Chronique d'une mort annoncée?

En dépit des tendances démographiques, les dirigeants juifs américains n’en démordent pas : la diaspora a encore de beaux jours devant elle

Juifs orthodoxes aux Etats-Unis (photo credit: DR)
Juifs orthodoxes aux Etats-Unis
(photo credit: DR)
Pour Theodor Herzl, le père fondateur du mouvement sioniste, la création d’un Etat juif devait aboutir à la suppression de la galout (l’exil). Les juifs ne choisiraient plus de vivre, de leur plein gré, sous domination étrangère ; ils prendraient tous, progressivement, le chemin de Jérusalem ; l’antisémitisme s’étiolerait peu à peu, et ceux qui choisiraient de rester sur place se fondraient dans la masse. Telles étaient ses prédictions. Pour Herzl, seule une petite poignée de juifs continuerait à vivre en dehors de l’Etat hébreu.
Contrairement à lui, les théoriciens du sionisme culturel, en revanche, Ahad Haam en tête, présentaient l’Etat d’Israël comme un havre spirituel de civilisation juive, tout à fait à même de coexister avec la diaspora. En 1950, après la création de l’Etat, le premier chef du gouvervement David Ben Gourion renonçait à l’axiome de base du sionisme politique visant à l’élimination de la galout, en échange du soutien de l’establishment juif américain. Dans une interview publiée en 1997, Arthur Hertzberg, historien, rabbin et dirigeant communautaire de renom, déclarait que la diaspora était « éternelle ».
Tous ne partagent pourtant pas cet avis. Dans les années 1960, alors que le terme de diaspora – dispersion en grec – prenait un sens plus large pour inclure Arméniens, Africains, Irlandais, Indiens, Arabes, Turcs, Asiatiques et autres, les sceptiques continuaient à remettre en question la viabilité du phénomène pour les communautés juives. En 2006, A.B. Yehoshua, romancier et essayiste israélien, dénigrait, dans une diatribe entrée dans les annales, le pouvoir restant de la diaspora et contestait son caractère d’authenticité juive.
Suicide par assimilation
Mai 1998. Le camp des sceptiques se trouve renforcé par les prévisions du lauréat américain du prix Pulitzer, Charles Krauthammer. Le célèbre journaliste juif porte un regard sombre sur l’avenir de la diaspora. Dans un ouvrage intitulé At Last, Zion : Israel and the Fate of the Jews (Enfin Sion : Israël et le sort des juifs), il affirme que l’avenir du peuple juif repose uniquement sur Israël. Pour lui, l’assimilation est un désastre, pas seulement à l’échelle individuelle, mais pour l’ensemble de la communauté. Krauthammer décrit l’Amérique comme une terre d’accueil où les juifs s’installent en masse, pour bientôt abandonner langue, traditions, liturgie, foi et patrimoine.
Dix-sept ans plus tard, les chiffres semblent étayer les craintes de l’auteur. Sur les quelque 14 millions de juifs dans le monde, 6,2 millions vivent en Israël, 5,4 millions aux Etats-Unis et 2,4 millions en Europe, Afrique du Sud, Amérique du Sud, Australie et ailleurs. Selon une étude menée en 2013, la population juive américaine est plus âgée, moins pratiquante, et a moins d’enfants que la moyenne du pays. Environ 35 % des juifs américains s’identifient au mouvement réformé, 30 % n’ont aucune affiliation, 18 % disent appartenir au mouvement conservative, 10 % se déclarent orthodoxes, et quelque 6 % entrent dans la catégorie floue « autres ». En outre, l’identité juive est parfois ténue. Ainsi, 42 % citent leur « sens de l’humour » comme signe distinctif de judéité. Et un tiers des 20-40 ans ne se reconnaissent aucune appartenance religieuse. Les données concernant les mariages mixtes ne sont pas plus encourageantes : 58 % des juifs américains épousent des non-juifs, ce qui soulève la question de savoir dans quelle mesure leurs enfants s’identifieront à la culture juive ou se feront les champions de la cause sioniste.
Les 10 % qui se définissent comme orthodoxes constituent la communauté juive américaine la plus dynamique. 62 % d’entre eux ont un mode de vie ultraorthodoxe. 69 % sont mariés – contrairement à 49 % pour la communauté au sens large. Leur indice de fécondité est de 4,1, soit plus du double de celui du reste de la communauté. Et leurs enfants sont quasiment tous élevés dans la tradition juive. En outre, si l’âge moyen des adultes juifs américains est de 52 ans, il est de 42 ans chez les orthodoxes.
L’argument avancé par Krauthammer est que, les orthodoxes mis à part, la diaspora est en train de commettre un « suicide par assimilation ». Si le journaliste reconnaît volontiers qu’Israël n’est pas parfait, en tant que dépositaire de l’identité juive, cela n’a pour lui aucune importance. « Planter un peuple dans un pays où tout s’arrête à Yom Kippour, où l’on parle la langue de la Bible, où l’on vit au rythme du calendrier lunaire, où l’on construit des villes avec les pierres ancestrales ; un pays qui produit de la poésie et de la littérature hébraïques, où l’érudition et l’étude juives sont sans égales, suffit pour assurer la continuité », souligne-t-il.
Si Israël n’existait pas…
« Pour détruire le peuple juif, Hitler devait conquérir le monde. Tout ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est conquérir un territoire plus petit que l’Alsace-Lorraine », écrit Krauthammer. Selon un scénario totalement apocalyptique, si Israël venait à disparaitre, prédit le journaliste, cela signerait aussi la fin de la diaspora. Le judaïsme tomberait dans un anachronisme pittoresque et désuet, car la diaspora s’amenuise, ses contours sont de plus en plus flous, minés par l’exogamie. Pour lui, si l’on sort Israël de l’équation, il paraît difficile d’imaginer une civilisation juive florissante. Les juifs ont pourtant survécu, voire prospéré, durant l’exil de Babylone (586 av. J.-C.). De même après la dispersion par les Romains (70). Mais le prochain exil – s’il devait y en avoir un – ressemblerait davantage à la destruction du royaume du Nord (la Samarie), en 722 av. J.-C. par les Assyriens, explique Krauthammer. Un exil qui a conduit à la disparition des dix tribus de notre histoire.
Peu de juifs américains souscrivent cependant à cette thèse. Hassia Diner, historienne de l’université de New York, refuse de se lancer dans de telles prédictions. Pour elle, la communauté juive évoluera quoi qu’il arrive. « Les juifs, le judaïsme, la culture juive ont tout à fait réussi à se passer d’un Etat souverain en Palestine pendant des siècles », explique-t-elle. Pour Shlomi Ravid, directeur exécutif du Centre israélien pour l’éducation du peuple juif, la question n’est pas de savoir qui a le plus besoin de qui. Les relations entre Israël et la diaspora doivent être basées sur le partenariat. « Le judaïsme sait s’adapter : même si le nombre de juifs venait à diminuer, sa civilisation saura prévaloir et prospérer », assure-t-il. En fait, la capacité d’Israël à maintenir une « société juive à visage humain » dépend de la diaspora. L’Etat juif « a désespérément besoin de la voix de juifs du monde entier pour lui rappeler quelle est sa vocation. »
Le sociologue du Hebrew Union College de New York, Steven M. Cohen, estime pour sa part que la civilisation juive survivrait de toute façon à la disparition plus qu’improbable d’Israël, « même s’il ne fait aucun doute que, si un tel scénario devait se produire, la vie juive en diaspora en sortirait réellement appauvrie. » Pour lui, les données démographiques ne sont pas aussi désastreuses que Krauthammer le laisse entendre : un nombre réduit, mais bien réel, de juifs non religieux engagés continue à prospérer aux côtés des orthodoxes, dit-il. Même s’il aimerait, il est vrai, les voir se marier à un âge plus précoce, épouser des coreligionnaires, et avoir plus d’enfants.
Dennis Ross, ancien envoyé spécial américain au Moyen-Orient, auteur de Doomed to Succeed : The U.S.-Israel Relationship from Truman to Obama (Condamné à réussir : les relations Etats-Unis-Israël de Truman à Obama) se montre lui aussi confiant en l’avenir de la diaspora. Les tendances démographiques inquiétantes ne sont pas nouvelles, insiste-t-il. Et dans le même temps, on voit apparaître de « nouvelles réalités » qui pourraient insuffler une vitalité insoupçonnée à la vie intellectuelle et spirituelle de la diaspora. Le mouvement sioniste religieux prend ainsi de l’ampleur et sa créativité donne un nouveau souffle à la communauté.
Et de noter l’impact positif de Taglit qui a amené 500 000 jeunes en Israël. Car l’écrasante majorité de ceux qui ont fait le voyage épouse d’autres juifs, affirme Ross. Sans compter certains programmes – comme la bibliothèque PJ, qui promeut les valeurs juives auprès des plus jeunes avec la distribution de 400 000 livres par mois – qui contribuent ainsi à assurer l’avenir de la diaspora. « Ce n’est pas que tout va bien, mais la situation n’est pas irrémédiable, elle semble même commencer à s’inverser. »
Marcie Natan, présidente de l’Organisation des femmes sionistes américaines Hadassah en Israël, va dans le même sens. Sans vouloir nier les difficultés, elle affirme que les problèmes actuels ne sont pas si différents de ceux d’hier. A la tête d’Hadassah, organisation sioniste de grande envergure forte de ses 330 000 membres, Natan reste optimiste. Si elle ne peut pas imaginer un monde sans Israël, elle ne doute pas un instant que, si cela devait se produire, la diaspora trouverait le moyen de ressusciter et de se reconstruire. Une telle renaissance pourrait être fondée sur un mouvement de renouveau juif dirigé par des groupes comme Habad. Car pour elle, la religion sera toujours un moyen de préserver la culture juive.
Renouveau et optimisme
Jack Wertheimer, professeur d’histoire juive américaine au Jewish Theological Seminary de New York, s’élève contre ce genre de « scénario catastrophe ». « Sincèrement », proteste-t-il, « j’aurais pensé que le sionisme aurait remplacé la vieille litanie du “peuple toujours sur le point de disparaître” par un optimisme accru tant en Israël qu’en la diaspora. Israël n’est guère un Etat sans défense : il dispose de ressources massives pour contrecarrer ses ennemis. Et les juifs de la diaspora ne manquent pas non plus de moyens de reconstruire leurs communautés et de tirer les leçons du passé. » Le simple fait de se demander si on assiste à la fin de la diaspora repose sur des hypothèses farfelues, affirme-t-il. « Dans 25 ans, les juifs qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans n’en auront pas encore 60. Ils sont plusieurs centaines de milliers aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada, en Afrique du Sud, en Australie et en France – voire dans des communautés de plus petite taille – susceptibles d’investir leur énergie, au cours des décennies à venir, dans le renforcement de la vie juive. »
Wertheimer met lui aussi en avant des programmes comme Taglit, Limmud, ou les efforts de sensibilisation souvent « sous-estimés » déployés par Habad et certains rabbins non orthodoxes. « Aucun d’entre eux ne baisse les bras. Et bien qu’il y ait de bonnes raisons de s’inquiéter du recul de la population juive engagée, ilsdéploient une bonne dose de créativité, d’énergie, d’optimisme et d’enthousiasme pour maintenir un mode de vie impliqué dans les activités communautaires », poursuit-il. « Bien sûr, les pertes doivent nous interpeller », concède-t-il, « mais cela ne doit pas nous paralyser en nous laissant croire que rien ne pourra arrêter l’érosion. La communauté doit investir plus judicieusement ses efforts dans ce qui a fait ses preuves. On ne peut pas ignorer ces segments de la population fortement impliqués dans la vie communautaire, notamment en Israël. Ils sont le noyau qui va permettre d’en attirer d’autres », assure-t-il.
L’idéologie sioniste mise à part, la plupart des juifs américains n’ont pas le sentiment de vivre en exil. Si un des fondements du sionisme est l’aliya, 57 % des juifs américains n’ont jamais mis les pieds en Israël, et encore moins envisagé de s’y installer. En outre, une enquête de 2012 révèle que 37 % au moins des Israéliens ont songé à quitter le pays pour la diaspora. Autre fait révélateur, la plupart des membres de la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines concentrent leurs travaux sur le bien-être d’Israël, alors même que le ministère israélien de la Diaspora vient d’augmenter ses dépenses dans le but de renforcer les liens avec les juifs de l’étranger. Nul ne peut donc nier l’interdépendance de ces deux pôles de la vie juive. Les débats sur la viabilité de la diaspora ont donc encore de beaux jours devant eux…
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