachutistes de l’armée israélienne. Durant son temps libre, il se rendait à la synagogue et dessinait en prenant appui sur la bima (plateforme utilisée pour la lecture de la Torah). L’œuvre a donné matière à controverse : certains observateurs estiment en effet qu’il est inapproprié pour le soldat d’avoir une arme à feu sur l’épaule. « Les gens s’arrêtent toujours sur ce dessin. Il traduit ce que je ressentais en tant que juif pratiquant durant mon service au sein de Tsahal, et cela transparaît dans ses lignes. Un grand nombre de personnes peuvent s’identifier à cela, se retrouver dans le sentiment qu’il exprime. 
»
Pour Gavriel, le lien entre l’artiste et le spectateur est important. Il relate à ce propos une histoire qu’il a entendu de la bouche de son ancienne professeure d’art. Alors qu’elle se trouvait dans une vente d’art branchée, elle est arrivée devant un stand où une peinture de paysage l’a émue aux larmes. Elle s’est demandé pourquoi elle pleurait, et s’est dirigée vers le tableau suivant, œuvre du même artiste, et de nouveau s’est mise à pleurer.  Etonnée de sa propre réaction, elle est allée parler à l’artiste. Surprise, l’auteure des tableaux lui a confié que lorsqu’elle peignait ces tableaux, elle-même était en larmes. « Je pense que l’art consiste à figer un moment précis dans une image où se mêlent émotions et concepts », explique Gavriel. « Quand une œuvre est authentique, elle parle d’elle-même. »
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