Soigner l’ennemi

Visite à l’hôpital de Naharia où sont traitées les victimes de la guerre civile syrienne

Premiers soins prodigués à un blessé syrien à bord d’une ambulance militaire israélienne à proximité de la frontière (photo credit: REUTERS)
Premiers soins prodigués à un blessé syrien à bord d’une ambulance militaire israélienne à proximité de la frontière
(photo credit: REUTERS)
Minuit, par une froide nuit d’hiver dans la partie syrienne du Golan. Une étrange caravane sillonne un sentier rocailleux en direction d’un emplacement secret à la frontière israélienne. Des femmes en hijabs et en parkas portent leurs bébés et leurs jeunes enfants blessés. Certains, grossièrement bandés, sont transportés dans des sacoches en bandoulières sur des ânes. D’autres enfants sont seuls, car ils n’ont plus de parents. Des hommes blessés suivent le cortège, aidés de leurs proches. La procession avance en silence. Ils atteignent finalement la frontière où les attend une équipe médicale de l’armée israélienne. Celle-ci administre rapidement les premiers soins et stabilise l’état des personnes les plus gravement touchées. Ces Syriens prennent ensuite place dans des ambulances qui foncent, sirènes hurlantes, vers les hôpitaux de Naharia et Tsfat. A charge ensuite aux équipes médicales de traiter ces blessés dans des états souvent indicibles, qui n’ont parfois plus de visage ou de mains. Bref, de faire leur travail. Sauf qu’ici, il s’agit de soigner l’ennemi.
La Syrie, en effet, est officiellement toujours en guerre avec Israël. Si le gouvernement israélien a refusé d’accueillir des réfugiés syriens sur son sol, il s’est engagé en 2013 à soigner les blessés se trouvant à sa frontière nord. Voir une nation traiter les blessés d’un pays voisin qui aspire à sa destruction, est pour le moins inhabituel. Mais pour les équipes médicales israéliennes, ces blessés sont avant tout des êtres humains mutilés par les bombardements, les tirs et les gaz provenant de leurs propres compatriotes. 3 000 blessés syriens, dont un tiers d’enfants, ont ainsi été soignés en Israël, et chaque jour continue de voir son flot de victimes arriver. Ces chiffres peuvent sans doute paraître dérisoires lorsque l’on considère le nombre épouvantable des blessés ; mais dans un tel contexte, chaque Syrien soigné en Israël porte une valeur hautement symbolique.
Les pertes humaines engendrées par le conflit sont immenses. L’observatoire syrien des droits de l’homme estime que le nombre de morts s’élève à 500 000, civils pour la plupart. Selon le Haut Commissaire aux réfugiés des Nations unies, 7,6 millions de Syriens ont été déplacés, et près de 5 millions ont fui le pays.
A l’ombre des roquettes
Le Centre médical de Galilée (GMC) situé à Naharia, où 1 700 Syriens ont été soignés depuis le début de la guerre, se trouve à quelques kilomètres seulement de la frontière libanaise, et donc en première ligne en cas d’éventuels tirs de roquettes Katyusha provenant du Hezbollah. Fondé dans les années 1950 et constitué au départ de baraquements suédois, l’établissement est devenu depuis un leader mondial dans le traitement des blessures de guerre sévères. Il est aussi l’un des plus gros employeurs de Galilée, avec un effectif de 2 700 personnes, dont 1 180 infirmières, 450 médecins, 250 ambulanciers, 800 aides-soignants, et 600 personnes affectées à la maintenance et au ménage. A cela s’ajoute l’aide de 300 volontaires, dont beaucoup font office de traducteurs auprès des patients syriens.
En visitant cet hôpital, qui compte 720 lits, j’ai été frappé par l’ingéniosité de son architecture. Nombre de ses bâtiments possèdent une cour intérieure ou des cours centrales, qui permettent aux chambres d’être baignées de lumière. Dans le service des urgences pédiatriques, les enfants ne fixent pas de plafond blanc, mais des nuages, des ballons et un ciel peints. C’est le légendaire Dr Shaul Shasha qui a dirigé le centre hospitalier pendant 18 ans, jusqu’à ce que le Dr Masoud Barhoum lui succède. Entre autres réalisations, le Dr Shasha a fait construire un service d’urgence souterrain. Une initiative qui lui a valu des moqueries à l’époque, jusqu’à ce qu’une roquette Katyusha touche de plein fouet l’hôpital au cours de la deuxième guerre du Liban en 2006. Personne n’a été blessé, grâce au fait que tous les patients et le personnel avaient été préalablement évacués vers la partie souterraine de l’hôpital. Les restes de la roquette se trouvent d’ailleurs exposés à l’entrée de l’hôpital. Aujourd’hui, tout le personnel est soumis à des entraînements réguliers, qui lui permettent d’évacuer l’ensemble des patients en une vingtaine de minutes.
Des blessures jamais vues
Avec les blessés syriens, les chirurgiens, médecins et infirmières israéliens font face à des traumatismes qu’ils n’avaient jamais rencontrés auparavant. Et pour cause. Alors qu’une balle tirée par une arme de poing se déplace à une vitesse de 253 mètres par seconde, les balles provenant d’armes telles que les M16 utilisés par les snipers syriens ont une vitesse d’un kilomètre par seconde. L’onde de choc provoquée par de tels projectiles dans les tissus humains pulvérise des pans entiers de chair. C’est le drame subi par une grande partie des blessés, tant adultes qu’enfants, et que les chirurgiens tentent de réparer.
Dans le bureau du Dr Leonid Kogan, chef du service de chirurgie réparatrice et des grands brûlés, j’aperçois la photo d’un Syrien dont la plus grande partie du visage a explosé sous la balle d’un sniper. J’ai dû détourner le regard, tant l’image était insoutenable. Impossible d’imaginer la souffrance endurée par cet homme. Malgré tout, sa mâchoire a finalement été reconstruite par l’équipe médicale du centre hospitalier. Les médecins et les chirurgiens œuvrent à réparer ce qui a été détruit, avec une compassion et un savoir-faire incroyables. Et parfois même, quelques larmes.
Le Dr Kogan a étudié la médecine à Samarkand, en Ouzbékistan, avant de faire son aliya en 1991, après la chute de l’Union soviétique. Il est l’inventeur d’une substance unique à base d’algues pour le traitement des brûlures. Lorsque je lui ai demandé comment les médecins parvenaient à gérer le stress occasionné par le traitement de ces patients, j’ai compris à travers sa réponse que le secret résidait dans un savant mélange d’empathie et de distance professionnelle.
Je n’ai pu voir ces blessés que sur les écrans d’ordinateur des chirurgiens. Leur anonymat est en effet soigneusement préservé afin de les protéger de tous ceux qui voudraient leur porter atteinte, à eux-mêmes ou à leurs proches, lors de leur retour en Syrie. Alors qu’Israël récolterait sans aucun doute les plus grands bénéfices en révélant au grand jour son action en faveur des blessés syriens, le pays, au contraire, s’emploie à minimiser son rôle, dans le but de protéger les patients. Depuis quelque temps toutefois, le pays a semblé opérer quelques changements dans sa politique, notamment lors de la visite médiatisée du centre médical par le président Rivlin à Pessah.
En 2013, la réalisatrice Racheli Schwartz a entrepris de filmer les patients syriens de l’hôpital, tournage qui s’est étalé sur trois ans. Mais alors que le documentaire, intitulé Le patient syrien, devait être diffusé sur Aroutz 1 le 18 mai, le censeur de l’armée a téléphoné quelques heures avant pour demander que certains passages soient coupés, car ils risquaient de mettre en danger les patients dont on voyait le visage, et qui étaient depuis retournés en Syrie. Après quelques montages, le document a finalement été diffusé le 27 juin. Certaines parties sont particulièrement difficiles à regarder.
L’homme est un homme pour l’homme
Je me suis entretenu avec le Dr Eyal Sela, chef du département de chirurgie ORL au centre médical, qui apparaît dans le reportage. Il explique que l’atmosphère de l’établissement se distingue par une grande coopération entre les médecins et que c’est le Dr Barhoum, un Arabe chrétien fervent patriote israélien, qui en est l’artisan. Des drapeaux frappés de l’étoile de David flottent partout dans l’hôpital ; sur un mur, l’une des citations préférées de Barhoum : « L’Homme est pour l’Homme… un Homme ». Celle-ci provient d’une phrase devenue célèbre prononcée par l’ancien juge de la Cour suprême Aharon Barak : « Adam l’adam lo zeev, adam l’adam lo malah… adam l’adam, adam. » (L’homme n’est pas un loup pour l’homme, ni un ange. L’homme est pour l’homme un homme.) « Nous admettons les blessés syriens car ce sont avant tout des êtres humains. Ceci est le magnifique visage d’Israël. Aujourd’hui, notre hôpital est devenu le plus expérimenté dans le domaine du traitement des blessures de guerre. Nous soignons environ 40 blessés par jour, et nous sommes même en train de construire un visage à l’aide d’une imprimante 3D pour l’un d’entre eux », a confié Barhoum au journal Haaretz.
Le Dr Sela a suivi une formation au Centre médical McGill de Montréal au Canada, tout comme plusieurs autres chirurgiens de l’hôpital. Il m’a raconté que sa femme était en pleurs après avoir vu Le patient syrien, car elle n’avait aucune idée des blessures soignées par son époux. Le chirurgien m’explique en effet qu’il préfère laisser les horreurs auxquelles il est confronté entre les murs de l’hôpital, et ne pas les rapporter à la maison. Il évoque notamment le cas de H., 33 ans, qui est arrivé inconscient avec une déchirure de l’artère principale irriguant le cerveau. « Nous l’avons opéré et tenté de réparer au mieux les dommages. La balle, brûlante, avait fusionné avec sa colonne vertébrale. Quand il s’est réveillé, incapable de parler, il a écrit sur un papier : “Pourquoi m’avez-vous sauvé la vie ? La dernière chose que j’ai vue avant qu’on me tire dessus, c’était mes enfants de deux et cinq ans, morts sous les balles.” Nous étions tous en larmes. »
« Normalement, en tant que chirurgiens, nous suivons un plan détaillé pour chaque opération. Mais ceci est impossible pour les patients syriens car ils arrivent souvent dans des états atroces, d’une urgence absolue. Nous devons donc improviser d’après ce que nous avons sous les yeux. » Cela est rendu possible grâce aux conditions de travail offertes par le GMC. « Notre hôpital dessert une population de 600 000 personnes en Galilée, plus que ce que l’hôpital Soroka couvre dans le Néguev. A une époque, nos patients les plus gravement atteints étaient envoyés au centre médical Rambam de Haïfa, tandis qu’aujourd’hui, on assiste souvent à la situation contraire, c’est lui qui nous envoie ses patients. De par notre expertise, nous sommes des médecins très courtisés, mais nous faisons le choix de rester ici. »
Le coût de la générosité
En février cependant, le ministre de la Santé Yaakov Litzman a menacé de suspendre les soins aux blessés syriens, si le gouvernement ne prenait pas en charge les surcoûts occasionnés. Le ministre a insisté sur le fait qu’on ne devait pas soigner les Syriens au détriment des malades israéliens, et que ni l’armée ni le ministère de la Défense ne pouvaient supporter les frais occasionnés. Au final, personne ne s’est décidé à payer les factures. Et celles-ci sont lourdes. L’hôpital de Naharia a déjà dépensé au total 300 millions de shekels pour les patients syriens, résultat d’environ 30 000 jours d’hospitalisation à 10 000 shekels par jour (sachant que le séjour moyen pour chaque blessé est de 23 jours et que certains sont même restés juqu’à un an et demi) et du coût de deux à quatre opérations par patient. En retour, l’hôpital n’a reçu que 54 millions de shekels de subventions, ce qui a entraîné le premier déficit budgétaire de son histoire.
Amir Yarhi, dirigeant des « Amis du Centre médical de Galilée », une organisation non gouvernementale qui récolte des fonds en Israël et a l’étranger, m’a raconté que parmi les soutiens les plus solides du GMC se trouvent des groupes d’évangélistes américains. Il semble que le fait qu’Israël traite des patients provenant d’un pays ennemi résonne comme un écho à leur foi chrétienne. Les dons au centre hospitalier s’élèvent à 10 millions de shekels annuels (dont la moitié provient de l’étranger). Mais pour élevés qu’ils soient, ils sont très loin de couvrir les besoins de l’hôpital.
Malgré mon expérience de journaliste, j’éprouve aujourd’hui de grandes difficultés à trouver les mots pour décrire la colère et la honte que je ressens face à la souffrance endurée par le peuple syrien. Colère face à la cruauté barbare, et honte face aux tergiversations de la communauté internationale pour mettre fin à la bestialité du boucher de Damas, Bachar el-Assad.
Je ne pourrai jamais comprendre la dépravation du sniper syrien, capable de viser un enfant et d’appuyer sur la gâchette. S’ils sont capables d’agir ainsi contre leur propre peuple, comment se comporteraient-ils face au monde, s’ils en avaient l’occasion ?
A court de mots, j’emprunte ceux de Hayim Nahman Bialik, tirés du poème Le massacre écrit il y a plus d’un siècle. En 1904, Bialik, qui vivait à Odessa en Ukraine, a été chargé d’écrire un rapport suite au violent pogrom de Kichinev qui a tué des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants juifs. Il n’a jamais écrit celui-ci, mais avant de quitter la ville meurtrie, a rédigé ce poème en hébreu : « Malédiction à celui qui crie : vengeance ! Réservez la vengeance pour le sang d’un enfant que même le Satan n’avait pas envisagé de faire couler. »
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