La montée de l'E.I: une troisième vague génocidaire

Le Jerusalem Post a interviewé le philosophe et chercheur Gérard Rabinovitch sur la signification profonde, souvent mal comprise, de l’émergence de l‘Etat islamique et de ses modes opératoires

Une recrue de l'E.I (photo credit: REUTERS)
Une recrue de l'E.I
(photo credit: REUTERS)
On lit ici ou là que la France serait « malade »... Vous-même avez parlé de la léthargie d’une partie décisive des élites intellectuelles, politiques et médiatiques du pays. Pensez-vous que l’horreur des massacres commis à Paris le 13 novembre dernier, a pu réveiller et ouvrir les yeux des dirigeants politiques français sur la nature des dangers qui pèsent sur ce pays, notamment ceux liés au djihadisme ?
Il est patent que nous sommes confrontés à une crise sans doute majeure. Et que nous courons le risque d’être emportés par elle… Qu’est-ce donc qu’une crise ? Elle se produit lorsque les routines de savoir sont débordées par des réalités qu’elles n’arrivent plus à attraper, que les appareils ordinaires de gestion collective n’arrivent plus à borner un réel qui leur échappe, que les maillages sémantiques des « opinions » ne sont plus en mesure de nommer les choses dans leur vérité substantielle.
Nous sommes confrontés – au niveau de l’ensemble des dispositifs des démocraties libérales occidentales, particulièrement en France – au télescopage de plusieurs crises concomitantes. Une crise épistémologique, éthique, et cognitive ; une crise politique et sécuritaire, et enfin une crise des exigences éthiques d’un parler vrai, condition d’une démocratie véritable. Nous sommes pris – locked-in, comme disent les Anglo-Saxons - dans un blocage mental. Ça fait « bloc » et ça « bloque » !
Pouvez-vous illustrer ces types de crises que vous évoquez ?
D’abord, les appareils de gestion ne disposent pas à l’heure présente des paramètres actualisés pour faire face à des attaques de types inédits, de violences inouïes et de détournements - à fin de destruction massive - de tous les objets et instruments qui habitent notre paysage d’habitudes ordinaires. Autant de stratégies d’une « guerre totale » qu’ils n’ont pas pu, su – voulu, en fait - envisager.
Le nombre de djihadistes ayant rejoint Daesh s’élèverait à présent à 31 000, originaires de quelque 86 pays ! Ce chiffre a doublé en un an. 30 % d’entre eux reviennent dans leur pays d’origine, un bon nombre avec l’objectif de produire des meurtres de masse, en série…
Ces réalités appellent un changement de l’ensemble des coordonnées et des habitudes quotidiennes. Elles réclament la conception d’une démocratie sécuritaire et armée. Armée encore, moralement, des valeurs de solidarité et de responsabilité collectives et partagées.
Ensuite, les routines de savoir, en officines de production de sens, sont figées dans des formules toutes faites que les « tenanciers » du savoir ne sont plus en mesure de faire bouger. Ainsi celles du « tout-socialement-explicatif » et ses standards récurrents : elles sont incapables aujourd’hui de rendre raison de ce qui s’est tramé en silence, et frayé son chemin depuis des années, et qui annonce la probabilité d’un pire encore à venir. Les jeunes gens immatures, adolescents enfoncés dans un « malaise labyrinthique » pulsionnel, qui se joignent aux djihadistes, ne sont pas tous issus de l’immigration et des banlieues. Un fort contingent vient des « classes moyennes » et de familles et milieux non musulmans d’origine. Ils ne s’insurgent pas contre la pauvreté, mais sont aspirés par diverses facettes d’un jouir d’omnipotence.
L’unilatéralité sociologique, mêlant savoir instrumental pour pensée d’administration et pathos compatissant, s’est transformée en entreprise de méconnaissance du réel contemporain.
Quant aux instruments de nomination, ils sont asphyxiés par le mal dire, la confusion et l’anomie lexicale, ainsi que par une Pensée de Communication, réifiante, en quête permanente d « éléments de langage », et ce, alors même que la langue est le sensorium commun, l’organe de pensée commun d’une population. C’est par le langage que sont déterminées les compréhensions du monde, en ce que le monde est découpé par les possibilités du langage et que l’extraction des faits est tributaire des possibilités de nomination. Parler par exemple de dérive terroriste ou de dérapage antisémite - là où il y a en fait « frayage », « avènement terroriste », « débridage » et « mise au jour antisémite » -, c’est entretenir un point d’aveuglement sur la possibilité d’une malveillance mortifère dynamique. Employer l’expression « loup solitaire » (Lone wolf), en plus d’être une stupidité d’analyse, revient à habiller les individus ainsi nommés d’une aura de prestige dans le fil de ceux qui en établirent l’usage : les suprématistes blancs néonazis nord-américains ! Il en va de façon similaire avec l’emploi inopportun du mot « kamikaze », etc., etc.
L’un des thèmes centraux de vos réflexions porte sur la « destructivité. Vous soulignez que l’absence de sa prise en compte peut être l’un des motifs des impasses de la modernité démocratique. Pensez-vous que les « blocages » précités en sont la conséquence ?
 Les deux fautes fatales de la culture après la période des Lumières, relèvent de l’incapacité des appareillages producteurs de sens, de prendre acte d’une potentialité archaïque humaine, dotée de destructivité mortifère. Les appareillages de savoir modernes se sont construits dans l’impensé du Mal, peut-être pour n’en rien savoir, du moins avec ce point aveugle…
Il en va de même avec les grandes options politiques de la modernité issues du XIXe siècle, libéralisme et socialisme, qui pêchent dans leur fond par la même ignorance ! Seul le travail gigantesque de Freud a pu consigner cliniquement cette réalité, qui « contredit trop de présuppositions religieuses et de conventions sociales » comme il le constatait, ajoutant aussitôt, caustique : « Non ! Il faut que l’être humain soit, par nature, bon, ou du moins d’un bon naturel ». Rares furent ceux qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont eu - à la lucide observation de ce qui venait de se produire - cette intuition, et en consignèrent l’effectivité. Parmi eux : Camus, ou encore les maîtres de l’École de Francfort, Horkheimer et Adorno, qui commenceront à en construire la théorie sociétale.
La conséquence de cette volonté d’ignorance aura été la réduction de l’Histoire à un seul conflit entre le Léviathan - nom générique et allégorique des formes oppressives du politique - et la société civile. Il s’imposait pourtant de repenser tout le politique selon trois termes : le Léviathan, la société civile, et le Behemoth, nom à poser sur les forces conjuguées de la destructivité de l’humanité dans l’homme. Cette destructivité cherche et trouve ses voies de frayage lors du délitement des montages civilisationnels. La grande et ravageuse faute de l’après-guerre a donc consisté à penser le nazisme et ses effets épouvantables sous le registre du Léviathan, plutôt que sous celui du Behemoth. Il en est résulté par contresens mainstream, l’extension d’un tropisme « anti autoritaire » - toute forme d’autorité serait par principe « fasciste » -, et l’installation en idéal d’une posture de « rebelle », érigée en contre-pente de l’événement nazi, bien mal mis en perspective. Or ce contresens séminal imprègne, comme une glu, toutes les capacités de pensée contemporaines !
Dans une étude très dense intitulée « Troisième vague – Destructivité : itérations et bijections » parue en juin dernier, vous définissez l’émergence fulgurante de l’État islamique et son totalitarisme morbide, comme une potentielle « troisième vague » génocidaire qui succéderait au génocide nazi puis aux massacres de masse de ces dernières décennies, notamment le génocide des Tutsis par les Hutus. Qu’est-ce à dire ?
Si l’on accepte le changement de paradigme qui vient d’être suggéré concernant la Destructivité, il faudrait introduire - dans le balbutiement auquel nous sommes acculés par ce qui advient - la notion d’itération. L’histoire ne se répète pas en « farce » quand il s’agit d’itération, mais en « pire ». L’incapacité de penser ce qui s’était révélé à l’occasion du nazisme nous a mis à la merci de résurgences. Quand bien même l’itération de la destructivité devrait s’habiller autrement et apparaître sous d’autres discours, assisterions-nous aujourd’hui aux prémices d’une troisième période ?
La première c’était le nazisme, la Shoah étant une destructivité organisée par un appareil étatique, bureaucratique et industriel. Une seconde s’est produite au Rwanda : une extermination organisée d’une façon inédite qui a constitué un pas de plus dans la destructivité. Un génocide participatif auxquels tous les Hutus étaient sommés de prendre part, y compris les femmes et les enfants. Sous ses apparences « agraires », le modus operandi du génocide au Rwanda fut concordant à l’esprit de la modernité post - industrielle d’aujourd’hui. Génocide broadcasting ordonné par une radio populaire, de voisinage et participatif, qui ne dérogeait pas, avec quelques années d’avance, à la « communication d’influence » et aux « opinions virales » de l’ère des e-fluentials et de la prolifération exponentielle des techniques médiatiques.
Ce qui vient faire signe maintenant sous le nom générique de djihadisme ou daeshisme, pourrait bien se présenter - dans la contingence historique d’un télescopage entre les enjeux subjectifs internes à la sphère culturelle mahométane, et l’affaissement moral de l’hébétude angélique de nos régions supposées démocratiques - comme un potentiel troisième moment de destructivité. Une Troisième vague. Un troisième temps itératif qui se pré-positionne, prend ses marques mortifères en prolongement du siècle passé, « siècles des génocides ». Un pas de plus. Il serait erroné de guetter des analogies visibles avec les précédentes vagues ; mais il ne serait pas vain d’en saisir la dynamique de leurs homologies profondes.
Justement, l’un des traits communs de ces enchaînements génocidaires, c’est, dites-vous, que « la barbarie passe des pactes avec les progrès techniques ». Comment cela se manifeste-il dans les modes de fonctionnement et de propagande de Daesh ?
Freud, évoquant le nazisme, disait que « le progrès a conclu un pacte avec la Barbarie ». Or, la réalité démontre la réciprocité et l’interchangeabilité des termes de l’énoncé freudien…
Si le nazisme avait fait son nid dans les sémantiques scientistes du XIXe siècle, si le Hutu Power avait fait de la radio « conversationnelle » interactive - participative, musicale de qualité et appuyée sur la distribution à une très grande échelle de petits récepteurs radios par centaines de milliers - son état-major génocidaire, Daesh jette quant à lui ses filets sur le réseau Internet et ramasse dans ses mailles kaléidoscopiques tous ceux, qui, dans leurs diversités, peuvent être appâtés ; il publie des revues qui ne cèdent en rien aux standards des magazines occidentaux et les responsables « médias » - honorés comme des émirs au même rang que leurs équivalents militaires ! - dirigent des centaines de vidéastes, producteurs et éditeurs formant une classe privilégiée dans l’État islamique. Daesh fait son nid dans la scopigraphie et la cinématurgie du XXe siècle. Empruntant leurs écritures et angles de vue aux standards des « Blockbusters » hollywoodiens, avant de les répandre sur Internet, Daesh est devenu le principal et bien réel producteur de snuff movies, multipliant les scénarios de mise à mort ! Ses tueurs sans pitié ni crainte sont harnachés de caméras Go pro. Et il faut envisager que les attentats inaboutis au Stade de France, comme celui qui a été évité au stade de Hanovre les jours suivants, avaient pour objet le direct de meurtres de masse retransmis sur les écrans télé de soirées sportives.
Etes-vous pessimiste sur les temps à venir ?
En tout cas pas devin ! Nos sociétés paresseuses et infantiles n’ont pas retenu la sentence attribuée à Thomas Jefferson : « Le prix de la Liberté c’est une vigilance éternelle ». Et la France ferait bien de se souvenir de ce qu’un de ses plus éminents esprits, Pascal, lançait en alerte du fond de ses Pensées : « Il ne faut pas dormir »  u
(*) Gérard Rabinovitch, De la Destructivité humaine, fragments sur le Behemoth, Editions des P.U.F, 2009 ; et Terrorisme/Résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse, Editions du Bord de l’eau, 2014.
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