Jérusalem et l’Europe : 100 ans de malentendus

Cette semaine a marqué le centenaire de l’entrée du général Allenby à Jérusalem

Allenby entre victorieux par la porte de Jaffa (photo credit: LIBRARY OF CONGRESS)
Allenby entre victorieux par la porte de Jaffa
(photo credit: LIBRARY OF CONGRESS)
En 3 000 ans d’existence, Jérusalem a été particulièrement convoitée. Au cours des quatre siècles précédant la Première Guerre mondiale, la ville est sous domination ottomane. Mais en 1914, l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne ouvre la voie au changement. En novembre 1917, le général britannique Edmund Allenby conquiert Beersheva et Gaza, puis remonte vers le nord pour atteindre Jérusalem. A cette époque, les Turcs ont fait le choix de concentrer leurs forces pour la défense de Médine, ville sacrée musulmane qui était alors soumise à un siège prolongé. Ils ne sont donc pas disponibles pour assurer la protection de Jérusalem.
La reddition turque
Le 8 décembre 1917, les juifs de Jérusalem passent un chabbat difficile. Ils savent que les Anglais sont aux portes de la ville et connaissent la brutalité dont les Turcs ont fait preuve en Arménie. Ils sont inquiets. A la nuit tombée, ils commencent les préparatifs de Hanoucca, la fête marquant la libération miraculeuse de Jérusalem de ses anciens envahisseurs, les Grecs.
Au cours de la nuit, toutes les forces turques abandonnent la ville et se dirigent pour la plupart vers Jéricho. Le gouverneur turc est l’un des derniers à quitter les lieux. En partant, il confie au maire de Jérusalem une lettre de capitulation à remettre aux Britanniques. Puis il envoie un télégramme à son quartier général de Damas : « L’ennemi est devant nous… Adieu de Jérusalem. »
Tandis que les convois turcs se dirigent vers l’est, le maire, accompagné d’un groupe de Hiérosolomytains, se met en route à pied en direction de l’ouest, muni d’un drapeau blanc improvisé et de la lettre de capitulation. C’est une froide matinée. Bientôt, ils rencontrent deux hommes de l’armée britannique, un cuisinier et un sergent partis à la recherche de nourriture et d’allumettes. Ces derniers n’acceptent pas la lettre de capitulation. Le maire et son escorte poursuivent donc leur chemin et croisent ensuite deux officiers d’artillerie anglais, qui refusent eux aussi de se charger de la lettre, mais consentent à prendre la pose pour une photographie. Le maire commence à désespérer : va-t-il enfin trouver quelqu’un à qui se rendre ?
Pendant ce temps, le général Allenby est dans sa tente, hors des murailles de Jérusalem, en compagnie d’un invité important : T.E. Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie, venu d’Aqaba afin de l’informer que ses troupes arabes n’ont pas réussi à détruire le pont de Yarmouk, crucial pour le ravitaillement des Turcs. Cet échec va renforcer la position des Turcs à Médine. Pire encore, il met en péril le grand projet de Lawrence, qui rêve depuis toujours d’enrôler des Bédouins pour consolider les forces britanniques.
Lawrence s’attend à une sévère réprimande. Voici comment il décrit sa rencontre avec Allenby : « Alors que j’étais encore avec lui, le général Chetwode est venu lui annoncer que Jérusalem venait de tomber. » Ainsi, au lieu d’essuyer la colère d’Allenby, Lawrence se voit-il invité à rester deux jours de plus, afin d’assister à la marche historique des Britanniques sur Jérusalem.
Entrée en grande pompe
La préparation de cette entrée en grande pompe commence à prendre forme, comme l’écrit Lawrence, « de la manière officielle imaginée par le très catholique Mark Sykes », l’influent diplomate britannique. Le matin du 11 décembre, Allenby quitte ainsi sa tente pour gagner la Ville sainte. « C’était une journée magnifique », écrira-t-il à son épouse. « Au lever du jour, tout était couvert de givre, puis ce fut un soleil glacial, sans un souffle de vent. » Monté à cheval, Allenby emprunte rue de Jaffa vers l’est sous les acclamations des habitants de la ville.
Vingt ans plus tôt à peine, un autre personnage tout aussi illustre empruntait exactement le même itinéraire, sous des acclamations similaires : l’ennemi juré d’Allenby, le Kaiser Guillaume II, empereur d’Allemagne. En octobre 1878, ce dernier avait franchi la porte juive (à l’emplacement de l’actuelle place Davidka) sous les yeux d’un journaliste juif autrichien qui l’observait depuis sa fenêtre de l’hôtel Kaminitz. Theodor Herzl, puisque c’était lui, était venu à Jérusalem dans l’intention de rencontrer le Kaiser qui s’était fixé pour mission de convaincre le sultan d’accorder aux juifs une compagnie commerciale en Palestine sous protection allemande. Le Kaiser était entré dans la Vieille Ville par une brèche aménagée pour lui dans la muraille. Proche de la porte de Jaffa, celle-ci était assez large pour laisser passer tout son équipage. Quelques jours plus tard, Herzl y pénétrait à son tour, non pas à bord d’une voiture impériale, mais à pied.
Deux décennies après, le général Allenby avait décidé de l’imiter, franchissant à pied la porte de Jaffa pour marcher vers la Tour de David, où devait se tenir la cérémonie de la capitulation. Lawrence relate l’événement dans une lettre adressée à ses parents : « C’était impressionnant, d’une certaine manière : pas de grande mise en scène, mais des tirs de mitraillettes et de batteries antiaériennes pour l’accompagner, avec des avions qui volaient continuellement en cercles au-dessus de nous. » La cérémonie procure à Lawrence une nouvelle détermination et, malgré ses récents échecs, le pousse à persévérer dans la révolte arabe controversée dont il a été l’instigateur.
La conquête de Jérusalem est tellement significative à ses yeux qu’il affirme : « Pour moi, elle a été le moment suprême de la guerre. » Pour leur part, des témoins juifs de la scène racontent qu’à la vue d’Allenby sur les marches de la Tour de David, il leur a semblé que le messie était arrivé. « Nous avons compris que nous étions sauvés », a affirmé l’un d’eux.
Retour de la chrétienté à Jérusalem
« L’effet moral de cette victoire a été extrêmement important », a estimé le Premier ministre britannique, David Lloyd George. « Elle a mis du baume au cœur à notre population dans un moment critique, alors que l’influence des courants défaitistes commençait à se faire sentir parmi nous. » Pour la première fois depuis trois ans, les cloches de l’abbaye de Westminster se mettent à sonner, de même que celles de toutes les églises d’Europe. Les chrétiens du monde entier sont fous de joie. C’est l’achèvement de l’œuvre de Richard Cœur de Lion et la libération de la Jérusalem chrétienne, après 800 ans de domination musulmane. Allenby lui-même aurait déclaré : « On peut dire seulement maintenant que les croisades ont pris fin ! »
Hélas, l’arrivée de ces Européens aux portes de Jérusalem aurait également dû alarmer les juifs. Dore Gold, président du Centre de Jérusalem pour les Affaires publiques, remarque un événement récurrent chaque fois que les Européens ont exercé le contrôle sur la ville. « C’est sous l’Empire romain et sous les Byzantins que pendant cinq siècles, les juifs se sont vus interdire de vivre à Jérusalem. Les choses ont changé lorsque les musulmans ont conquis la ville. Ce sont eux qui ont autorisé les juifs à revenir s’y installer. Le même phénomène s’est produit lors des croisades : les Croisés assassinaient les juifs à Jérusalem, ils les brûlaient vifs dans les synagogues. C’est [le sultan musulman] Saladin qui, après avoir défait les Croisées, a laissé les juifs revenir dans la ville. »
Cette fois pourtant, les choses sont censées se passer différemment avec les Européens. Un mois tout juste avant l’entrée d’Allenby à Jérusalem, le gouvernement britannique a publié la déclaration Balfour, qui se prononce en faveur de l’établissement d’un foyer juif en Palestine. Cette déclaration est soutenue par l’émir Fayçal, ainsi que par les puissances européennes. Des prises de position similaires se préparent en Allemagne, au Japon et dans d’autres pays.
En réalité, ce n’est pas au moment où le Kaiser a franchi la muraille avec arrogance que les efforts de Herzl ont porté leurs fruits, mais quand Allenby, 20 ans plus tard, est entré dans Jérusalem avec la plus grande humilité. Ce dernier a pris le temps d’admirer la cité et le panorama de la Terre sainte qui s’offrait à son regard. Puis, rempli d’inspiration, il s’est senti prêt à continuer sur Damas. Il devra cependant réévaluer ses projets. En raison des grandes difficultés rencontrées sur le front européen, il se voit contraint de renvoyer ses troupes en renfort sur le continent.
Dès lors, les sionistes s’empressent de s’organiser. Quelques jours à peine après l’entrée d’Allenby à Jérusalem, une délégation est formée qui commence à mettre en pratique la déclaration Balfour sur le terrain, engageant le dialogue avec les Arabes et coordonnant leurs efforts avec les juifs qui résident sur place. Conduits par Chaïm Weizmann, cette délégation a obtenu la bénédiction du Premier ministre Lloyd George, du Foreign Office, du commandement militaire britannique et d’Allenby lui-même. Le foyer juif paraît à portée de main…
Mais l’enthousiasme des sionistes est prématuré. Cinq jours à peine après la cérémonie de capitulation, Allenby reçoit une lettre de son quartier général au Caire. Elle est signée du haut-commissaire pour l’Egypte, le général Reginald Wingate. « Les récits que m’ont faits Clayton et Lawrence de l’entrée à Jérusalem étaient très enthousiasmants… mais Mark Sykes se laisse un peu trop emporter par l’exubérance de sa propre verbosité lorsqu’il est question de sionisme et, s’il ne ralentit pas un peu le rythme, il risque de faire capoter les projets de façon tout à fait intentionnelle. » Wingate et d’autres hauts gradés des Forces armées d Sa Majesté entreprennent donc de refroidir les ardeurs sionistes, empêchant le pouvoir politique britannique de prendre les mesures nécessaires à la réalisation de la déclaration Balfour que le gouvernement vient tout juste de publier.
Cette marche arrière n’était pas le fait d’éléments marginaux de l’armée anglaise : elle provenait des plus hautes strates du pouvoir. L’arrière-petite-fille de Lloyd George, la célèbre historienne Margaret MacMillan, a raconté : « Les Britanniques ne doutaient pas qu’ils étaient là pour des générations. Ils pensaient que cette région du monde continuerait à faire partie de leur empire. »
Ainsi, la cérémonie sur les marches de la Tour de David ne symbolisait pas la pose de la première pierre d’un foyer juif, mais bien l’expansion de l’Empire britannique et du colonialisme européen. D’ailleurs, à son arrivée aux portes de la Ville sainte, le général Allenby était escorté de représentants de nombreux pays européens et occidentaux venus participer aux festivités et revendiquer leurs droits sur Jérusalem. Depuis, les militaires britanniques se sont retirés de Palestine, mais on peut dire que certains Européens ont refusé de s’en aller, troquant simplement leurs uniformes contre des costumes de ville.
Une présence pesante
Une industrie forte de plusieurs millions de dollars a ainsi émergé de cette implication européenne dans les affaires du Moyen-Orient. Elle fonctionne aujourd’hui à travers l’Union européenne, diverses agences de l’ONU, des multinationales et des ONG. Or cette intervention est devenue un obstacle majeur à la paix entre Juifs et Arabes.
Les Européens, en effet, érigent des barrières artificielles entre les sociétés palestinienne et israélienne, en cherchant par exemple sans cesse à bloquer les entreprises détenues par des juifs susceptibles d’employer des Palestiniens. Ils financent en outre des organisations qui incitent ouvertement les Palestiniens à la violence contre les Israéliens. Cette attitude hautement erronée s’est manifestée à un autre moment où les Arabes ont cherché à se réconcilier avec Israël : lorsque le président égyptien Anouar el-Sadate a annoncé son intention de venir à Jérusalem en 1977. Aujourd’hui pourtant, les Européens devraient savoir à quel moment se retirer du jeu. Les Turcs ont perdu Jérusalem, puis tout leur empire, en partie parce qu’ils ont refusé de se retirer de Médine. Les Britanniques, comprenant que les problèmes ne cessaient de croître en Europe, se sont retranchés et ont réussi, par là même, à sauver l’Europe.
Ce n’est pas en investissant l’argent des contribuables européens pour promouvoir les boycotts, le chaos et le désespoir dans d’autres pays que l’on soulagera le Vieux Continent des malheurs qui le touchent. Cela n’aidera pas non plus les Palestiniens et ne fera pas progresser la paix. Pour changer le cours des choses, les Européens doivent entreprendre une réévaluation honnête et courageuse de leur implication vieille d’un siècle dans la région. Lawrence d’Arabie, qui s’enthousiasmait de pousser les Arabes à la révolte pendant les années de guerre, a passé la période d’après-guerre à réévaluer ses engagements. « Vous ai-je dit que je considérais ce que j’ai fait en Arabie comme moralement indéfendable ? », écrivait-il à un ami. N’est-il pas temps pour les Européens de reconnaître que certaines de leurs actions pourraient bien se révéler, cette fois encore, moralement indéfendables ?
Dore Gold n’est pas optimiste. Fort de son expérience d’ambassadeur d’Israël aux Nations unies et de conseiller du Premier ministre Benjamin Netanyahou, il confie : « J’ai rencontré d’anciens hommes d’Etat européens qui sont convaincus de savoir ce qui est le mieux pour les habitants du Moyen-Orient. » Une attitude qui, selon lui, sera difficile à faire évoluer. Cent ans après leur entrée dans Jérusalem, peut-être est-il temps pour les Européens de retourner enfin chez eux…
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