Briser le plafond de verre

La nomination des premiers juges israéliens originaires d’Ethiopie et de l’ex-URSS met en lumière les défis et les opportunités qui s’offrent aux immigrants dans la fonction publique

La nouvelle juge après sa nomination par le Président Rivlin (photo credit: GPO)
La nouvelle juge après sa nomination par le Président Rivlin
(photo credit: GPO)
Ces nominations étaient sans précédent. En décembre dernier, trois nouveaux juges – deux Israéliennes originaires d’Ethiopie et un natif de l’ex-Union soviétique – ont prêté serment devant le président Reouven Rivlin. Une première dans l’histoire de la magistrature de l’Etat juif. Félicitant Adenko Sabhat Haimovich, Esther Gardi et Felix Gorodestsky, la ministre de l’Immigration et de l’Aliya Sofa Landver a ainsi salué le fait qu’ils avaient « brisé le plafond de verre » ouvrant la voie à d’autres olim.
Adenko Sabhat Haimovich a été nommée juge au tribunal d’instance du district central, Esther Gardi au tribunal de la circulation du district de Haïfa, et Felix Gorodestsky aux affaires familiales du tribunal de Jérusalem. Ces promotions ne sont évidemment pas le fruit d’une quelconque discrimination positive. Tous trois sont qualifiés de brillants par leurs collègues et membres du comité de sélection de la magistrature, l’organisme qui désigne les juges.
« J’avais prédit à Adenko Haimovich qu’elle serait la première magistrate d’origine éthiopienne », raconte Ilan Katz, qui a rencontré la jeune femme quand il était procureur militaire en chef adjoint et qu’elle servait dans l’armée. La jeune femme a ensuite travaillé pour Katz dans son cabinet privé. « J’aurais dit la même chose, quelle que soit son origine. Elle est parfaite dans ce rôle », ajoute-t-il.
La députée Nourit Koren, membre du comité judiciaire, explique que jusque-là, personne n’avait donné sa chance aux professionnels de cette origine. Jusqu’en octobre 2016, en effet, pas un seul des quelque 130 000 immigrants éthiopiens d’Israël – dont beaucoup sont arrivés il y a plus de 30 ans – n’avait été nommé juge dans le pays, ni un seul sur près d’un million de juifs à avoir émigré lors de la grande aliya russe. « C’est un fait étonnant et incompréhensible », souligne le député Robert Ilatov du parti Israël Beitenou, également membre du comité de sélection judiciaire. L’instance s’est donc fixé pour objectif de promouvoir les immigrants afin de combler une lacune « inexplicable ».
Le pot aux roses
C’est lui qui a découvert le pot aux roses il y a un an et demi, lorsqu’il a rejoint le comité. Après avoir examiné la liste des 667 juges israéliens, il fait part de sa constatation à ses collègues. Ces derniers croient qu’il exagère. « Ils étaient tous persuadés qu’il existait des représentants de ces secteurs de la population au sein de la magistrature. »
Ilatov s’adresse ensuite au Centre d’information et de recherche de la Knesset pour étayer ses soupçons. Les résultats de l’enquête confirment ses impressions : jusqu’au 22 octobre 2015, il n’y avait eu aucun juge noir dans le pays ; quant aux cinq magistrats de l’ex-Union soviétique à occuper de tels postes, ils étaient tous arrivés en Israël avant 1989, c’est-à-dire avant l’aliya russe de masse. « Pas un seul juge issu de ces grandes vagues d’immigration dans l’ensemble du système israélien ! », s’exclame le député.
Ilatov envoie alors une lettre à la ministre de la Justice Ayelet Shaked ainsi qu’à la présidente de la Cour suprême, Miriam Naor, pour leur demander si elles sont conscientes de la situation, et si elles en connaissent les raisons. Toutes deux ignoraient cet état de fait.
Il soulève ensuite ce manque de représentativité au cours d’une réunion publique de la commission à laquelle assiste une poignée de journalistes. Lorsque le sujet s’étale dans les pages des grands quotidiens nationaux, cela crée une onde de choc. « Je ne pense pas que cette situation ait été intentionnelle, mais personne n’y avait prêté attention », explique Ilatov. « Un plafond de verre invisible recouvrait la magistrature. » Tandis que les immigrants constituent plus de 25 % de la population juive israélienne selon le dernier rapport du Bureau central des statistiques, seulement 12,6 % des juges étaient des olim jusqu’en 2015, selon le Centre d’information et de la recherche de la Knesset.
Un porte-parole de l’Association du barreau israélien explique que l’organisation compte des membres éthiopiens, mais que comme elle prône l’égalité des chances, elle ne conserve aucune information dans ses dossiers sur le lieu de naissance, la race ou la religion des avocats.
L’une des explications de ce manque de juges olim réside dans le fait que de 1992 à 2015, un seul avocat éthiopien et 22 avocats de l’ex-URSS ont postulé pour devenir juge. C’est suite aux articles publiés dans la presse que Haimovich, Gardi et Gorodestsky se sont portés candidats. Robert Ilatov a enquêté afin de comprendre pourquoi si peu de demandes émanent de ces immigrants. « J’ai interrogé de nombreux avocats éthiopiens, et la réponse était la même pour tous : ils estimaient inutile de faire acte de candidature, car ils n’avaient aucune chance d’être sélectionnés », relate le député.
Bien sûr, le processus qui permet de devenir juge peut paraître ardu. Tout d’abord, les avocats postulants doivent avoir au moins cinq ans d’expérience et obtenir la recommandation de magistrats israéliens. Après avoir soumis leurs candidatures, les avocats sont entendus par un sous-comité judiciaire. Ceux qui réussissent cette étape doivent suivre un cours de cinq jours de préparation à la magistrature et passer un test. Seule la moitié environ des candidats restent alors en lice. Leurs candidatures sont ensuite examinées et triées par le comité de sélection de la magistrature composé de neuf membres : le président et deux représentants de la Cour suprême ; deux représentants de l’Association du barreau israélien, ainsi que deux représentants du cabinet et de la Knesset, choisis à bulletin secret. Le ministre de la Justice préside le comité.
« Il y a suffisamment d’olim de qualité, le système aurait dû les sélectionner », soutient Robert Ilatov. Appointer une équipe de magistrats diversifiée, parmi lesquels figurent de nouveaux immigrants, est un atout certain pour le système judiciaire, affirme-t-il. Selon lui, plus la magistrature sera représentative des divers secteurs sociaux, plus le public fera confiance aux tribunaux, surtout à un moment l’indice de confiance est au plus bas. L’indice 2016 de la démocratie israélienne, montre en effet que la confiance dans la Cour suprême se situe à 56 % contre 62 % l’année précédente.
Pour les nouveaux immigrants, intégrer la fonction publique, spécialement à un poste clé, peut sembler insurmontable, pointe la ministre Sofa Landver. Pour commencer, ils doivent faire face à la barrière de la langue qui rend difficile les tests de qualification professionnelle ainsi que ceux requis pour accéder à la fonction publique. Même pour ceux qui ont des années d’expérience, l’échec est souvent au rendez-vous, constate-t-elle.
Autre écueil : le marché du travail israélien a la réputation de reposer sur le piston (la fameuse protectsia) plutôt que sur le mérite, indique Sofa Landver. Les olim qui n’ont pas fréquenté l’école secondaire ni servi dans l’armée israélienne sont désavantagés, car il leur manque l’entregent souvent nécessaire pour décrocher les meilleurs emplois. En outre, un grand nombre de postes administratifs exigent d’avoir gravi les échelons au sein du système, de l’université au stage etc., notamment pour les postes de haut niveau.
Une difficile ascension
Adina Schwartz, directrice de l’éducation et de l’emploi à Nefesh B’Nefesh, qui vient en aide aux nouveaux arrivants anglo-saxons, explique que dans le cas des avocats, l’intégration dans leur discipline dépend souvent du type de droit exercé à l’étranger. Les avocats spécialisés dans le high-tech ou le droit fiscal, par exemple, ont plus de facilité à trouver un emploi que ceux qui arrivent avec une pratique juridique spécifique à leur pays d’origine.
Selon elle, la majorité des olim optent ainsi pour le secteur privé, plus facilement accessible et qui offre des emplois mieux rémunérés. Un rapport de 2013 publié par The Marker montrait que les avocats débutants gagnaient relativement peu dans le secteur public, environ 6 800 shekels par mois, avec un salaire plafonné à environ 18 245 shekels, alors qu’un avocat débutant dans le secteur privé peut gagner jusqu’à 8 400 shekels par mois
Dessie (Roni) Akale, directeur général du Projet national éthiopien, qui mène toute une série de programmes pour soutenir la communauté israélo-éthiopienne, indique par ailleurs que les défis socio-économiques et le manque d’éducation empêchent souvent les Israéliens d’origine éthiopienne d’envisager des postes de cadres de la fonction publique. La plupart d’entre eux, arrivés en Israël sans avoir reçu d’instruction formelle, ont passé les 30 dernières années à réduire cet écart.
En raison de la situation économique difficile de la communauté (selon l’Association israélienne des juifs éthiopiens, plus de 35 % des familles éthiopiennes-israéliennes vivent sous le seuil de pauvreté), les revenus des parents servent d’abord à assurer leur subsistance, ce qui laisse peu de place à l’éducation, sans compter que les enfants sont souvent obligés d’aider leurs familles.
Le Centre de recherche et d’information de la Knesset rapportait en juin 2014 que seuls 11 599 immigrés étaient employés par l’Etat, soit 16 % du total des fonctionnaires. « La situation est paradoxale : d’une part, l’opinion publique israélienne aime les olim et veut leur venir en aide », dit Sofa Landver. « Mais d’autre part, la majorité des Israéliens, qui ne sont pas des immigrants, ne sont pas nécessairement prêts à accepter de nouveaux venus si différents d’eux. »
Pour améliorer la situation, le gouvernement a modifié la loi sur la fonction publique fin 2015, afin d’exiger une représentation appropriée par le biais de mesures correctives en faveur des nouveaux immigrants. La loi révisée sera effective à chaque nouvel appel d’offres, jusqu’à ce que le pays commence à constater les résultats.
Le pied à l’étrier
« Les immigrants ont besoin d’un petit coup de pouce pour franchir le seuil », explique Dessie Akale. « Une fois à l’intérieur du système, ils peuvent prouver toute l’étendue de leurs talents. »
Selon Adina Schwartz, si quelques immigrants brisent le plafond de verre, les autres leur emboîteront le pas. La nomination de Haimovich, Gardi et Gorodestsky constitue ainsi une étape importante. Elle s’attend à ce que d’autres olim qualifiés – pas seulement originaires d’Ethiopie et d’ex-URSS – se sentent motivés et envisagent d’entreprendre eux-mêmes une telle démarche. Sofa Landver a elle-même immigré de Leningrad en Israël en 1979. Elle évoque le jour où le président de l’Agence juive, Natan Sharansky, a fondé le parti Israël BeAliya en 1995 et remporté un siège à la Knesset en 1996. Avant cela, personne ne pouvait imaginer qu’il deviendrait un jour ministre. Cela a galvanisé tous les ressortissants de l’ex-URSS.
Le premier député de la Knesset d’origine éthiopienne était Adisu Messele, élu en 1996 sur la liste du Parti travailliste. La première femme d’origine éthiopienne à entrer au parlement a été Pnina Tamano-Shata, qui a représenté Yesh Atid de 2013 à 2015. La Knesset compte aujourd’hui 25 députés nés en dehors d’Israël, dont 10 en Afrique, 12 en ex-Union soviétique et deux aux Etats-Unis. Les immigrants de la deuxième génération sont monnaie courante au parlement. Sofa Landver a elle-même brisé le plafond de verre quand elle s’est présentée aux élections municipales à Ashdod, en 1989. « Les gens ont été choqués de voir une jeune femme russe entrer en lice pour la mairie », se souvient la ministre. « Cela n’a pas été facile, mais c’était ce que je voulais et je suis allée jusqu’au bout. » Même si cela remonte à loin, Sofa Landver se souvient de la difficulté d’être une nouvelle immigrante. Pour elle, le premier pas est d’accepter de dire « Je suis israélienne » et de reconnaître la responsabilité du gouvernement à faire évoluer les choses. Cependant, c’est à l’immigrant lui-même de travailler d’arrache-pied pour atteindre ses objectifs. Elle affirme que plus les olim seront nombreux à intégrer la fonction publique, plus il leur sera facile de guider les autres pour les aider à naviguer à travers les
arcanes de l’administration.
Le pays à également tout à y gagner. Pour Robert Ilatov, avec la nomination des trois juges immigrants, Israël gagne sur tous les tableaux : chacun d’eux apporte une perspective et une compréhension uniques qui contribuent à rapprocher le système judiciaire de ses administrés.
Adina Schwartz acquiesce. « Les immigrants apportent un nouveau regard, en particulier au sein du secteur public, ce qui peut permettre d’améliorer le système », déclare-t-elle. Si selon elle, la nomination de ces nouveaux juges et la révision de la loi sur la fonction publique ne devraient pas apporter de changements majeurs en un mois ou même un an, Adina Schwartz salue la dynamique en marche et encourage à poursuivre sur cette lancée. »
Le député Ilatov, quant à lui, estime que ces nominations ne doivent pas constituer une fin en soi pour les nouveaux juges. « Maintenant qu’ils ont mis le pied à l’étrier, à eux de franchir les échelons du système judiciaire. Je les imagine bien devenir le premier juge russophone ou la première juge d’origine éthiopienne à la Cour suprême. Il reste encore de nombreuses pages d’histoire à écrire en Israël. »

© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite