Israël et la loi polonaise, entre diplomatie et morale

Jusqu’où Jérusalem peut-elle aller dans le rappel à l’ordre de son allié polonais sur la question de la Shoah ?

A view of the Auschwitz concentration camp (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
A view of the Auschwitz concentration camp
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Si aucun des 28 Etats membres de l’Union européenne n’a voté contre la résolution condamnant la reconnaissance par les Etats-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU à la fin décembre, six d’entre eux se sont pourtant abstenus. Tous sont d’anciens pays communistes qui ont rejoint l’UE après la chute du bloc soviétique : République tchèque, Hongrie, Lettonie, Pologne, Roumanie et Croatie (cette dernière faisait auparavant partie de la Yougoslavie). Il est d’ailleurs surprenant que d’autres ex-pays satellites de l’URSS, comme l’Estonie, la Lituanie, la Slovaquie et la Bulgarie ne se soient pas également abstenus, bien qu’ils aient l’habitude de se dissocier de la ligne européenne lors de votes sur le conflit israélo-palestinien. Ces schémas de vote montrent que les Etats anciennement situés à l’est du Rideau de fer sont les plus fidèles alliés d’Israël en Europe, avec également l’Ukraine et l’Allemagne. Comble de l’ironie, il se trouve que ce sont précisément les pays dans lesquels les juifs ont été les plus massacrés au siècle dernier.
Exercice d’équilibriste
Or la loi sur l’Holocauste adoptée récemment par les deux chambres (Diète et Sénat), et ratifiée par le président Andrzej Duda, a fait l’effet d’un véritable coup de tonnerre dans ces cieux diplomatiques plutôt cléments. La nouvelle législation rendant passible de poursuites pénales toute suggestion relative à un éventuel rôle des Polonais dans la Shoah, n’en finit pas de susciter indignation et colère de la part d’Israël, qui dénonce un révisionnisme dissimulé. Face à son allié polonais, l’Etat juif se trouve cependant pris dans un dilemme, entre ses valeurs morales et ses intérêts stratégiques.
Israël a tout intérêt à entretenir de bonnes relations diplomatiques avec la Pologne. Ce pays vient d’être élu au Conseil de sécurité de l’ONU pour une période de deux ans, et une alliance s’est développée entre Jérusalem et les quatre pays membres du groupe de Visegrád d’Europe centrale : la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie. Autant de pays, avec l’Allemagne, vers lesquels Israël se tourne quand il s’agit de tempérer les résolutions anti-israéliennes de l’UE venant d’Irlande, de Suède, d’Espagne ou de France.
Lors d’un sommet entre Israël et le groupe de Visegrád en juillet dernier à Budapest, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a notamment été entendu – grâce à un micro resté ouvert – demander à ses homologues de faire en sorte que l’UE cesse de lier systématiquement les relations bilatérales avec Israël à la question palestinienne. Cependant l’Etat juif a aussi des valeurs qui lui confèrent certaines obligations. L’une d’elles est de perpétuer la mémoire de la Shoah et de ses victimes, et la façon dont les juifs ont été traités par la population polonaise est un élément incontournable de cette mémoire.
La crise avec la Pologne autour de cette question oblige ainsi Jérusalem à un difficile exercice d’équilibriste entre intérêts et valeurs. Certains, comme Yaïr Lapid, le dirigeant du parti Yesh Atid, ne s’embarrassent pas de ces subtilités. En tant que membre de l’opposition et fils d’un rescapé de la Shoah, celui-ci s’est senti libre de réagir avec force à cette loi, se déchaînant contre la Pologne. Il a ainsi affirmé que ce n’était pas par hasard que la plupart des camps d’extermination nazis y avaient été construits. « Il y a bel et bien eu des camps de la mort polonais et aucune loi ne pourra jamais changer cela », a écrit Lapid sur Twitter.
Netanyahou, s’il est tout aussi sensible que son adversaire politique à la Shoah, ne jouit pas de la même liberté de parole. « Nous ne pouvons tolérer la déformation de la vérité, le révisionnisme historique et la négation de la Shoah », a déclaré le chef du gouvernement lors du conseil des ministres qui a suivi l’adoption du texte par le parlement polonais. « Nous n’accepterons aucune tentative de réécrire l’Histoire ». Le Premier ministre s’est ensuite entretenu avec son homologue polonais dans l’espoir, resté vain, que le processus législatif pourrait être suspendu avant le paraphe final du président polonais.
Quinze ans de silence
Efraim Zuroff, le directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal, juge que la déclaration de Netanyahou est teintée d’hypocrisie : depuis 15 ans, dit-il, les Premiers ministres qui se sont succédé dans le pays ont toléré des déformations de l’histoire de la Shoah en Lituanie, Lettonie, Estonie, Croatie et Ukraine. « Cela n’a pas commencé aujourd’hui. Cela existe depuis des années et Israël s’est toujours tu », accuse-t-il. Zuroff récuse l’argument qu’Israël n’a pas réagi aux différentes tentatives de ces nations de camoufler leur participation à la Shoah afin de préserver ses intérêts diplomatiques et économiques. Selon lui, la plupart des pays concernés sont de petits Etats qui ont bien plus besoin d’Israël, qu’Israël n’a besoin d’eux. Dans une relation saine, ajoute-t-il, « il est possible de dire que telle chose n’est pas acceptable ».
Le révisionnisme historique qui prévaut dans ces pays ne consiste pas à dire que la Shoah n’a pas existé, souligne le chasseur de nazis, qui décrit deux tendances parallèles : les tentatives de minimiser la collaboration des nations d’une part, et celles de défendre la théorie selon laquelle le communisme était aussi pervers que le nazisme, puisqu’il est également à l’origine d’un génocide. « Dans cet ordre d’idées », dit Zuroff, « les juifs ont donc également pris part à un génocide puisqu’il y a eu beaucoup de communistes juifs. » La loi polonaise s’inscrit, selon lui, dans ces deux tendances, dont Israël récolte aujourd’hui les fruits. « Il aurait fallu réagir lorsque ces idées en étaient encore au stade de la gestation », regrette le chasseur de nazis.
A la question de savoir si le sujet est suffisamment grave pour rompre les relations diplomatiques, il tempère : « Non, ce serait exagéré. Vous pouvez réduire la nature des liens, entreprendre certaines actions, mais il ne faut pas s’emballer et rompre les relations. La Pologne est un pays important. Mais il n’empêche que cette loi est aberrante. »
Le ministre israélien des Transports Israël Katz s’est également exprimé sur le sujet. A ses yeux, il n’y a pas de dilemme : les valeurs de l’Etat juif doivent prévaloir sur ses intérêts stratégiques. Il a donc appelé au rappel immédiat de l’ambassadeur d’Israël à Varsovie pour consultation, un geste destiné, selon lui, à montrer aux Polonais qu’Israël ne prend pas l’affaire à la légère. « Perpétuer le souvenir des victimes de la Shoah dépasse toute autre considération », a-t-il dit.
Le précédent des réparations allemandes
Ce n’est pas la première fois qu’Israël a à choisir entre des intérêts pragmatiques et la mémoire de la Shoah. Il a été confronté à ce type de dilemme au début des années 1950 lorsque le pays s’est déchiré au sujet des réparations allemandes. Le débat portait sur la question de savoir si le fait d’accepter l’argent proposé par la République fédérale ne revenait pas à absoudre les nazis de leurs crimes, et à déshonorer la mémoire des victimes. Le Premier ministre de l’époque, David Ben Gourion, a alors opté pour une approche pragmatique, faisant valoir que l’argent et l’aide de l’Allemagne étaient essentiels au développement économique du pays ; Menahem Begin, alors chef de l’opposition, était de l’avis contraire.
Gideon Meir, ancien ambassadeur en Italie et ancien directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, estime toutefois qu’il n’y a pas lieu de faire de parallèle entre la loi polonaise et la situation qui a prévalu dans les années 1950. « Ben Gourion », souligne-t-il, « a accepté les réparations parce qu’il avait désespérément besoin d’argent pour bâtir le pays. Cela n’est pas du tout le cas aujourd’hui. » Sur les questions morales de l’antisémitisme et de la mémoire de la Shoah, Israël ne peut pas, selon lui, pencher pour l’option pragmatique, mais doit prendre en compte les intérêts de l’ensemble du monde juif. « Nous ne pouvons pas venir et déclarer : “Nous avons renoncé à la mémoire de la Shoah.” Il y a dans ce qui se déroule actuellement en Pologne, un aspect négationniste, dans la mesure où la Shoah a eu lieu là-bas, dans sa majeure partie. Et Israël n’a pas le droit de laisser passer cela, même au prix de l’amélioration des relations entre les deux pays. » Il met également en avant le risque envers les survivants qui ont souffert des exactions des Polonais d’apparaître comme complices des tentatives de ce pays de réécrire son Histoire. « Une nation qui renonce à ses valeurs morales ne sera jamais respectée », conclut-il.
C’est aussi l’avis d’un autre ancien diplomate, Arye Mekel, selon lequel un pays se doit parfois de s’élever au-dessus des contingences pratiques. Israël, dit-il, doit agir avec fermeté pour faire modifier la loi. Mekel, qui a été ambassadeur en Grèce, doute que la Pologne ne se venge en modifiant sa position envers Israël à l’ONU ou au sein de l’Union européenne. Selon lui, une des idées qui a motivé cette loi est d’apparaître « propres » vis-à-vis de la Shoah ; dans ce but, les Polonais cherchent à établir de bonnes relations avec les juifs du monde entier et avec Israël. L’ancien diplomate estime ainsi qu’il n’y a pas de règle absolue lorsqu’il y a un conflit entre intérêts et morale, et que les décisions doivent être prises au cas par cas. Néanmoins, affirme-t-il, Israël doit être guidé par le dicton : « Il est toujours impératif de garder à l’esprit d’où l’on vient. Autrement on ne sait pas vers où on se dirige. »
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