La science au service de la paix

Le projet SESAME réunit des chercheurs iraniens,israéliens et pakistanais autour d’une même table

L'équipe de chercheurs réunis devant le fronton de l'institut SESAME (photo credit: SESAME)
L'équipe de chercheurs réunis devant le fronton de l'institut SESAME
(photo credit: SESAME)
Trois physiciens – un Israélien, un Iranien et un Turc – entrent dans un bar. Le barman leur demande : « Que prendrez-vous ? » L’Israélien répond : « Un SESAME, s’il vous plaît ! Un seul. Ultramoderne. Nous partagerons. » Ce pourrait effectivement être une blague, mais cette situation est pourtant bien réelle.
SESAME est l’acronyme de Synchrotron-light for Experimental Science and Applications for the Middle East (accélérateur de particules pour la science expérimentale et ses applications au Moyen-Orient), une sorte de microscope ultra-puissant permettant d’explorer la matière en révélant la structure des molécules. Installé à Al-Salt, petite ville jordanienne située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest d’Amman, le Synchrotron a été inauguré en grande pompe par le roi Abdallah II le 16 mai dernier, après six mois de fonctionnement.
Dans le conte Ali Baba et les quarante voleurs, la formule « Sésame, ouvre-toi ! » donne accès à une grotte pleine de richesses. Le projet SESAME, lui, entend bien mener à la découverte d’un autre trésor : celui des secrets de la nature, au moyen de puissants rayonnements.
Le ciment scientifique
Il a fallu plus de 20 ans pour lui donner forme. Comme l’a affirmé le journaliste Kareem Shaheen dans le quotidien britannique The Guardian, la naissance de ce projet tient véritablement du miracle.
Les participants sont l’Iran, le Pakistan, Israël, la Turquie, Chypre, l’Egypte, l’Autorité palestinienne, la Jordanie et le Bahreïn. L’Iran et le Pakistan ne reconnaissent pas Israël, la Turquie ne reconnaît pas Chypre, quant aux autres, leurs dirigeants ne s’apprécient guère les uns les autres. Seulement les physiciens issus de tous ces Etats sont liés par un ciment ayant pour nom la curiosité scientifique, et qui est bien plus puissant que la répulsion inspirée par des considérations politiques.
Voici donc une aventure peu commune, contée par le Pr Eliezer Rabinovici, de l’Université hébraïque, spécialiste renommé de la physique théorique et de la théorie des cordes, qui est elle-même une description unifiée de la physique des particules et de la gravité ouvrant sur une infinité d’univers alternatifs : un domaine propice pour quiconque cherche à établir la paix et la coopération dans un Moyen-Orient trop fractionné.
Notre histoire commence avec le Cern (Conseil européen pour la recherche nucléaire), un organisme créé en 1954 qui gère le plus grand accélérateur de particules du monde. L’objectif brillamment atteint par l’organisme était au départ d’aider à panser les plaies de l’Europe et de la science européenne après la Seconde Guerre mondiale. Israël est le seul membre non européen du Cern, et Eliezer Rabinovici est aujourd’hui vice-président de son conseil d’administration.
Le projet SESAME a débuté à la suite des accords d’Oslo, négociés en Norvège entre Israël et l’Autorité palestinienne et signés à Washington en 1993 (Oslo  1) et à Taba, en Egypte, en 1995 (Oslo 2).
« Mon très bon ami et collaborateur Sergio Fubini m’avait suggéré que le moment était peut-être venu de tester mon “idéalisme” », raconte Eliezer Rabinovici, « c’est-à-dire mes idées sur la possibilité de mener à bien des projets scientifiques conjoints arabo-israéliens. Nous avons donc fondé le MESC (Middle Eastern Science Committee, Comité scientifique moyen-oriental), en vue de nouer des contacts significatifs entre scientifiques de la région. »
Contre vents et marées
Abdus Salam, Pakistanais et premier musulman à avoir remporté un prix Nobel dans le domaine des sciences, apporte son soutien au projet. Fin novembre 1995, soit peu de temps après l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, des scientifiques de haut niveau sont réunis dans une grande tente bédouine à Dahab, dans le Sinaï. Eliezer Rabinovici se souvient de l’émouvante minute de silence suggérée à l’époque par le ministre égyptien de l’Enseignement supérieur. C’est alors qu’un tremblement de terre de 6,9 sur l’échelle de Richter s’est déclenché. Nous avons survécu sans déplorer aucune victime. J’avais vraiment l’impression que nous jouions un scénario extravagant de Hollywood », se souvient Rabinovici.
En décembre 2013, c’est la toiture du bâtiment qui abritait le SESAME en Jordanie qui s’est écroulée sous le poids de la neige, à la suite d’une tempête totalement inhabituelle dans la région… » Ce toit a été vite réparé, mais un autre, métaphorique celui-là, s’est effondré à son tour. Il y aurait eu des frictions au sein de SESAME en 2010, quand deux scientifiques iraniens liés au projet ont été tués.
Ces événements s’inscrivaient dans une succession d’agressions de savants iraniens travaillant sur le programme nucléaire de l’Iran. Dès lors, le gouvernement de Téhéran a accusé Israël et les Etats-Unis d’être impliqués dans ces attaques, ce que les deux pays ont démenti.
La même année, d’autres tensions se sont fait sentir lorsque des commandos israéliens ont pris d’assaut le Mavi Marmara, ce navire turc qui s’était donné pour mission de briser le blocus imposé sur Gaza. « Tout le projet SESAME a failli capoter à ce moment-là », se souvient Khaled Toukan, président de la Commission jordanienne de l’énergie atomique et l’un des dirigeants de SESAME. « Mais nous avons persévéré et nous y sommes arrivés ! »
Et la lumière fut
L’idée de fabriquer une source de lumière était séduisante, « car une très grande diversité de domaines scientifiques sont susceptibles d’en profiter », indique Eliezer Rabinovici. « Les progrès ont été lents, mais cette lenteur a été bénéfique. Elle nous a donné le temps de construire une communauté importante d’utilisateurs potentiels. »
Etre prêt à faire feu de tout bois a également favorisé l’avancée du projet. En 1997, un physicien de Stanford nommé Herman Winick apprend que l’Allemagne s’apprête à jeter un vieil accélérateur de particules obsolète appelé Bessy I. Pourquoi ne pas plutôt en faire cadeau à SESAME ? Certains éléments de cette machine seront ainsi mis à profit pour le projet, même si l’appareil mis au point pour SESAME est lui-même flambant neuf et ultramoderne, condition sine qua non pour attirer des scientifiques de haut niveau.
« Dispersées autour de la boucle du synchrotron, les particules émettent des rayons X d’une très grande intensité, ainsi que des radiations d’infrarouges et d’ultraviolets », explique Herman Winick.
« Si nous projetons des faisceaux de rayons X sur de la matière, nous distinguons les choses avec bien plus de détails qu’avec la lumière visible. » Rappelons que la découverte de la structure à double hélice de l’ADN, une percée révolutionnaire, a été faite grâce aux rayons X, mais des rayons un million de fois plus faibles que ceux générés par SESAME.
Union de bonnes volontés
Le conseil d’administration a choisi d’établir SESAME en Jordanie, et ce pays, pourtant relativement pauvre, a offert 7 millions de dollars au projet. Etant l’un des deux seuls Etats arabes à avoir signé un traité de paix avec Israël, le royaume hachémite était le lieu idéal. L’accélérateur de particules allemand Bessy, explique Eliezer Rabinovici, a permis de s’en remettre à un noyau de personnes autour desquelles il est devenu possible de constituer l’équipe qui gère aujourd’hui SESAME. L’UNESCO a elle aussi joué un rôle clé dans les premiers stades du projet. « Après que le bâtiment du projet ait été construit, il est resté vide pour l’essentiel », raconte Eliezer Rabinovici. « Le coût très lourd que représentait la construction d’un nouveau synchrotron dépassait de loin le budget que la plupart des pays membres étaient prêts à investir dans SESAME. »
Eliezer Rabinovici contacte alors le ministère israélien des Finances, réputé peu prodigue. Le budget de l’enseignement supérieur et le comité de planification acceptent toutefois de contribuer au projet, à condition que d’autres pays le fassent aussi. « Chaque membre de cette improbable coalition composée de l’Iran, d’Israël, de la Jordanie et de la Turquie s’est alors engagé à ajouter 5 millions de dollars », explique-t-il. L’Iran avait affirmé vouloir participer au projet, mais se disait incapable de payer en raison des sanctions qui lui étaient imposées par la communauté internationale ; en fin de compte, il a contribué à hauteur de 200 000 dollars. L’Union européenne, pour sa part, a ajouté 5 millions de dollars à son investissement initial de 3 millions. Malgré une conjonction d’événements géopolitiques peu favorables, SESAME était sur les rails. Il faut souligner que les Etats-Unis n’ont pas apporté un seul dollar au projet, malgré leur engagement concernant un accord de paix au Proche-Orient.
« Deux sources de rayonnement seront opérationnelles avant la fin de l’année », indique Eliezer Rabinovici, « et le SESAME a déjà reçu 55 propositions pour leurs utilisations. » Est-il donc possible d’imaginer une sorte d’univers alternatif dans lequel des scientifiques rationnels et logiques imaginent des accords de paix gagnant-gagnant pour mettre fin aux conflits, en lieu et place de nos hommes politiques qui, visiblement, n’y parviennent pas ?
« Je vis dans cet univers-là depuis plus de 20 ans, je sais donc qu’il existe ! », lance le Pr Rabinovici. « La preuve ? Nous avons réussi à mettre sur pied une structure administrative, ainsi qu’une source de rayonnement international qui fonctionne. Nous avons démontré que, dans notre domaine, il est possible d’y parvenir puisque nous œuvrons main dans la main depuis plus de deux décennies. Les peuples de la région ont en eux la capacité de travailler ensemble à une cause commune. Le seul fait d’avoir réussi à monter ce projet représente plus qu’une lueur d’espoir, c’est un flambeau pour beaucoup de monde. Mon rêve, c’est que des recherches menées par SESAME soient couronnées d’un prix Nobel qui serait décerné à un groupe composé de scientifiques du Moyen-Orient. »
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