Haifa: la qualité de l'air à l'ordre du jour

Les débats qui font rage sur l’origine du nombre élevé de cancers dans la ville très polluée qu’est Haïfa n’ont pas fini de déchaîner les passions

Usines polluantes à Haifa (photo credit: DR)
Usines polluantes à Haifa
(photo credit: DR)
Linoï Susan a 7 ans. Cette semaine, elle a déposé plainte devant le tribunal. Elle réclame 1,15 million de shekels à l’Etat pour négligences et dommages physiques. Linoï Susan habite Haïfa. Son procès est le premier à être intenté contre les ministères de la Santé et de la Protection de l’environnement depuis la publication d’un rapport du ministère de la Santé faisant état d’un fort taux de cancers chez les enfants de la baie de Haïfa. Un taux bien plus élevé que partout ailleurs dans le pays.
Le rapport mettait en cause l’importante pollution atmosphérique qui sévit dans la région, où usines et raffineries abondent. Mais quelques jours à peine après la parution de ce document, le ministère retirait ses allégations. Et indiquait dans un communiqué que, s’il y a certes « un taux de cancers en général, et de cancers du poumon en particulier, supérieur à la moyenne en ce qui concerne les adultes, rien ne prouve en revanche que les enfants de la baie sont plus malades du cancer que les autres ».
La plainte déposée par Linoï se fonde néanmoins sur des avis médicaux. Ses médecins assurent que le benzène, substance toxique présente dans l’air en cas d’émissions de gaz, a causé sa leucémie. Son avocat, Me Hosam Maroun, accuse donc le ministère de la Protection de l’environnement de ne pas avoir contrôlé correctement la qualité de l’air et d’avoir basé ses rapports sur des études réalisées par les usines elles-mêmes. « Le ministère n’effectue pas assez de contrôles pour vérifier la présence de benzène dans l’atmosphère », a-t-il déclaré à la presse, « parce que le budget que l’Etat juge bon de lui attribuer est insuffisant ».
L’action intentée par la famille Susan incitera peut-être d’autres habitants de Haïfa à déposer plainte. Car même si le ministère de la Santé a contesté le rapport initialement publié, quelques jours à peine après sa parution, le document a néanmoins attiré l’attention de nombreux habitants de la région.
Ishaï Wolfovitz, dont la mère, médecin à la retraite, est atteinte de leucémie depuis novembre dernier, explique que c’est la lettre du directeur des services de santé publique du ministère de la Santé, le professeur Itamar Grotto, qui l’a incité à intenter un procès. Certes, il le reconnaît, rien ne lui permet d’assurer à 100 % que la maladie de sa mère a été causée par la pollution atmosphérique, mais des études sérieuses font état d’un lien entre la contamination de l’air et la leucémie.
« C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille », explique-t-il. « Parce que je sais d’autre part qu’à Haïfa, les gens souffrent d’asthme, de maladies respiratoires chroniques, de cancer du poumon et de crises cardiaques. Pour tout cela, nous avons des certitudes : la recherche a apporté des preuves concrètes. »
Ville portuaire
Voilà déjà plusieurs années que des informations révélant les taux de cancers et d’autres maladies significativement plus élevés à Haïfa que dans les autres villes du pays ont été livrées au public. En 2013, l’Organisation mondiale de la santé déclarait la pollution atmosphérique de la ville cancérigène pour l’homme. Dès lors, une poignée de militants partaient en campagne pour attirer l’attention du gouvernement.
Depuis la parution dans la presse de la lettre du professeur Grotto, des habitants de Haïfa sont descendus dans la rue pour exiger du gouvernement qu’il prenne ses responsabilités. Ils réclament entre autres que les décisionnaires déclarent officiellement l’agglomération « zone polluée », mènent une nouvelle étude épidémiologique approfondie et interdisent l’accroissement de l’industrie – sachant que l’on prévoit le triplement du nombre de raffineries et la construction d’un nouveau port et d’une station d’approvisionnement en fuel. Autant de sujets sur lesquels l’urbaniste Einat Kalisch-Rotem, chef du parti d’opposition à la municipalité de Haïfa, se bat depuis trois ans.
En tant qu’ancienne directrice de la commission de l’architecture, Einat Kalisch-Rotem a lancé une pétition contre le projet de multiplication des raffineries. Ayant également siégé dans une commission de la coalition de santé publique, elle a été de ceux qui ont demandé qu’une commission spéciale de la Knesset se penche sur le problème écologique de la baie de Haïfa. Le 19 mai 2014, la présidente de la commission des Affaires internes de la Knesset Miri Reguev instituait ainsi une sous-commission dirigée par Dov Henin, député du parti Hadash. Henin avait alors remis en question la nécessité de la construction d’un nouveau port à Haïfa et suggéré à la place l’agrandissement du port existant.
Selon Kalisch-Rotem toutefois, l’extension des raffineries, le programme des Terres du nord pour relocaliser les réservoirs à fuel et les projets de nouveau port sont imbriqués les uns aux autres. « Ils ont besoin des trois pour accroître les quantités de pétrole raffiné dans la région », explique-t-elle. « Il leur faut de la place pour stocker tout ce pétrole, d’où la création d’un port plus vaste pour les exportations. Ils ont besoin de leurs trois projets d’agrandissement pour que tout fonctionne bien. Livrer notre baie aux industries au lieu d’en faire le royaume du tourisme, de la navigation de plaisance et des sports aquatiques est un vrai gâchis », conclut-elle.
Kalisch-Rotem reproche en outre aux hommes politiques et au maire de Haïfa Yona Yahav de se démener pour empêcher la ville d’être déclarée zone polluée : un statut qui obligerait le gouvernement à investir de l’argent et des moyens pour résoudre le problème.
Maire sur la défensive
Le 10 mai dernier, Yona Yahav a appelé à un gel du programme des Terres du nord, une initiative de l’entreprise Petroleum & Energy Infrastructures Ltd., propriété de l’Etat. Ce programme prévoit d’évacuer les actuels sites d’approvisionnement en fuel de Kiryat Haïm, Kiryat Tivon et du port de Haïfa, et de les concentrer dans une nouvelle zone de 60 ha à l’est des Oil Refineries Ltd. (les raffineries de pétrole) appelée Terres du nord. Cela laisserait de la place pour l’extension du port de Haïfa, mais aussi pour la construction de milliers de nouveaux logements près de la plage.
« Nous sommes déterminés à ouvrir un débat public sur tout projet de construction dans la baie de Haïfa et à mettre un frein à l’augmentation de la production de fuel et de produits chimiques dans la baie », a indiqué Yahav. « Haïfa n’est pas le dépotoir d’Israël ! Arrêtons de polluer la baie ! »
Mais pour Kalisch-Rotem, il s’agit d’un réveil trop tardif. Depuis des années, le maire n’a fait que s’enfouir la tête dans le sable. Elle appelle à sa démission. « Il y a six mois, j’ai voulu mettre le sujet sur le tapis à une réunion du conseil municipal, et le maire a été enregistré déclarant qu’il n’y avait aucun problème avec notre air et qu’il ne voyait pas d’où pouvaient bien provenir toutes ces informations erronées sur la qualité de l’air. Or à l’époque, des résultats d’études avaient déjà été publiés. Il n’est pas logique que les organisations écologiques et nous-mêmes ayons fait davantage que le maire de la ville pour découvrir ce qu’il en est en réalité. Son travail consiste à tout faire pour connaître la vérité. Pour ma part, je n’accepte pas les “je ne savais pas” ».
De son côté, Yona Yahav continue d’affirmer que l’air de Haïfa est propre. Il arrive à une réunion organisée à l’hôtel Dan Carmel de Haïfa, accompagné de l’ingénieur Ariel Waterman et du directeur de l’Association municipale du district de Haïfa pour la protection de l’environnement, Ofer Dressler. Ce dernier vient armé de rapports, de graphes et de tableaux, bien décidé à réfuter les attaques contre la ville concernant les taux de pollution et les moyennes de référence.
Son équipe et lui-même affirment que Haïfa s’est retrouvée sous le feu des projecteurs après la publication de la lettre de Grotto, qui avait été soumise au contrôleur des appels formulés par l’administration nationale de planification du ministère de l’Intérieur concernant les objections à l’expansion des raffineries de pétrole dans la région. Selon Waterman, la lettre visait à faire obtenir à Grotto une meilleure position dans la commission. Cette semaine-là, Yona Yahav avait bloqué les usines polluantes de la ville et signé des ordres de fermeture à leur encontre. Ordres que l’on annulait quelques jours plus tard, au moment où le ministère de la Santé opérait sa fameuse volte-face. « Mais la presse n’y a pas prêté grande attention », déplore Waterman.
La faute aux Britanniques ?
Les responsables municipaux reconnaissent un taux de cancers supérieur à la moyenne nationale chez les adultes de Haïfa. Mais ils ajoutent que, la pollution n’étant pas un problème nouveau, ils se sont penchés sur le phénomène depuis déjà quelques années.
« Dans les années 1980, la ville était polluée, c’est vrai », reconnaît Yahav. « Les Britanniques avaient établi ici des industries pétrochimiques et construit le port, qu’ils ont utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. »
Au cours des 50 ans qui ont suivi le départ des Britanniques et la reprise des ports par le gouvernement israélien, les municipalités n’avaient pas leur mot à dire au sujet de leur exploitation. Ensuite, la décision a été prise d’en partager la responsabilité. « Le gouvernement a beaucoup pollué le site avant que celui-ci ne soit privatisé, et c’est seulement alors que l’on a pu imposer des régulations sanitaires, en concertation avec le ministère de la Protection de l’environnement. »
La municipalité de Haïfa affirme que, suite à ses efforts, le niveau de pollution dans la ville a diminué de 70 %. Un chiffre confirmé par le ministère de la Protection de l’environnement qui, tout comme l’association de Dressler, réfute les allégations de ses détracteurs. Ces derniers lui reprochent de ne pas se conformer aux moyennes de référence lorsqu’il contrôle les substances polluantes présentes dans l’atmosphère.
Selon le ministère, Haïfa est la ville la plus contrôlée du pays. « Les contrôles qu’elle pratique s’étendent même sur des substances qui ne figurent pas dans la liste établie par la loi sur la qualité de l’air. » Dressler affirme ainsi que Haïfa est la seule ville du pays qui vérifie 28 substances et qu’elle dispose en outre de 5 stations de contrôle capables de déceler la présence de benzène.
Cela n’empêche pas le ministère de la Protection de l’environnement d’indiquer sur son site internet que, malgré la baisse sensible de la pollution atmosphérique, Haïfa reste en tête pour ses émissions polluantes.
Attention, proteste Waterman : cette évaluation se fonde sur un rapport qui calcule les émissions globales constatées dans la municipalité, sans tenir compte de la distance entre les usines polluantes et les zones résidentielles. Il cite alors l’existence d’un deuxième rapport du ministère sur la qualité de l’air. Selon ce dernier, même si Haïfa possède la plus importante concentration d’usines du pays, sa partie résidentielle se révèle bien plus propre que celles d’autres villes, puisque Haïfa a réduit sa pollution atmosphérique de 70 %.
« Nous avons obligé les usines à perfectionner leurs pipelines afin de réduire les fuites et la pollution », indique-t-il, ajoutant que le principal contributeur à la pollution de l’air aujourd’hui est la circulation automobile, désagrément commun à toutes les grandes villes. A l’entendre, il faudrait se faire davantage de souci à la perspective de rentrer chez soi à Tel-Aviv qu’en respirant l’air de Haïfa.
Les responsables municipaux ont par ailleurs une explication différente au fort taux de cancers chez les adultes de Haïfa : celui-ci serait dû à la longévité des habitants. « Car les probabilités de contracter un cancer augmentent avec l’âge », rappelle le maire. Une allégation qui ne parvient pas à convaincre tout le monde. La colère monte dans la région de Haïfa, où il y a un fort désir de changement dans l’air.
Prise de conscience
« Quand j’évoquais ce problème il y a deux ans, personne ne voulait m’écouter », se souvient Kalisch-Rotem. « Aujourd’hui, quelque chose a changé. Rien que ces deux dernières semaines, j’ai reçu une multitude de mails et d’appels téléphoniques de gens qui me disent qu’ils ont un cancer. Auparavant, ils pensaient que c’était leur propre problème, mais aujourd’hui, ils ont compris qu’ils sont nombreux à se retrouver dans le même bateau. Leur façon d’appréhender les choses a changé. »
« On ne peut pas avoir grandi dans cette ville sans avoir conscience des problèmes d’environnement », renchérit Wolfovitz. « C’est une question de vie ou de mort. Bien sûr, on ne peut pas y faire grand-chose, parce que, quand on y réfléchit, on se rend compte que c’est le lieu même dans lequel on vit qui nous met en danger. Mais après la publication de l’article, nous avons décidé que cela suffisait et que nous allions descendre dans la rue et tout faire pour empêcher l’expansion des industries polluantes. »
Wolfovitz s’attache actuellement à sensibiliser son entourage : sa famille, ses amis, des mouvements de jeunesse. Il veut que son combat devienne une cause nationale. « Cette histoire de pollution, nous vivons avec depuis déjà longtemps. Mais les gens sont très occupés, ils cherchent avant tout à gagner leur vie », concède-t-il. Sans la maladie de sa mère, lui-même ne se serait sans doute jamais intéressé au problème. Cependant, il est convaincu que s’ils se serrent les coudes, les habitants de Haïfa parviendront à faire changer les choses. Depuis quelques semaines, constate-t-il, ils se mobilisent davantage, de sorte qu’est née une sorte de mouvement citoyen. « Les choses se sont mises à avancer », affirme Wolfovitz. « Certes lentement, mais de façon constante. »
Certaines personnes dirigent leur colère contre les patrons d’industrie comme la famille Ofer, qui possède de gros intérêts, entre autres, dans les raffineries de pétrole. « C’est leur droit. Mais dans une économie capitaliste », estime Wolfovitz, « il faut s’adresser aux responsables, qui sont les gens à qui l’on paie des impôts, les administrations tant gouvernementales que municipales. »
« Je sais que ce n’est pas facile pour eux. Il y a certains aspects sécuritaires ainsi que des contraintes économiques importantes à prendre en compte, mais j’ai envie de croire que nos représentants font passer la vie et la santé des gens avant tout le reste. J’ai eu l’impression que ces dernières années, ces deux aspects-là ont été ignorés, ou en tout cas laissés de côté. »
Vivre avec la maladie
Itzhak et Mazal Moshé vivent à Kiryat Haïm, la banlieue de Haïfa la plus proche des industries polluantes. « Nous éprouvons le besoin de sortir dans la rue pour faire prendre conscience à notre cher gouvernement que nous avons droit à une meilleure qualité de vie », explique Itzhak. Depuis le mois de juin dernier, il vit avec un poumon transplanté, qu’on lui a greffé à la suite d’une grave maladie respiratoire. En 1996, on lui avait par ailleurs diagnostiqué un PTT – ou maladie de Moschcowitz – un dysfonctionnement de la coagulation du sang.
Alors qu’il était encore inscrit sur liste d’attente pour la transplantation du poumon, Itzhak a été transféré d’urgence à l’hôpital dans un état grave. Les médecins ne lui donnaient alors que deux heures à vivre. Convaincus qu’il ne survivrait pas, ils avaient ainsi renoncé à procéder à une transplantation. Mais une conjonction de facteurs favorables et une épouse obstinée ont eu raison de leurs réticences. Aujourd’hui, Itzhak vit avec un seul poumon et prend 60 cachets par jour ; pendant un an, il a vécu rattaché en permanence à un tuyau d’1,50 mètre de long.
« C’est difficile de vivre avec un seul poumon », affirme-t-il. « Il faut prendre soin de ne pas tomber malade, ne pas voir trop de monde… Les médicaments m’ont donné une cataracte et j’ai un mal fou à marcher. » Autant dire que sa vie a changé du tout au tout…
« Dans mon travail, je naviguais beaucoup en mer, mais c’est devenu impossible à présent. J’ai 58 ans et ma vie est terminée. Je vis enfermé chez moi, je ne peux rien faire, je tremble… Je renverse même mon café ! »
Si le médecin d’Itzhak ne peut affirmer à 100 % que la pollution est la cause de sa maladie, il estime néanmoins que ce pourrait bien être le cas.
Mazal, quant à elle, a enduré une crise cardiaque et un cancer du sein. « Au début, personne ne m’a dit que la pollution de l’air était peut-être responsable de tout ça », raconte-t-elle, « mais nous avons mené notre petite enquête et nous nous sommes rendu compte que la plupart de nos voisins avaient le cancer, et que certains en étaient morts. Dès lors, nous n’avons plus douté… » Du doigt, elle désigne les maisons de sa petite rue dont les habitants ont eu le cancer : il y en a au moins six ou sept.
« Le matin, quand je me réveille, je sens l’odeur des raffineries et je vois le brouillard. Seulement, ce n’est pas du vrai brouillard », soupire Itzhak. « Mais c’est le gouvernement qui est responsable. Le maire ne peut pas décider à lui tout seul de transférer les raffineries ailleurs ! Tout ça, c’est une question d’argent. C’est Sammy Ofer qui subventionné la construction du stade de Haïfa qui porte son nom. »
Beaucoup d’habitants de la ville ont comme Itzhak l’impression d’avoir été négligés, voire trahis. Le maire en a conscience et se défend de ces accusations : « Nous avons fait le maximum ces dernières années », plaide-t-il, « et nous avons réussi à faire baisser la pollution de 70 à 90 %. Je sais que nous devrions faire tout notre possible pour qu’il n’y en ait plus du tout et je m’y attache, conjointement avec les 10 autres maires de la région. »
Dressler, qui habite lui-même Kiryat Tivon, à 15 km au sud-est de Haïfa, ajoute : « J’ai vécu ici toute ma vie avec mes enfants et mes petits-enfants, et je suis spécialiste de ce problème. Si je pensais qu’il y avait le moindre danger, croyez-moi, je déménagerais. Mais je connais les chiffres et je vis en toute quiétude avec eux. »
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