A qui appartient la Ville sainte ?

Le statut des terrains à Jérusalem est particulièrement problématique et révélateur des passions que suscite la capitale

Une vue de Beit Vegan (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Une vue de Beit Vegan
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
La question de la propriété des biens fonciers à Jérusalem est problématique. Il s’agit en effet d’un enjeu à la fois historique, politique, religieux et juridique, qui a conduit à un véritable imbroglio, et dont les petits propriétaires risquent de pâtir prochainement. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le conflit israélo-palestinien n’est pas l’unique responsable de cette situation kafkaïenne ; l’origine de celle-ci remonte en effet aux multiples transferts de propriété qui ont eu lieu au cours des siècles, et à l’arrivée récente de promoteurs privés.
Passion et convoitise
Certains seront surpris d’apprendre par exemple que la Knesset, haut lieu de notre représentation nationale et symbole suprême de notre souveraineté, est bâtie sur un terrain qui n’appartient pas à l’Etat d’Israël. Et c’est la même chose pour la résidence du Premier ministre et de nombreux autres bâtiments gouvernementaux, construits sur des terres non détenues par les pouvoirs publics du pays.
Mais à qui appartiennent donc ces terrains et leurs bâtiments, et comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ? La réponse s’explique par l’histoire mouvementée de la cité et sa singularité en tant que Ville sainte. Jérusalem, en effet, a été tour à tour occupée, envahie, assiégée, conquise, perdue, puis reconquise par une succession de peuples : les Cananéens, les descendants de Joab, les Israélites, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Judéens, les Séleucides grecs, les Judéens une nouvelle fois, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Croisés, puis de nouveau les Arabes ; sont arrivés ensuite les Mamelouks, les Ottomans, les Britanniques et enfin, les Israéliens. De multiples retournements qui se justifient par le caractère sacré de cette ville, lieu de pèlerinage pour les juifs, les musulmans et les chrétiens.
A cette histoire agitée s’ajoutent les ambiguïtés sur le plan politique. Jérusalem, déclarée capitale éternelle de l’Etat d’Israël, est également revendiquée comme capitale d’un hypothétique Etat palestinien. Enfin, mentionnons le fait que cette ville exceptionnelle focalise les passions au point de provoquer chez certains visiteurs des bouffées délirantes à la vue des lieux saints, le fameux syndrome de Jérusalem.
Considérant tout cela, on comprend aisément pourquoi tout est objet de tension dans cette ville dont le statut est mal défini, et pourquoi les questions foncières y sont particulièrement délicates. Nul besoin du conflit israélo-palestinien, d’une bataille juridique entre le gouvernement et l’AP ou entre le judaïsme et l’islam pour rendre la situation inextricable.
La suprématie foncière de l’Eglise
Le conflit autour des terrains est plus prosaïque qu’il n’y paraît. La propriété de la ville dépendra avant tout de l’issue d’une bataille juridique qui doit opposer, d’un côté, les propriétaires actuels, et de l’autre, les congrégations religieuses ainsi que des investisseurs privés, désireux d’aviver la spéculation immobilière.
Nombreux sont les Hiérosolymitains qui vivent sur des terres appartenant à des congrégations chrétiennes. Le quartier de Baka et la place de France sont la propriété des Franciscains, quand certaines parcelles du mont des Oliviers sont détenues par l’Eglise orthodoxe russe. Mais c’est l’Eglise orthodoxe grecque qui possède, de loin, le plus de terrains : les quartiers de Rehavia, Talbiyeh, une partie de Katamon et Rasco, certaines zones de Guivat Ram et Nayot, tout comme le parc Hapaamon font partie de ses possessions ; idem pour la vallée de la Croix, la zone située entre le quartier de Yemin Moshe et l’hôtel King David, une partie de la rue Keren Hayessod, de l’allée piétonne de Mamilla, ainsi que les terres sur lesquelles ont été érigés le musée d’Israël, la résidence du président, la Knesset, le Grand Rabbinat ou la grande synagogue…
Pour comprendre la situation, faisons un grand saut dans le passé et observons les gravures, les photographies et les dessins de la Jérusalem du XIXe siècle. A cette époque, la population s’entasse à l’intérieur des remparts de la Vieille Ville, tandis que les champs alentour sont quasi déserts. Ces images sont également celles d’une ville négligée pendant des siècles, où les habitants vivent sans aucun confort et dans la saleté, le plus souvent.
Au début du XIXe siècle, la ville n’est pas un enjeu pour l’Empire ottoman, et sa population ne dépasse pas les 9 000 âmes. Des juifs, essentiellement religieux, habitent intra muros ; ceux de Diaspora sont encore peu nombreux à s’y installer. Le patriarcat grec orthodoxe, l’Eglise éthiopienne, l’ordre catholique des Franciscains y sont bien implantés, même si peu de leurs fidèles entreprennent le voyage depuis l’Europe.
Mais deux événements majeurs vont changer la donne : la révolution industrielle, d’un côté, qui engendre le développement des transports maritimes et ferroviaires entre l’Europe et le Moyen-Orient, permettant l’arrivée en masse de pèlerins et de nouveaux immigrants juifs ; et de l’autre, l’invasion en 1832 par l’Egypte de la Terre sainte, alors sous domination ottomane. Les envahisseurs seront chassés huit ans plus tard par les Britanniques qui récupèrent le territoire et le rendent aux Ottomans.
La guerre de Crimée a également un impact sur Jérusalem. Ce conflit, qui a opposé l’Empire russe aux Ottomans soutenus par la France et la Grande-Bretagne, favorise indirectement l’expansion des Eglises à Jérusalem. Pour remercier les puissances européennes, Constantinople permet en effet aux différentes congrégations religieuses occidentales chrétiennes de prospérer dans la Ville sainte, en leur accordant des droits de propriété et une relative autonomie.
Statuts problématiques
C’est ainsi que les communautés chrétiennes se développent progressivement à Jérusalem, notamment l’Eglise anglicane d’Angleterre, l’Eglise luthérienne d’Allemagne, ainsi que l’Association des jeunes hommes chrétiens (YMCA) et l’Eglise grecque orthodoxe, de loin la plus puissante.
Parallèlement, les immigrants affluent. A partir de 1860, les bateaux venus d’Europe débarquent en Terre sainte aussi bien des pèlerins chrétiens que des juifs, qui entreprennent dès lors de bâtir à l’extérieur des murs de la Vieille Ville.
C’est là que la situation se complique sur le plan juridique. Avec l’augmentation de la population, les différentes congrégations religieuses comprennent rapidement qu’elles peuvent tirer profit de leurs possessions foncières. Elles commencent alors à louer leurs terres et bientôt, des bâtiments s’y construisent, à Jérusalem et dans le reste du pays.
L’Eglise grecque orthodoxe est particulièrement active dans cette entreprise. Les lois de sa congrégation lui interdisant de vendre ses biens fonciers, elle met donc en location une grande partie de ses terrains, et conclut un accord avec le Keren Kayemeth LeIsraël (Fonds national juif, organisme chargé du rachat des terres), monnayé à prix d’or. Ce contrat permet aux communautés juives de disposer sur le long terme de milliers d’hectares de terrain.
A la naissance de l’Etat d’Israël en 1948, un grand nombre de bâtiments à Jérusalem (habitations, commerces, lieux culturels, bureaux gouvernementaux ou lieux de culte) se trouvent donc construits sur des terres appartenant à des congrégations chrétiennes. Même situation à Haïfa, Lod, Ramle et Jaffa.
Très vite, les interrogations sur la réelle propriété des terrains se posent et les revendications se multiplient. En 1950, un conflit larvé émerge entre le gouvernement israélien, qui a besoin de terrains pour accueillir ses nouveaux immigrants, et le patriarcat grec orthodoxe, qui refuse de céder ses terres. Le contentieux dure pendant deux ans, avant qu’un accord soit finalement signé entre le KKL et le patriarcat grec : l’Eglise garde la pleine propriété des terres, mais accepte de les louer au Fonds national juif pour une durée de 99 ans.
Ce dernier acquiert le droit de bâtir à sa guise. Le KKL peut également sous-louer les terres à des investisseurs privés et des promoteurs ; c’est ainsi que des dizaines de milliers de logements sont construits. Cependant, le fameux contrat stipule clairement que les terrains et les habitations construites reviendront en pleine propriété au patriarcat grec en 2051, à l’expiration du bail.
Le gouvernement israélien a bien tenté de prolonger la durée du bail et mené d’interminables négociations avec le patriarche Diodoros I afin d’obtenir une prolongation de 100 ans, jusqu’en 2151. Les discussions ont duré des années : le haut dignitaire grec refusait d’obtempérer, en grande partie sous la pression des Palestiniens qui l’accusaient d’aider Israël à « judaïser » Jérusalem. Alors qu’un accord avait été trouvé en 2000, prévoyant une extension de la durée de location en échange de 20 millions de dollars, et qu’une lettre d’intention avait même été signée, la transaction a été annulée à la dernière minute, Diodoros estimant avoir été abusé sur les termes des négociations.
Pris en otages
Cette situation confuse a perduré jusqu’en mai 2011. Cette année là, l’Eglise grecque orthodoxe dirigée par le patriarche Theophilos III, a vendu de nombreux terrains à des investisseurs privés israéliens et étrangers. Le contrat signé par le patriarche lui-même concerne des centaines d’hectares dans les quartiers chics de Rehavia, Talbiyeh, Baka et Katamon, et octroie aux investisseurs le droit de propriété sur ces terres une fois que le bail arrivera à échéance en 2051. Parmi ces investisseurs figurent les Ben-David, une très riche famille de Jérusalem. Les autres terrains non vendus sont restés dans les mains du KKL ou de l’Eglise.
Cet accord, qui garantit que la terre d’Israël et de sa capitale désignée resteront dans les mains des juifs et non des Palestiniens, a été accueilli avec soulagement dans le pays. Mais en examinant les clauses de cette transaction, certains propriétaires à Jérusalem ont commencé à s’inquiéter du sort et de la valeur de leurs biens immobiliers. Arrivés au terme du contrat, ces derniers se verront obligés d’acheter ou de louer leurs appartements à des prix exorbitants aux promoteurs qui seront devenus propriétaires en 2051, faute de quoi, ils perdront leurs biens.
Comme souvent dans de telles situations, il y a les gagnants et les perdants : ceux qui envisagent l’avenir avec crainte, et ceux qui y voient une source d’opportunité. Les avocats notamment ont tout de suite compris qu’ils pourraient tirer profit de cette situation, en encourageant les habitants des quartiers concernés à entreprendre des actions en justice. Tout récemment, les habitants de Katamon ont ainsi trouvé dans leurs boîtes aux lettres des prospectus en anglais, leur conseillant de prendre conseil auprès d’avocats concernant leurs droits de propriété. « Si vous habitez Rehavia, Nayot, Talbiyeh ou Katamon, vous seriez bien avisés de vous enquérir du statut légal de votre bien pour savoir si vous en resterez propriétaire ! S’agit-il d’un bail conclu avec le KKL ou bien l’Eglise ? Renseignez-vous auprès des autorités compétentes et consultez le Land Rights Company. Cet organisme vous aidera, avec l’aide d’experts, à prolonger votre bail dans les meilleures conditions », expliquait le prospectus en question.
Le bureau d’avocats E. S. Shimron, I. Molho, Persky & Co fait partie des cabinets proposés. L’un de ses avocats affirme avoir mené de nombreuses négociations préliminaires avec de potentiels clients, mais pour l’instant, aucun contrat de représentation n’a été signé. Interrogé sur les actions à mener lorsque des clients feront formellement appel à lui, l’avocat fait preuve d’une extrême prudence : « Nous n’avons aucune certitude sur l’issue des négociations et sur les chances d’obtenir une prolongation du bail », explique-t-il, ajoutant que le dossier est très complexe. « Il n’y a pas de procédure commune, chaque cas est particulier. Les propriétaires doivent traiter soit directement avec le KKL, soit avec l’Eglise, soit avec des promoteurs privés. La durée des baux est également différente selon les contrats », souligne-t-il
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Alyssa Friedland, agent immobilier, estime pour sa part que de nombreux propriétaires à Jérusalem sont devenus les otages des promoteurs immobiliers privés. Elle mentionne par exemple le complexe Gan Rehavia, construit sur des terres louées par le monastère Ratisbonne en 1936, également avec un bail de 99 ans, qui abrite les logements de 40 propriétaires. Ceux-ci ont tenté déjà tenté de négocier avec les promoteurs qui louent le terrain, mais en vain. L’avenir de ces propriétaires est donc bien incertain. Ils sont des cas typiques parmi les détenteurs de biens, étant donné que personne ne voudra racheter un logement dont les droits de propriété ne sont pas garantis.
A qui appartient réellement Jérusalem ? Dans de telles circonstances, il semble que la seule conclusion qui s’impose soit de dire qu’elle appartient à tout le monde… et à personne 
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