Dans la peau d’Yigal Amir

A travers l’analyse des motivations de l’assassin d’Yitzhak Rabin, Israël a longtemps cherché à comprendre comment il avait pu engendrer un tel fils

Yigal Amir, lors de la reconstitution de la scène  du crime (photo credit: GPO)
Yigal Amir, lors de la reconstitution de la scène du crime
(photo credit: GPO)
C’était un 4 novembre, il y a 21 ans. Ce soir-là, au cours d’un rassemblement pour la paix au cœur de Tel-Aviv, un jeune juif a sorti une arme et tiré trois balles dans le dos du Premier ministre Yitzhak Rabin. Depuis, rien ni personne ne crée plus le malaise chez les Israéliens qu’Yigal Amir, l’assassin.
Beaucoup le haïssent parce qu’ils pensent qu’il a, par son geste, imposé une vision ultranationaliste sur une certaine frange de la population. Mais la réalité, souvent méconnue, est bien plus complexe. Contrairement à ce que l’on croit, Yigal Amir n’est pas à proprement parler un « nationaliste ». Ce n’est pas non plus un « sioniste » dans le sens où on comprend généralement ce terme. Les clés pour expliquer son geste sont plutôt à chercher du côté de son messianisme
radical et de ses opinions anarchistes.
De l’enfance modèle à la radicalisation
Yigal Amir est né le 31 mai 1970. Ses parents, Gueoula et Chlomo, vivent toujours dans l’appartement d’Herzliya où leur
fils a grandi. La mère dirige un jardin d’enfants privé à son domicile tandis que le père est sofer stam (scribe). Dans un voisinage peuplé aussi bien de familles religieuses que laïques, les Amir se distinguent par une piété particulière. Chlomo porte l’habit des juifs orthodoxes et part de la maison à l’aube pour se rendre à la prière du matin. Le jeune Yigal admire profondément sa dévotion religieuse sans compromis. C’est un enfant calme, studieux et ambitieux. Il décide d’intégrer la Yeshiva du Nouveau Yichouv, une institution prestigieuse d’où sont issus de nombreux rabbanim, universitaires et politiciens, dont l’actuel Grand Rabbin ashkénaze David Lau et le député Moshé Gafni du parti Judaïsme unifié de la Torah.
Ses années à la yeshiva ne se révèlent pas une simple transition pour Amir. Elles le façonnent véritablement. Les études y sont difficiles et il est le plus jeune garçon de l’établissement ; qui plus est, il se retrouve seul à Tel-Aviv. En outre, contrairement à la plupart des élèves qui sont d’origine ashkénaze, Yigal Amir, lui, est mizrahi, d’origine yéménite. Les tensions entre juifs des deux clans sont encore tenaces. La famille Amir en a déjà fait l’amère expérience, parents et enfants ayant effectué leur scolarité dans des établissements ashkénazes. Mais Yigal, loin de chercher à se fondre dans le paysage, se tient toujours un peu à l’écart et revendique fièrement ses origines. Idem à l’armée, quelques années plus tard, où on le surnomme « le chef du gang yéménite »
.
En 1988, Yigal Amir s’enrôle dans la brigade Golani au sein d’un programme permettant aux soldats de combiner leurs études à la yeshiva avec leur service militaire. Il est considéré comme le plus religieux de son bataillon ; toujours le premier debout, il se charge de réveiller les autres pour la prière du matin. Le pays est alors en proie à la première Intifada, et dans les villages de Judée-Samarie, la situation est tendue entre soldats israéliens et civils palestiniens. Même si la famille d’Amir a toujours cherché à minimiser ses inclinations racistes, le témoignage de ses camarades de l’armée atteste d’une véritable haine des Arabes, assortie à une certaine violence. « En tant que Golani nous étions souvent impliqués dans des altercations avec des Palestiniens. Mais dans le cas d’Yigal, il s’agissait d’autre chose. Je me souviens de certaines opérations à Jabaliya. En pénétrant dans les maisons de suspects, nous devions faire usage de la force, et Yigal était le premier à s’exécuter. Il avait la main très lourde. Il frappait non seulement les gens, mais vandalisait aussi leurs biens, juste pour le plaisir », a raconté l’un de ses anciens compagnons d’armes.
Amir termine son service en 1991. Il part ensuite à Riga, en Lettonie, envoyé par un mouvement de jeunesse afin d’y enseigner la Torah. Peu de temps après son retour, il entame des études à l’université Bar-Ilan où il intègre un cursus ardu en droit, informatique et études juives. Seulement sa priorité n’est pas sa scolarité mais plutôt le militantisme politique. Le jeune homme se rend régulièrement en Judée-Samarie où il se rapproche de certains cercles, mais également de certains rabbins. Il établit notamment des liens avec le Rav Moshé Levinger, l’un des fondateurs du renouveau de l’implantation juive à Hébron, condamné pour violences envers des Palestiniens dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Bien décidé à stopper le train des accords d’Oslo, Amir organise dans la région des excursions destinées aux étudiants, afin de leur permettre de rencontrer les habitants des implantations et de les rallier à son camp. Mais si ces tiyoulim sont un succès en termes d’affluence, le jeune homme demeure insatisfait : il estime que ces week-ends se bornent à des événements sociaux et que leur aspect politique n’est pas suffisamment considéré. Il se trouve également de plus en plus frustré par la manière dont les activistes de Judée-Samarie mènent leur campagne contre le processus de paix. « Un habitant des implantations n’aurait jamais osé tuer Rabin », a-t-il ainsi confié à un officier de police qui l’interrogeait après le meurtre. « Ils sont trop inquiets pour leur image. Ce sont des gens timides, des peureux. »
A cette époque, Yigal Amir sort avec Nava Holtzman, une jeune fille issue d’une famille ashkénaze hautement respectée dans le milieu sioniste religieux. Les portraits de l’assassin publiés dans le Yediot Aharonot et le Maariv peu après le meurtre, précisent que cette dernière a fini par le rejeter, en partie à cause de sa famille qui voyait d’un mauvais œil le fait qu’il n’était pas ashkénaze. Dan Ephron, auteur d’une enquête particulièrement fouillée sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre publiée l’année dernière, écrit : « Leurs [les parents Holtzman] réticences avaient quelque chose à voir avec la couleur de peau d’Amir… [A la différence des Holtzman] Amir était mizrahi… et pas juste mizrahi, mais yéménite, la nuance la plus foncée sur la palette ethnique. » Peu après leur séparation, Nava se marie avec l’un des amis d’Yigal. Celui-ci en est dévasté. Avec le recul, Chlomo Amir se dit persuadé que cette rupture a constitué un tournant majeur pour son fils, et que sans elle il n’aurait pas tué Rabin.
Peu de temps après qu’Yigal et Nava aient commencé à se fréquenter, l’affaire des enfants yéménites refait surface. Le Rav Ouzi Meshulam se barricade avec plusieurs de ses disciples dans sa maison, dans la ville de Yehoud, et demande au gouvernement de lancer des investigations d’envergure sur le kidnapping de ces bébés. Lorsque le Rav quitte la propriété afin de négocier avec les autorités, les unités d’élite font feu, tuant l’un de ses disciples. Au final, le gouvernement Rabin acceptera de rouvrir le dossier mais, comme le souligne Dan Ephron dans son ouvrage, « les frères Amir ont perçu le raid des forces armées comme un moyen de plus pour le Premier ministre au pouvoir, Yitzhak Rabin, de faire taire la vérité en réduisant certaines voix au silence ». Cet épisode marque un autre tournant pour Yigal Amir, alors que des membres éloignés de sa famille ont vu l’un de leurs enfants disparaître mystérieusement. L’an dernier, Hagaï, le frère d’Yigal, qui a été impliqué dans l’assassinat, a partagé sur son compte Facebook le témoignage d’un juif yéménite qui racontait la tragédie vécue par ses grands-parents ayant perdu deux enfants dans des circonstances non élucidées. Hagaï concluait son post par ces mots : « Maudit soit l’Etat d’Israël, né dans le sang et qui mourra dans l’oubli… » Il y a quelques jours, il est allé jusqu’à qualifier l’Etat juif de « Quatrième Reich »…
Un dangereux mentor
L’autre figure dont se rapproche Yigal Amir est le Rav Yitzhak Ginsburg, originaire des Etats-Unis, particulièrement influent dans les implantations et auprès de ceux qui recherchent un second souffle religieux. C’est un personnage controversé qui a souvent été accusé d’incitation à la violence. S’il n’a jamais été condamné, le Rav Ginsburg a déjà été incarcéré et sa yeshiva a souvent été perquisitionnée par les hommes du Shin Bet (services de sécurité intérieure) qui ont procédé chaque fois à des arrestations. Auteur de plus de 80 livres, le Rav Ginsburg continue cependant d’être considéré comme un gaon à l’origine d’un véritable renouveau dans la spiritualité juive.
Yigal Amir sera particulièrement influencé par la position de Ginsburg à l’encontre de Baroukh Goldstein, ce juif qui a assassiné 29 musulmans alors qu’ils priaient au Caveau des Patriarches à Hébron en 1994. Amir, qui a assisté aux funérailles de Goldstein, confiera aussi bien durant l’enquête qu’au cours de son procès, que cet enterrement a été pour lui un déclic. L’essai du Rav Ginsburg intitulé Baroukh Haguever (Béni soit l’Homme), basé sur l’oraison funèbre prononcée pour Baroukh Goldstein, inclut des idées qui correspondent aux convictions d’Yigal Amir. Cet écrit en a inspiré de nombreux autres sur des thèmes similaires, compilés par la suite dans une anthologie du même nom, jeu de mot sur le prénom Baroukh qui signifie « béni » en hébreu. Bien qu’aucune preuve formelle ne permette de lier le meurtre d’Yitzhak Rabin aux écrits du Rav Ginsburg, il est impossible d’ignorer que l’un des livres retrouvés dans la chambre de l’assassin par les services du Shin Bet était justement cette anthologie. Le Rav Ginsburg y explique comment un acte de violence peut être une manifestation de dévotion envers Dieu, geste qui va hâter la rédemption. La vengeance est considérée comme une vertu spirituelle et décrite comme une forme authentique d’expression de l’individu, mais aussi, dans le même temps, comme un moyen d’annuler ce dernier en lui permettant de faire un avec Dieu et la nature.
« Pour Ginsburg, le fait de se venger est l’acte le plus pur d’authenticité juive, une véritable sanctification du Nom divin. Selon sa conception, pour qu’un juif atteigne le plus haut niveau de kidouch Hachem, il doit défier ses instincts, accomplir un acte “surhumain” de violence propice au déclenchement du processus qui doit mener à une réalité nouvelle », explique le Pr Adam Aftermen, directeur du département de philosophie juive et de Talmud à l’université de Tel-Aviv. Carmi Gillon, chef des services de sécurité intérieure de l’époque, assure que les idées développées par Ginsburg ont été reprises par Amir lorsqu’il a cherché à justifier son acte. « Amir se voyait comme l’un des émissaires du Rav, comme le messager qui allait concrétiser la vision de celui-ci », assure Gillon. « Yigal Amir n’est pas un détraqué », ajoute-t-il. « Le considérer comme la menace ultime est contre-productif. Il se contente de mettre en œuvre une certaine idéologie. Si on veut arrêter le véritable danger, il faut s’en prendre aux rabbins qui prêchent la violence. »
Dans leur ouvrage datant de 1998, Meurtre au Nom de Dieu, résultat d’une enquête autour de l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Michael Karpin et Ina Friedman relèvent les propos révélateurs de l’un des amis d’Yigal Amir, Chlomi Halevy. Après le meurtre, il a déclaré : « L’argumentation d’Amir est rationnelle et dénuée de toute émotion… Le pluralisme n’existe pas à ses yeux, sa vision des choses ne tolère ni aucune nuance ni aucune ouverture ; c’est tout ou rien. Il n’y a qu’une seule vérité selon lui. » Halevy décrit son ancien camarade comme « un fanatique de la Sainte Trinité : le Peuple d’Israël, la Torah d’Israël et la Terre d’Israël. La démocratie et l’Etat tel qu’il existe lui importent peu. Il dénigre tout ce que les non-juifs font et disent, tout en affirmant qu’Israël doit faire ce qu’il peut et avoir confiance dans le fait que Dieu s’occupe du reste. » C’est avec de telles conceptions que ce soir du 4 novembre 1995, Yigal Amir enfile un tee-shirt portant le slogan « Je suis de gauche », s’assure que son Beretta est bien chargé et se dirige vers la place Malkhei Israël. Le reste de l’histoire est connu. Une faille dans les services de protection du Premier ministre permet à Amir de tirer et de tuer Rabin pratiquement à bout portant. Immédiatement arrêté, il est jugé et condamné à la prison à vie.
Le cas Amir
Alors qu’il est incarcéré, Yigal Amir développe une relation d’amitié avec Larisa Trimbobler. Tout juste immigrée de Russie, celle-ci est mariée et mère de quatre enfants. Les époux entament une correspondance avec Yigal et les autres membres de la famille Amir jusqu’à ce que tous finissent par se rencontrer. La jeune femme se rapproche de plus en plus de l’assassin, tandis que son mariage bat de l’aile. Une fois divorcée, Amir lui demande de l’épouser.
Lorsque la nouvelle du mariage se répand, la classe politique est prise de panique. « Il n’y a qu’un endroit approprié pour cette union, une mare de sang », déclare même Dalia Itzik, alors membre du parti travailliste.
Les autorités pénitentiaires et les tribunaux refusent à Yigal Amir d’exercer son droit légal d’épouser Larisa, en dépit du fait que les autres prisonniers – incluant un couple de meurtriers qui se sont rencontrés en prison et un terroriste – ont été autorisés à convoler. Mais Amir et Trimbobler tiennent bon et finissent par trouver le moyen de s’unir en s’appuyant sur une ancienne coutume juive qui autorise les mariages par procuration à l’insu des autorités. Les nouveaux époux bataillent ensuite pour obtenir leur droit aux visites conjugales. Après un long combat contre l’Etat, le couple obtient finalement gain de cause et donne naissance à un garçon dont la circoncision a lieu, comme il se doit, huit jours après la naissance, soit le 4 novembre 2007, jour du douzième anniversaire du décès d’Yitzhak Rabin.
Dans leur autobiographie publiée à compte d’auteur en 2010 et jamais vendue, le couple écrit : « L’assassinat a été qualifié de traumatisme [pour la population]. Même les médecins débutants savent qu’il est nécessaire d’étudier une maladie afin d’en comprendre la source et la nature. Afin de comprendre les motifs de l’assassinat et empêcher que d’autres ne surviennent, le raisonnement du tueur doit être étudié, ce qui est impossible si on l’empêche de parler. » Yigal Amir, en effet, a dû rester silencieux. Il s’est vu intimer l’ordre par le juge de se taire tout au long de son procès, et en 2008, lorsqu’il s’est exprimé sur Aroutz 10, il a été sanctionné par les autorités pénitentiaires. L’interview, quant à elle, n’a jamais été diffusée en raison de la pression extrême exercée sur les journalistes impliqués.
Pourtant, après des décennies d’omerta, la réalité semble avoir quelque peu évolué en faveur de la réhabilitation d’Yigal Amir. En 2007, un groupe de pression s’est formé sous la bannière du « Comité de sauvetage de la démocratie », qui a notamment produit un film appelant à pardonner à Yigal Amir. Un sondage publié la même année dans le Maariv montrait que 26 % des Israéliens se prononçaient pour un tel pardon dans un avenir proche. Et ce n’est pas tout. Si l’on se réfère à des sondages plus récents, un grand nombre de citoyens pensent qu’Amir n’est même pas coupable du meurtre de Rabin : c’est ce qu’affirment 55 % des sionistes religieux et 14 % de la population globale d’après une enquête effectuée en 2014. Ce dernier taux était de 19 % en 2015. Une campagne pour la libération d’Amir a ainsi recueilli plusieurs centaines de milliers de dollars en 2011 tandis qu’un groupe Facebook appelant au pardon compte plus de 2 500 membres. Ces chiffres sont révélateurs et attestent du fait que les idées revendiquées par Yigal Amir font de plus en plus d’adeptes au sein de la société israélienne. Il est donc temps d’examiner les racines du problème si on veut réellement l’éradiquer et éviter que l’histoire ne se répète. En ce sens, la femme d’Yigal Amir avait raison : regarder celui-ci, et tous ceux qui lui ressemblent, droit dans les yeux, est absolument essentiel afin d’assurer que l’avenir du pays ne soit pas de nouveau réécrit par un individu porteur d’une arme.
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