Les clients de l’ombre

Pourquoi Israël vend-il des armes à des Etats voyous ?

Le chef d'état-major Gadi Eizenkot et le général Min Aung Hlaing (photo credit: FACEBOOK)
Le chef d'état-major Gadi Eizenkot et le général Min Aung Hlaing
(photo credit: FACEBOOK)

Israël s’enorgueillit d’être un pays libre et démocratique. Ce n’est pourtant pas tout à fait exact, du moins dans deux domaines significatifs. Le premier est l’existence de la censure militaire. Celle-ci contraint les médias basés dans le pays, qu’ils soient locaux ou étrangers, à adhérer à ses décisions capricieuses dès l’instant où il s’agit de sujets militaires, sécuritaires ou liés aux renseignements. Le deuxième secteur dans lequel le manque de transparence est évident est celui des exportations d’équipements sécuritaires ou militaires. La censure, bien présente, porte sur toutes les informations susceptibles d’embarrasser le gouvernement et les autorités sécuritaires, comme la vente d’armes à des dictateurs ou à des régimes voyous qui bafouent les droits de l’homme.

En affaires avec la Birmanie
Le Myanmar – ou Birmanie – compte parmi les clients de l’ombre de l’Etat juif. En septembre dernier, un groupe de militants israéliens pour les droits de l’homme a adressé à la Haute Cour de justice une pétition demandant l’arrêt de la vente d’armes à la junte militaire de ce pays, restée au pouvoir en dépit du résultat des élections de l’an dernier. L’armée du Myanmar serait en effet impliquée dans un nettoyage ethnique systématique doublé de crimes de guerre contre les Rohingya, une minorité musulmane. Ces derniers mois, près d’un demi-million de ces personnes ont fui vers le Bangladesh voisin, à la suite de milliers de meurtres, de viols et de villages incendiés.
Pendant de nombreuses années, Israël a effectivement vendu au Myanmar des armes, mais aussi des équipements pour écoutes, du matériel de communication et des patrouilleurs marins. C’est aussi une société israélienne, TAR Ideal Concepts, qui a assuré l’entraînement militaire des forces spéciales du pays. Interrogée à ce sujet, cette dernière n’a pas souhaité s’exprimer. Certes embarrassés par ces accords, les gouvernements israéliens successifs n’en ont pas moins encouragé les vendeurs d’armes et les industries étatiques à poursuivre ces transactions. Et ils ont utilisé la censure militaire pour ne rien laisser filtrer.
Dès lors, comment savons-nous tout cela ? Simplement parce que la junte birmane s’est vantée de ces échanges sur ses sites officiels, postant même des photographies de ses leaders en visite en Israël. Ainsi, en septembre 2015, le général en chef de l’armée birmane, accompagné d’officiers de haut rang, rencontrait le président israélien Reouven Rivlin, le chef d’état-major Gadi Eizenkot et les chefs des services de sécurité israéliens, ainsi que de hauts fonctionnaires de l’industrie de l’armement. Le général Min Aung Hlaing a également fait savoir sur sa page Facebook que la délégation avait visité IAI (Israel Aerospace Industries) près de Tel-Aviv, ainsi que d’autres usines d’équipement militaire. J’ai moi-même appris récemment que Commtact Ltd., fabricant israélien de matériel de communication pour drones, avait vendu, par l’intermédiaire du marchand d’armes israélien Elul, des équipements installés sur des drones de fabrication chinoise opérés par l’armée du Myanmar. Or, Commtact est une filiale du fabricant de drones israélien Aeronautics Defense Systems. Et si le gouvernement israélien s’est montré particulièrement frileux devant ce contrat, ce n’est pas par hostilité aux échanges commerciaux avec le Myanmar, mais parce qu’il craint que ces liens avec les drones chinois ne fâchent les Etats-Unis.
Dès la fin des années 1970, bien avant l’établissement de relations diplomatiques entre Jérusalem et Pékin, les entreprises de défense israéliennes équipaient déjà secrètement l’armée chinoise avec l’accord du gouvernement. Ces dix dernières années toutefois, sous la pression des administrations américaines successives, Israël a mis un terme à ce commerce. Si Elul n’a pas répondu à nos appels téléphoniques, un porte-parole de Commtact a en revanche confirmé que sa compagnie avait vendu des équipements au Myanmar « sans enfreindre aucune des règles instituées par le ministère de la Défense et avec l’approbation de celui-ci ». Il a cependant ajouté que le ministère de la Défense venait de modifier sa politique et de suspendre toutes les licences permettant aux entreprises israéliennes de vendre leurs produits au Myanmar, y compris celles accordées à Commtact.
Soulignons toutefois que le ministère n’a publié aucune déclaration officielle dans ce sens. Sans doute préfère-t-il rester discret. Interrogé, il s’est contenté de répondre qu’il n’avait pas pour habitude de commenter les questions d’exportations. Il s’agit en réalité de ne pas mécontenter le Myanmar, en espérant que, tôt ou tard, l’interdiction soit levée et que les ventes reprennent. On peut en effet supposer que cette suspension consécutive à la pression de l’opinion publique israélienne et des groupes de défense des droits de l’homme ne sera que temporaire.
Ces activistes ont également présenté une requête devant la Cour suprême afin qu’elle ordonne au ministère de la Défense d’arrêter ces ventes au Myanmar et de s’aligner sur les politiques des Etats-Unis et de l’Europe, qui imposent un embargo sur ce pays. L’Etat s’y est cependant opposé et la Cour a rejeté l’appel. Toutes les délibérations se sont tenues à huis clos, prouvant qu’en Israël, la justice serre les rangs avec les autorités sécuritaires lorsqu’il s’agit de ventes d’armes.
Les exportations militaires constituent ainsi une sorte de « vache sacrée » du pays. Elles font partie de son ADN et, en règle générale, le public a plutôt tendance à soutenir le gouvernement en la matière, préférant ne rien savoir, quand bien même les transactions sont contraires à la morale, aux droits de l’homme et à l’éthique.
Le pouvoir de la censure
Il faut dire que le marché est lucratif. Les exportations d’armes israéliennes vers plus de 100 pays sur cinq continents ont représenté 6 milliards de dollars en 2016, soit 6 à 7 % des exportations du pays.
La clientèle se divise en trois groupes : le premier et le plus important inclut les pays avec lesquels Israël entretient des relations diplomatiques. En théorie, il n’y aucune raison de dissimuler des informations sur ces contrats-là, mais il existe des exceptions : Singapour, par exemple, représente un débouché important pour les armes israéliennes, des bateaux aux tanks, en passant par les drones, les radars et le matériel d’espionnage. Au fil des ans, des milliers d’anciens officiers de Tsahal et ex-agents du Mossad ont travaillé dans cet archipel comme conseillers et consultants, moyennant des salaires élevés. Dans certains cas, Singapour a investi dans la recherche militaire innovante et la mise au point de produits, en échange de licences d’exploitation. Pendant plus de 50 ans, la censure israélienne a interdit la divulgation de ce genre d’informations : les médias du pays ne pouvaient enquêter sur les échanges avec Singapour tant que rien n’avait été ébruité à l’étranger. Aujourd’hui encore, même après la visite en Israël du Premier ministre singapourien il y a quelques mois, puis celle de Benjamin Netanyahou dans l’île, la censure exerce encore son autorité en interdisant tout article sur les contrats de ventes d’armes avec ce pays.
Le deuxième groupe est constitué de pays avec lesquels Israël entretient des relations diplomatiques, mais qui sont soit sous le joug de dictateurs, soit en proie à des guerres civiles ou qui violent les droits de l’homme. C’est le cas de la Birmanie, ou, par le passé, de certains pays d’Amérique latine. Là encore, la censure empêche la divulgation des contrats de défense. Idem pour les transactions avec l’Azerbaïdjan, considéré comme un allié stratégique important d’Israël en raison de ses frontières avec l’Iran. Le tabou a néanmoins été brisé en décembre dernier lorsque le président de la république d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, a publiquement indiqué que son pays avait acheté à Israël des équipements militaires pour une valeur avoisinant les 5 milliards de dollars au cours des 20 dernières années. Cette annonce a pris Netanyahou au dépourvu, au moment où il se trouvait en visite officielle dans le pays. Avec les Etats-Unis, l’Inde et l’Union européenne, la nation caucasienne est l’un des plus gros débouchés pour le matériel militaire israélien.
Dès lors, on ne s’étonnera plus que, même lorsque les entreprises israéliennes violent de façon patente les instructions du ministère de la Défense, les autorités judiciaires – police, ministères de la Justice et de la Défense – ne se montrent guère pressées de mener l’enquête. En août dernier, j’ai révélé dans le quotidien israélien Maariv que l’entreprise israélienne Aeronautics Defense Systems avait utilisé des munitions réelles pour faire aux Azerbaïdjanais la démonstration de l’Orbiter (l’un de ses drones d’attaques « suicides »). Celle-ci a été réalisée sur une position de l’armée arménienne dans la région disputée du Haut-Karabagh, blessant légèrement deux soldats arméniens. Le gouvernement arménien a protesté auprès du ministère israélien des Affaires étrangères. Il faut savoir que les régulations du ministère de la Défense interdisent aux entreprises israéliennes d’intervenir dans les conflits opposant d’autres nations. Pourtant, le ministère a commencé par ignorer la protestation arménienne, par crainte d’indisposer l’un de ses meilleurs clients. Dans un second temps, certains membres de la Knesset ont fait pression et le ministère a fini par interdire la fourniture de ce drone particulier à l’Azerbaïdjan.
Echanges de bons procédés
Les pays de la troisième catégorie à bénéficier de l’armement israélien et de ses technologies de pointe n’entretiennent pas de liens diplomatiques avec Israël. Il s’agit principalement de pays arabes et musulmans. Là, les contrats ne visent pas seulement des intérêts financiers : ils permettent de prendre pied dans le monde arabe, et de recevoir en contrepartie des renseignements stratégiques et autres faveurs.
Dans les années 1980, Israël a ainsi vendu à l’Indonésie, plus grand pays musulman du monde, des avions d’attaque Douglas A-4 Skyhawk fabriqués aux Etats-Unis et mis hors-service par l’aviation militaire israélienne. L’opération commerciale avait été approuvée par Washington. En retour, l’Indonésie a accordé quelques faveurs à Israël, permettant notamment à ses experts d’en apprendre un peu plus sur des armes soviétiques sophistiquées utilisées par ses ennemis arabes.
Au cours des dix dernières années, des armes et technologies israéliennes ont également été employées pour aider la Jordanie (hélicoptères et drones en prêt), ainsi que l’Egypte (renseignements et drones israéliens attaquant occasionnellement des positions de l’EI dans le Sinaï). Sachant que ces deux pays ont des relations diplomatiques avec l’Etat hébreu, il devrait être possible d’évoquer les liens militaires et sécuritaires particuliers qu’ils entretiennent. Mais là encore, la censure n’autorise les informations que si les médias étrangers les ont déjà ébruitées.
Autre débouché important pour les technologies militaires israéliennes, les Emirats arabes unis. Plusieurs années durant, la censure a utilisé sa main de fer pour empêcher toute publication d’informations à ce sujet dans la presse israélienne. Cette attitude est cependant devenue obsolète lorsque le principal intermédiaire des contrats « secrets » avec Abou Dhabi – un marchand d’armes israélien nommé Mati Kochavi – a tout révélé lors d’un séminaire public à Singapour, dans le seul but de se donner de l’importance…
On peut dire que le ministre de la Défense d’Israël est prompt à invoquer des « motifs sécuritaires » comme prétextes pour justifier tout le mal dont se rendent coupables des vendeurs d’armes sans scrupule, des entrepreneurs corrompus et des dictateurs sans pitié. L’Etat juif, censé être la lumière des nations, est bel et bien devenu un fourbisseur d’armes à des régimes plus que douteux.
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