Les fantômes de 1929

Le calme est toujours précaire à Hébron. Ces derniers jours, les attentats s’enchaînent et réveillent le spectre du terrible pogrome

Au musée Beth Hadassah (photo credit: LAURA KELLY)
Au musée Beth Hadassah
(photo credit: LAURA KELLY)
Août 1929. Depuis une semaine, la date est sur toutes les bouches à Hébron : les résidents se souviennent du massacre de 67 juifs par leurs voisins arabes. La plupart des émeutiers connaissaient personnellement les résidents qu’ils assassinaient.
Tsipi Shlissel habite dans le quartier juif de la ville. Le pogrom de Hébron fait partie de l’histoire de sa famille. Elle porte le nom de sa grand-mère, Tsipora, qui a survécu au massacre avec sa sœur Léa. C’était il y a presque 90 ans. La tension était alors à son comble à Jérusalem, autour d’éventuelles menaces d’atteinte à la mosquée al-Aqsa. Des juifs avaient déjà été assassinés dans la Vieille Ville et dans le quartier de Méa Shearim. Ce 24 août, Tsipora et sa sœur s’étaient barricadées dans la maison de cette dernière, refusant l’offre du président de la communauté, Eliézer Dan Slonim, de se réfugier chez lui, avec d’autres membres de la congrégation. Ce dernier comptait sur ses bonnes relations avec ses voisins arabes pour le protéger, avec sa famille et sa communauté, de la violence croissante. Mais peu de temps avant le lever du jour, Slonim et 23 autres personnes ont été brutalement assassinés. « Cela a provoqué une onde de choc à Hébron. Tous ces gens pensaient qu’il était possible de vivre en bonne entente avec les Arabes, et soudain leurs propres amis, leurs voisins, sont venus les tuer. La maison d’Eliézer Dan Slonim, lieu du massacre, incarne cette tragédie. »
« Ma grand-mère était à la fenêtre lorsque Léa lui a attrapé le bras pour l’en éloigner. Au même moment, des Arabes ont lancé une énorme pierre qui a brisé la vitre. Le projectile a atterri précisément là où elle se tenait quelques secondes plus tôt. C’est notre miracle familial. »
Shlissel, 50 ans, est guide touristique au musée Beth Hadassah de la petite communauté juive de Hébron. Situé dans une caverne souterraine, avec ses voûtes de style arabe, le musée se divise en cinq petites pièces détaillant l’histoire et les tragédies de la communauté juive de la ville. La salle dédiée aux atrocités du pogrom de 1929 montre les armes employées par les Arabes ainsi que des images du carnage. Un mémorial contenant les portraits des personnes assassinées se distingue par son éclairage rouge pâle dans la pièce sombre. Des pierres tombales juives, qui avaient été détruites et utilisées pour paver les routes, ont été intégrées au mémorial.
L’histoire familiale de Tspi Schlissel à Hébron a, elle aussi, connu ses propres tragédies. En 1998, le père de cette dernière, le rav Shlomo Raanan, a été poignardé à mort dans sa caravane par un Arabe qui s’était glissé par la fenêtre. Loin de la déstabiliser, cet assassinat n’a fait que renforcer la détermination de la communauté juive de la ville. Tsipi elle-même s’est installée à Hébron avec son mari et ses enfants quelques années plus tard, en 2001.
Mais il semble que le répit soit toujours de courte durée pour les juifs de Hébron. « Les derniers événements dramatiques remontent à shabbat dernier », raconte cette dernière. « En route pour le minyan du matin, j’ai croisé un homme qui revenait de l’office précédent. Je l’ai salué et j’ai poursuivi mon chemin, quand soudain, j’ai entendu des coups de feu. Je me suis retournée : cet homme venait d’abattre un terroriste qui s’apprêtait à le poignarder. Ça s’est passé juste derrière moi. S’il n’avait pas été là, le terroriste m’aurait prise pour cible. J’ai le sentiment que cela ne s’arrêtera jamais. Ils ont poignardé mon père à mort, et là, ils ont failli s’en prendre à moi. »
A l’extérieur du musée, flotte une odeur de gaz lacrymogène. Des bruits sourds résonnent ; l’armée israélienne est aux prises avec des émeutiers, non loin de là. Mais par ici tout semble calme ; un jeune garçon s’amuse dans une aire de jeu.
Hébron la juive
La rue Shuhada est l’artère principale du quartier juif. Elle chemine depuis le Caveau des Patriarches, au centre de Hébron, vers la petite communauté juive installée sur la colline au-dessus, appelée Tel Ruméda. Nous y retrouvons Ouri Karzen, un homme jovial et souriant, président de la communauté juive de la ville, qui compte quelque 500 âmes. Lui vit ici depuis 30 ans.
Les murs du couloir qui conduisent à son bureau sont placardés d’affiches électorales des décennies précédentes. Parmi elles, un dessin humoristique datant de décembre 1993. A l’époque, des manifestations avaient lieu contre le Premier ministre d’alors, Itzhak Rabin. Sur le croquis, un policier explique que les juifs de Hébron viennent d’être victimes d’une attaque armée, mais que lui est trop occupé pour leur venir en aide. Un sentiment aujourd’hui encore largement partagé par de nombreux résidents de la ville : l’Etat ne se soucie pas d’eux, accusent-ils. Le gouvernement ne se préoccupe pas des racines juives de ce site, et n’y encourage pas l’implantation de nouvelles familles. Il ne reconnaît pas non plus l’immense potentiel touristique du Caveau des Patriarches.
Karzen s’assoit à son bureau. Il a les mains fines, une longue barbe grise et une kippa crochetée. Au mur, on remarque une vue aérienne du Caveau des Patriarches, et une peinture colorée de la route conduisant à l’ancienne Jérusalem. Compte tenu de la division de Hébron – H1 sous contrôle palestinien et H2 sous administration israélienne – Karzen affirme que le peu de contacts entre les deux groupes rend les frictions assez rares. « Dans la zone H1, différents éléments issus des factions politiques ou terroristes provoquent les soldats en leur lançant des pierres », nous explique-t-il, « mais cela n’affecte pas la communauté juive. » Du moins jusqu’au samedi 17 octobre, lorsque Fadil Qawasmi, un Palestinien de 18 ans, a tenté de poignarder deux résidents juifs dans la rue Shuhada.
Depuis, les attaques se sont enchaînées, principalement contre des soldats et des policiers. Plusieurs attentats ont également eu lieu à l’extérieur de Kiriyat Arba, la ville juive adjacente. « Dans le reste du pays, on constate une hausse des ventes d’armes. Ici, nous en possédons déjà, mais nous ne les avons pas sorties depuis trois ans. Depuis les derniers événements, nous les dépoussiérons et vérifions qu’elles fonctionnent toujours. »
« Hébron a toujours été une ville juive, » affirme Karzen. « C’est l’un des sites les plus importants de notre religion. » Et d’expliquer que le Caveau des Patriarches attire 1 million de touristes par an. Les jours ordinaires, le site est divisé : 70 % de l’espace est réservé aux musulmans et 30 % aux juifs. Une fois par an, chaque communauté se voit octroyer 10 jours d’accès complet au lieu saint.
« Le mont du Temple est le site le plus saint pour le peuple juif. C’est du fanatisme de dire que les juifs ne peuvent y prier. C’est un thème récurrent chez les Arabes et largement monté en épingle comme en 1929, avant même la création de l’Etat d’Israël », insiste-t-il. Ceci dit, Karzen est catégorique : le meilleur lieu de résidence pour les Arabes au Moyen-Orient est Israël, et il se montre optimiste quant à l’avenir. « Une fois que les Arabes auront compris que les juifs n’iront nulle part ailleurs, les choses seront beaucoup plus faciles pour tout le monde. »
Côté palestinien
Mohammed Mohtaseb, 24 ans, est assis devant le magasin de céramique et de textile de son père, dans une rue presque vide, en face du Caveau des Patriarches – que lui appelle la mosquée d’Ibrahim. Là, dans ce no man’s land aux allures fantomatiques, Palestiniens et Israéliens peuvent se croiser. Tsahal est massivement présente, avec des forces stationnées tous les quelques mètres. A partir d’une casemate conduisant à la zone H1, le côté palestinien, des jeunes lancent des pierres depuis un toit avoisinant sur les forces israéliennes.
Mohtaseb dirige une agence de voyages appelée Explore West Bank. Son objectif : attirer des touristes pro-israéliens parlant l’anglais. Car il insiste : les tours qu’il organise sont de nature politique. Il tente d’expliquer à ses clients les injustices faites aux Palestiniens et ce qui lie les musulmans à la ville. Selon lui, la récente vague de terreur, qu’il qualifie de « troisième Intifada », a déjà touché Hébron. Les rues sont pratiquement vides, et on constate une baisse importante dans le tourisme. La veille, un groupe de 40 personnes a annulé une visite.
Ce soulèvement a commencé, soutient-il, quand les Israéliens ont mis le pied dans l’enceinte d’al-Aqsa. « Il imposent des restrictions d’âge aux musulmans souhaitant y monter, mais que cela devienne un lieu de prière juif, » poursuit Mohtaseb, « c’est une interférence avec les droits des Palestiniens ! » En tant qu’habitant de Hébron, Mohtaseb voit un parallèle entre la présence juive au Caveau des Patriarches et les événements survenus à al-Aqsa. « Les choses se font progressivement… c’est comme cela que ça a commencé. Les événements à la mosquée d’al-Aqsa n’ont pas de rapport avec les aspirations des juifs, il est question ici des idéaux sionistes : ils cherchent à alimenter le conflit et à prendre le contrôle de terres qui appartiennent à d’autres. »
Mohtaseb revient alors sur l’histoire de la mosquée d’Ibrahim depuis l’époque des Croisés : au XIe siècle, la mosquée a été transformée en église et les musulmans s’y sont vus interdire l’accès. Le site est redevenu une mosquée sous le règne de Saladin, à la fin du XIIe siècle. Et c’est seulement en 1968 que les juifs ont enfin obtenu le droit d’y entrer. Mohtaseb estime que les Palestiniens doivent refuser que la même chose se produise à al-Aqsa. « Les gens sont prêts à mourir pour cette cause, c’est cela qui a déclenché l’Intifada. »
Hébron elle-même a commencé à « s’enflammer », affirme Mohtaseb, le 12 octobre, jour de l’attentat terroriste de Pisgat Zéev. Deux cousins, Hassan et Ahmed Mansara, âgés respectivement de 15 et 13 ans, se sont lancés dans une course meurtrière dans les rues du quartier israélien, poignardant un jeune homme de 24 ans, puis un adolescent de 13 ans, qui est toujours dans un état grave. Hassan a ensuite été abattu par les forces de sécurité, tandis qu’Ahmed a été stoppé par une voiture. Blessé, il est sorti du centre médical universitaire Hadassa Ein Kerem de Jérusalem lundi 19 octobre. Une version des faits largement contestée côté palestinien.
« Ce que nous savons, » déclare Mohtaseb, « c’est qu’il y a eu un accident de voiture et qu’il [Ahmed] n’avait rien à voir avec cette affaire. » Mohtaseb évoque un clip vidéo de deux minutes et 30 secondes, qui a déjà fait le tour des réseaux sociaux. On y voit Ahmed à terre, baignant dans son sang. Il se tord de douleur pendant qu’un Israélien le maudit en hébreu. Ce que Mohtaseb a occulté – à l’instar d’autres milliers de Palestiniens – ce sont les images qui rendent compte des minutes précédentes. On y voit Mansara poignarder à mort un adolescent. La rhétorique palestinienne est la même concernant les événements de samedi à Hébron. « Ils disent qu’il avait un couteau, mais que s’est-il vraiment passé ? », interroge Linda A., une habitante arabe de la ville. « En fait, Fadil [l’agresseur] s’est fait agresser par un colon. La vidéo montre qu’ils ont rajouté le couteau après pour faire croire à une attaque terroriste. » Pour elle, les rôles sont inversés : l’assaillant est la victime.
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