Femmes et talmudistes

L’étude de la Guemara n’est plus le domaine réservé de ces messieurs : la preuve avec un cours de Daf Yomi pour public féminin

Un groupe de femmes à l'étude (photo credit: ARDON BAR-HAMA)
Un groupe de femmes à l'étude
(photo credit: ARDON BAR-HAMA)

Par un mercredi de printemps, dans une maison spacieuse de Raanana située le long d’une rue paisible, des talmudistes se penchent sur leur page quotidienne de Guemara, communément appelée Daf Yomi. Assis autour de la table, ils écoutent attentivement, tandis que le professeur explique un passage difficile du texte du traité Bava Metzia, en agitant le doigt. Questions, réponses, diagrammes et phrases inscrites sur un petit tableau blanc, des volumes de Talmud de toutes formes et tailles dispersés dans la pièce : le cadre typique d’un cours de Daf Yomi. Ce qui est moins classique, c’est que ces étudiants sont des femmes et que le professeur est une enseignante

.
Si l’étude du Talmud par les femmes n’est plus considérée comme une curiosité dans le monde orthodoxe moderne, il existe encore peu de cours de Daf Yomi pour public féminin. Il s’agit d’un programme rigoureux et astreignant au cours duquel les participants terminent l’ensemble du Talmud en sept ans et demi, en étudiant un feuillet de Guemara – recto verso – par jour. Ce rythme nécessite discipline, engagement et dévouement, tant de la part des étudiants que de l’enseignant.
Michelle Farber, qui dirige le cours pour femmes de Daf Yomi à Raanana, possède une détermination, une énergie et une discipline de fer. Six jours par semaine, elle donne un cours de 45 minutes chez elle. Après quoi, elle met l’enregistrement en ligne sur son site Web et en podcast, où le chiour est téléchargé par des auditeurs du monde entier.
Amoureuse de la Guemara
Michelle « est tombée amoureuse de la Guemara », comme elle l’explique, pendant ses années de lycée à la yeshiva de Flatbush à Brooklyn, un des premiers établissements à proposer l’étude du Talmud aux jeunes filles. Après le secondaire, elle a continué à étudier la Guemara à la Midreshet Lindenbaum, à Jérusalem. Elle a fait son aliya au cours de ses années d’université et a décroché un diplôme d’études bibliques et talmudiques à l’université Bar-Ilan. Elle a ensuite poursuivi des études supérieures de Talmud à Lindenbaum et a commencé à enseigner. Dans la période qui a suivi, elle a enseigné la Guemara au lycée Pelech pour jeunes filles, à Jérusalem, et à Matan à Raanana, qui offre un programme d’étude de la Torah avancé à un public féminin.
Pourtant, malgré sa vaste expérience, à la fois dans l’étude et l’enseignement du Talmud, Michelle considère le Daf Yomi comme l’un des défis les plus ardus qu’elle ait eu à relever. « Le Daf Yomi, a priori, n’était pas ma tasse de thé. Je ne l’avais jamais étudié moi-même. J’avais toujours pensé que c’était une approche très superficielle de la Guemara », déclare-t-elle.
Michelle Farber, qui vit à Raanana depuis 2002 avec son mari et ses enfants, cherchait un groupe de femmes intéressées par l’étude régulière du Talmud. Une amie lui suggère alors d’ouvrir un cours de Daf Yomi pour femmes. Au début, la jeune femme se montre sceptique, mais après avoir quadrillé le quartier, elle trouve rapidement un groupe de femmes tentées par l’aventure.
Certaines avaient déjà étudié le Daf Yomi auparavant. D’autres n’avaient encore jamais abordé la Guemara, mais étaient prêtes à essayer. Un groupe est alors formé et, en septembre 2012, ces femmes se lancent dans cette étude quotidienne. Depuis la création du cours, souligne Michelle, elles sont entre douze et quinze femmes à se réunir ainsi. Si l’une d’entre elles vient à manquer un cours, elle peut toujours l’écouter en ligne et rattraper la leçon.
Contrairement aux autres cours de Daf Yomi féminins, dans lesquels les professeurs enseignent à tour de rôle, Michelle Farber est seule ici. Elle passe entre deux et cinq heures par jour à préparer sa classe du lendemain. Lorsqu’elle attend un de ses enfants à la sortie de l’école, elle profite de ces quelques instants pour lire la prochaine page sur son iPhone. Après avoir mis au lit le plus jeune de ses enfants, elle prépare la page sérieusement et va littéralement se coucher avec le Daf tous les soirs. Tôt le lendemain, après sa gymnastique matinale, elle met la touche finale à sa présentation avant le début du cours.
La vache de Ruth et le bœuf de Reouven
Les femmes ont une approche du Talmud totalement différente de celle des hommes, explique l’enseignante. « Elles abordent l’étude non seulement d’un point de vue plus pratique, mais aussi avec une perspective beaucoup plus affective », souligne-t-elle. Son cours de Daf Yomi est destiné aux femmes exclusivement, car, explique-t-elle, celles-ci risqueraient d’être intimidées par la présence d’hommes, d’autant plus que la plupart d’entre elles n’ont pas de connaissances aussi étendues que leurs homologues masculins. Néanmoins, certains hommes suivent en ligne la version audio.
Les femmes qui fréquentent la classe de Michelle apprécient sa manière de rendre ces textes, étudiés exclusivement par un public masculin depuis des siècles, plus attrayants et accessibles à la gent féminine.
Ilana Kurshan, qui habite Jérusalem et étudie le Daf Yomi depuis 11 ans, a commencé à suivre la version en ligne il y a environ un an. Selon elle, Michelle renforce l’intérêt du cours en utilisant les noms des femmes présentes dans les exemples donnés par le Talmud.
« Si Sarah prête une vache à Ruth, mais qu’elle meurt sous la garde de Donna… », dit par exemple l’enseignante. Rachi utilise des noms masculins tels que Reouven et Shimon, et les rabbins emploient les noms des hommes qui suivent leur cours. C’est vraiment rafraîchissant d’imaginer des femmes actrices des scénarios de la Guemara ! »
Depuis quatre ans qu’elle enseigne le Daf Yomi, Michelle Farber apprécie davantage l’étendue du champ couvert par le Talmud. « Les rabbins donnent des conseils sur tous les aspects de la vie, c’est ce qui rend la Guemara si actuelle et pleine de sens. Il ne s’agit pas seulement de Halakha, de la loi juive. Il est également question de psychologie et de l’observation du comportement humain. »
Bien que pour de nombreuses étudiantes, l’étude du Talmud soit complètement nouvelle, très peu abandonnent en cours de route.« Les femmes apportent tant au cours, la conversation et le niveau intellectuel sont tellement élevés que même si elles ne saisissent pas toujours ce que la Guemara essaye de dire, elles parviennent à déchiffrer le sens sous-jacent du texte. Les interventions et les idées des participantes sont pour moi une source d’enrichissement constante. »
Les étudiantes amènent également avec elles leurs connaissances d’un monde étranger au Talmud. Une historienne et guide touristique va, par exemple, fournir le cadre historique à certaines portions du Talmud ; une architecte introduira sa propre perspective de la structure d’une soucca.
Un Beit Midrash du XXIe siècle
Les motivations des participantes sont très diverses. L’une d’elles est arrivée au cours à l’issue des onze mois de kaddish récités à la mémoire de son père. Pour elle, étudier la Guemara est un moyen de continuer à honorer son souvenir. « On devient vite accro à l’étude », dit-elle en souriant. « J’ai grandi dans une maison où mon père passait des heures à étudier la Guemara », ajoute une autre. « En étudiant le Daf, je réalise combien une grande partie de mon enfance tournait autour du monde talmudique. Mon père arrivait à table et s’exclamait : “Il faut absolument que vous entendiez ce morceau de Guemara que j’ai appris aujourd’hui !” Pour moi, c’est une manière de me connecter à lui. »
Une autre talmudiste plus expérimentée étudie le Daf pour la seconde fois. Auparavant, elle étudiait dans un cours masculin. Elle met en parallèle sa précédente expérience avec ce qui se passe aujourd’hui dans la classe de Michelle Farber.
« J’ai étudié avec des hommes pendant sept ans et demi, et je suis passée de derrière la mehitsa [partition entre les sections féminine et masculine] à un siège derrière les hommes, puis finalement au Beit Midrash, où je m’asseyais à un coin de table. Quand j’ai fini le cycle avec eux, cela a commencé à me manquer. Aussi lorsque Michelle a ouvert cette classe, j’ai sauté sur l’occasion. » Selon elle, le cours de Talmud de cette dernière transpose le Beit Midrash au XXIe siècle. Il allie la richesse du savoir de ceux qui ont grandi en étudiant la Guemara, à une certaine forme d’académisme.
Le cours touche plus que la douzaine d’étudiantes présentes physiquement, car 70 à 80 auditeurs supplémentaires de par le monde téléchargent quotidiennement la version audio. Sa page Facebook, « Daf Yomi 4 women », compte 400 adeptes. Michelle publie fréquemment des informations pertinentes ou des questions controversées en lien avec la page du jour.
La passion de l’enseignante pour le Talmud dépasse largement le cadre de son cours journalier : elle souhaiterait faire de cette étude un enseignement de base dans l’éducation des jeunes filles. « Etre religieuse aujourd’hui sans connaître la Guemara tient de la gageure. Comment rester pratiquante si l’on ne comprend pas vraiment ce qu’est celle-ci ? C’est très difficile de rester fidèle à l’esprit halakhique si l’on n’a pas étudié le Talmud. Je pense qu’avec le temps, les juifs seront de moins en moins religieux s’ils perdent cette connexion aux textes. »
Ceux qui tentent de minimiser l’importance de l’étude féminine du Talmud font fausse route, selon elle, et cela l’attriste. « Je crois que si ces rabbins assistaient à mon cours et saisissaient l’impact que l’étude du Talmud a eu dans la vie de ces élèves, et des valeurs qu’elles ont ainsi instillées à leurs enfants, ils verraient tout cela d’un autre œil. »
En 1923, lorsque le Daf Yomi a été lancé par le rabbin Meir Shapiro de Lublin, l’idée que des femmes puissent prendre part à une telle entreprise aurait semblé complètement farfelue. Pourtant, près d’un siècle plus tard, elles sont de plus en plus nombreuses à étudier le Talmud, à leur façon, avec une compréhension et une sensibilité uniques.
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite