La révolution harédite

Au sein d’une communauté où les femmes n’ont pas accès aux méthodes de détection précoce du cancer du sein, une initiative menée sur le terrain commence à porter ses fruits

Affiches de prévention dans les quartiers orthodoxes (photo credit: DR)
Affiches de prévention dans les quartiers orthodoxes
(photo credit: DR)
Elle a 48 ans et consulte un chirurgien pour la première fois. Il lui diagnostique quatre grosseurs aux seins et une grosse masse ulcérée ; son cancer s’est déjà étendu aux ganglions lymphatiques. Malheureusement, elle n’est pas venue plus tôt, parce qu’elle n’a pas vu l’utilité de consulter…
Elle a 36 ans et a pris rendez-vous avec son dermatologue pour un mamelon irrité. A l’examen, le médecin palpe une tumeur de la taille d’une balle de golf. Aussitôt, il l’envoie chez un chirurgien du sein. Un mois plus tard, la patiente revient pour le même problème. Le dermatologue, interloqué, lui demande pourquoi elle n’est pas allée voir le spécialiste qu’il lui a recommandé. La femme explique qu’elle n’est pas sûre du niveau de cacherout de l’hôpital dans lequel il propose de l’opérer. Sur les conseils de son rabbin, elle attend donc qu’une place se libère dans un autre établissement, strictement cacher celui-là. Elle décédera peu après…
Une mère de sept enfants se sait porteuse de mutations sur certains gènes, qui lui confèrent un risque très élevé de cancer du sein. Cette même maladie a d’ailleurs déjà emporté sa mère et sa sœur. La femme sait qu’une ablation des seins et des organes reproducteurs peut lui sauver la vie, mais elle s’y refuse. Non parce qu’elle souhaite mettre d’autres enfants au monde, ni parce qu’elle redoute l’opération elle-même, mais parce qu’elle craint qu’en l’apprenant, ses voisins ne ruinent les chances de ses filles de trouver un chidouh (un mari). Incapable de la convaincre qu’elle peut se faire opérer en toute discrétion, son médecin finit par la mettre en relation avec une autre femme dans son cas, qui a subi les mêmes opérations suivies d’une reconstruction, sans que sa communauté n’en sache rien. Alors seulement, la femme accepte.
Ces histoires paraissent à peine croyables. Pourtant elles sont vraies. Imaginez que vous ne sachiez pas grand-chose du cancer du sein et que le sujet soit tabou autour de vous. Imaginez que vous ne soyez pas au courant des statistiques, que vous n’ayez jamais vu les rubans roses, jamais entendu parler d’auto-examen, ni de ces marathons organisés pour financer les traitements. Sauriez-vous qu’une détection précoce est la clé de la survie ? Comprendriez-vous que parler du problème revient – littéralement – à sauver des vies ? Et à supposer même que vous sachiez tout cela, que feriez-vous si vous aviez également conscience que, si une personne de votre entourage venait à apprendre que vous êtes touchée par la maladie, les chances de vos filles de trouver un mari se réduiraient de façon considérable (un drame dans votre communauté) ?
Pudeur, tabou et chidouhim
Trois grandes études ont permis d’établir que le cancer du sein était plus rare chez les femmes ultraorthodoxes que parmi la population générale, mais que le taux de mortalité était supérieur pour celles qui en sont atteintes. Certaines théories non officielles expliquent cet état de fait par la biologie de la maladie (le type de cancer), les données socio-économiques (en 2012, 61,5 % de la population harédite vivait au-dessous du seuil de pauvreté), et le diagnostic souvent plus tardif (car ces femmes ignorent les risques et ne subissent pas d’examens réguliers en vue de déceler cette maladie en particulier). Toutefois, une enquête conduite sur plus de 1 500 femmes montre qu’avec un diagnostic posé au même stade de la maladie, le taux de récidive et de mortalité est supérieur chez les ultraorthodoxes.
La génétique et les conditions de vie ne sont pas des choses que l’on change facilement. En revanche, il est possible de miser sur le dépistage. Car comment se peut-il qu’une mère de cinq enfants ou plus (selon les études réalisées) n’ait jamais entendu parler du cancer du sein, de ses dangers et des façons de le prévenir ?
Les examens cliniques réalisés en cabinet, ainsi que les mammographies, sont considérés comme la base de la prévention, car ils permettent une détection précoce. Cependant, si le médecin généraliste ou le gynécologue ne les suggèrent pas, et si les patientes n’ont pas l’idée de poser des questions, elles continueront à ne pas soupçonner le danger potentiel qui les guette.
Aviva Yoselis, consultante indépendante dans le domaine de la recherche en santé et spécialiste de la sensibilisation médicale auprès des populations difficiles à toucher, comme les femmes ultraorthodoxes, explique que les spécialistes de chirurgie du sein en Israël ont demandé à prendre en charge les examens cliniques du sein, dans la mesure où ils connaissent leur domaine et savent ce qu’il faut chercher. Le ministère de la Santé a agréé cette requête, de sorte que désormais, les médecins qui pratiquent des examens gynécologiques n’examinent plus les seins, sauf si les patientes leur en font spécifiquement la demande. Pour le dépistage, les femmes doivent elles-mêmes prendre rendez-vous chez un chirurgien spécialisé. Une démarche impensable pour beaucoup de harédites.
Voilà pourquoi beaucoup de femmes peuvent atteindre l’âge de 40 ans et avoir cinq enfants ou plus, sans qu’on ne leur ait jamais parlé de l’examen clinique des seins, ni de la mammographie. Elles n’ont pas conscience d’un danger potentiellement mortel, mais qui peut être écarté s’il est décelé assez tôt. Selon la base de données de l’Institut national du cancer du sein, le diagnostic précoce (aux stades 0-2) permet un taux de survie de 93 à 100 %. Toutefois, lorsqu’on n’entend parler de cette menace ni à la maison ni à l’école, lorsqu’on ignore la nécessité d’un examen médical, lorsqu’on considère ce sujet comme tabou et lorsqu’on sait qu’en l’abordant, on compromet les perspectives de mariage de ses enfants, on découvre la maladie seulement quand l’évidence s’impose de façon flagrante. Et, même alors, il arrive que l’on refuse tout traitement.
Selon un chirurgien du sein du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Hadassah Ein Kerem, il existe des différences entre les groupes d’ultraorthodoxes, les femmes hassidiques étant les plus hermétiques aux informations sur le sujet et les plus opposées aux traitements. En l’espace d’une semaine, par exemple, ce médecin affirme avoir diagnostiqué la maladie à plusieurs d’entre elles, mais elles ont toutes refusé de recevoir les soins appropriés, préférant recourir à la prière et aux méthodes « non médicales ». L’une d’elles, qui refuse de se soigner depuis sept ans, est actuellement mourante et va laisser neuf orphelins derrière elle.
Est-ce là une majorité de femmes ? Non, mais ce nombre est néanmoins trop important pour être négligé. Pour ces épouses et ces mères, les termes « sein » et « utérus » passent pour impudiques, et le manque de pudeur est à proscrire… Voilà pourquoi personne ne parle jamais de « cancer du sein ». Et quand on se prend à aborder le sujet, c’est de « maladie de femmes » qu’il est question. Il faut ajouter à cela l’idée que, pour certaines, se faire examiner revient à aller chercher les problèmes. C’est pourquoi ces femmes, auxquelles nul n’a jamais appris à prendre soin d’elles-mêmes, ne le font pas.
Eveiller les consciences : à l’assaut des pashkevilim et des mikvaot
Au mois d’octobre dernier, Ruth Colian, fondatrice du parti U’Bizkhoutane (premier parti politique israélien à se préoccuper des problèmes des femmes ultraorthodoxes) était déterminée à marquer le Mois de la prévention du cancer du sein en éveillant l’attention des femmes haredites sur ce problème. Une initiative qui a toutefois rencontré son lot d’obstacles. Ainsi, lorsqu’au cours d’une interview sur une radio ultraorthodoxe, elle a commencé à évoquer le problème, la journaliste qui l’interrogeait s’est rebiffée : « Si vous parlez de choses impudiques », l’a-t-elle menacée, « je vais être obligée de mettre fin à l’entretien ! »
« Il n’est pas supportable pour moi », a déclaré Ruth Colian dans une autre interview, « de savoir qu’il y a des femmes qui allaitent leur bébé, font la cuisine et le ménage, travaillent, bref, mènent leur vie quotidienne sans se douter qu’elles seront mortes d’ici un mois… alors que ce n’est pas une fatalité ! Le dépistage précoce permet de sauver des vies. Nous méritons mieux que ça ! Mes filles méritent mieux que ça ! »
Ruth a alors décidé d’éveiller les consciences en faisant imprimer des affiches dans le style des pashkevilim des ultraorthodoxes (lettres noires sur fond blanc) à placarder dans les quartiers concernés. Restait à trouver le financement pour cette campagne. Après maintes recherches, un généreux donateur lui a permis de mener son projet à bien dans les temps, c’est-à-dire au mois d’octobre. Il lui a également conseillé de se tourner vers moi, lui expliquant que j’étais active dans la communauté et que je connaissais bien les mécanismes de levées de fonds. Consciente que ce problème était cher à de nombreuses personnes, j’ai écrit un post sur mon blog et me suis adressée à l’organisation Karmey Chesed, par le biais de laquelle j’avais déjà récolté des fonds au profit d’une famille touchée par le terrorisme qui risquait de perdre son logement. Karmey Chesed soutient les individus et familles dans le besoin une fois que ceux-ci ont épuisé tous les autres recours, fournissant meubles et objets divers partout dans le pays. L’organisation a accepté sans hésiter d’être notre intermédiaire pour faciliter la récolte de fonds. La somme requise était modeste – 8 000 shekels – et nous l’avons réunie en 48 heures à peine.
Ruth a donc fait imprimer des affiches appelant les femmes à remplir le commandement de la Torah de protéger leur propre vie : pour cela, il faut se faire examiner régulièrement par un médecin, prônait le texte, qui comportait aussi un numéro de téléphone à contacter pour davantage de précisions. La campagne a suscité plus de 200 appels émanant de femmes, mais aussi d’hommes. Des conversations qui ont conduit Ruth à une triste conclusion : le tableau, commente-t-elle, est encore plus sombre que prévu !
« Comment une femme de 42 ans qui a eu six enfants peut-elle encore ignorer ce qu’est une mammographie ? Il est inacceptable de ne pas préparer les femmes à prendre soin d’elles-mêmes. Dans les écoles, les centres communautaires, les séminaires, il faut parler de cela partout ! » s’indigne-t-elle.
Après la campagne d’affichage, beaucoup de bonnes volontés se sont manifestées, désireuses d’apporter leur aide, y compris des personnes qui avaient elles-mêmes déjà tenté d’éveiller les consciences par le passé. Certaines avaient suggéré de placer dans les mikvaot des tracts incitant à pratiquer des auto-examens, mais les rabbins avaient jugé cela inapproprié : si une femme s’apercevait durant cet examen qu’elle avait une tumeur, ont-ils argué, cela gâcherait sa nuit d’après-mikvé. Signe d’espoir, en revanche, une surveillante de mikvé que j’ai interrogée n’a pas rejeté l’idée de déposer des prospectus dans ses locaux. De récentes conversations avec plusieurs femmes atteintes de cancer lui avaient fait prendre conscience que, dans ce domaine, l’information était vitale.
Le devoir du gouvernement et de la communauté
Hala (clinique du sein Rachel Nash, à Jérusalem) est le premier centre de diagnostic du cancer du sein d’Israël. De plus en plus de femmes ultraorthodoxes viennent s’y faire examiner. Hala dispose d’un matériel extrêmement sophistiqué permettant de déceler la maladie à ses stades les plus précoces. Ces trois dernières années, le centre a examiné plus de 55 000 femmes. En 2014, elles ont été 18 450 à se faire contrôler, soit 4,54 % du nombre annuel de femmes qui se soumettent aux tests de dépistage du cancer du sein en Israël. Hala a ainsi diagnostiqué près de 8 % des quelque 4 400 cas de maladie décelés annuellement dans le pays : un taux élevé qui tient au protocole et aux méthodes employées, à une technologie de pointe et à une excellente équipe spécialisée en imagerie médicale. Hala est le centre de référence nationale en matière de dépistage du cancer du sein.
La clinique ouvre ses portes à toutes les femmes, quels que soient leur origine, religion, niveau social et statut financier. Chacune est examinée à l’aide des appareils les plus perfectionnés, et vue ensuite par un spécialiste qui procède à un examen clinique et à une échographie. Les résultats des mammographies sont donnés le jour même. En cas de doute, une biopsie (acte non chirurgical) est pratiquée dans la foulée, et les résultats arrivent quelques jours plus tard.
Les femmes issues de communautés harédites ou de la population arabe religieuse qui viennent là sont en moyenne plus âgées que les autres, de sorte que, pour elles, la maladie est souvent diagnostiquée à un stade plus avancé. Aujourd’hui en Israël, une femme n’ayant pas d’antécédents de cancer du sein dans sa famille est censée subir sa première mammographie de contrôle à 50 ans. Celles qui ont des facteurs de risque plus élevés débutent à 40 ans, voire plus tôt. Statistiquement, 25 % des femmes atteintes de cancer du sein en Israël ont moins de 50 ans.
Le ministre de la Santé Yaacov Litzman a récemment inauguré la nouvelle unité de tomosynthèse (en 3D) Walder, au centre de dépistage Hala. A cette occasion, il a annoncé son projet d’avancer l’âge de la première mammographie en Israël, selon le protocole préconisé dans d’autres pays soucieux de dépistage précoce. Il a indiqué qu’un comité d’experts se pencherait sur ce dossier. « Même si cela doit coûter cher à notre système de santé, il est probable que, selon les recommandations de ce comité, l’âge de la première mammographie soit bientôt fixé à 40 ans », a-t-il déclaré.
Le Dr Michael Messing, spécialiste en imagerie médicale du sein chez Hala, estime que les dirigeants de communautés ultraorthodoxes, tout comme le gouvernement lui-même, doivent faire davantage pour informer les femmes sur le cancer du sein et les façons de le déceler. N’ayant pas accès aux médias du grand public, les femmes haredites n’ont aucun moyen d’apprendre ces choses si leur communauté ne se charge pas de les instruire. Il faut par ailleurs que les médecins prennent l’habitude d’expliquer aux jeunes femmes comment elles doivent s’examiner elles-mêmes, ce qu’elles doivent rechercher et dans quels cas il faut consulter, et de leur conseiller de se renseigner sur les antécédents de maladie dans l’histoire familiale. Selon lui, c’est au ministre de la Santé de prendre des mesures pour que les haredites ne soient pas des laissées pour compte en matière de prévention.
Le Dr Messing évoque le cas des patientes qui refusent d’être examinées par des hommes (Hala compte trois femmes médecins pour les recevoir), mais aussi de celles qui ne soupçonnent même pas qu’elles doivent se faire examiner.
Beit Natan, une organisation au service des femmes haredites, forme médecins et personnel médical à la façon de travailler avec cette population particulière. Elle peut s’enorgueillir de dizaines d’années d’expérience et de recherches intensives menées dans ce domaine et recommande pour sa part une approche simple, mais efficace, pour faire en sorte que les femmes reçoivent l’information indispensable et pratiquent les examens permettant de diagnostiquer le cancer du sein le plus tôt possible : pour elle, c’est aux infirmières de parler du problème aux patientes et de les engager à réclamer à leur médecin une palpation des seins, ainsi que des renseignements sur la maladie. Il importe que les femmes se prennent en charge et soient proactives en ce qui concerne leur santé.
Par ailleurs, Beit Natan incite les médecins à se former pour pouvoir pratiquer des examens culturellement appropriés à la population ultraorthodoxe, afin que les femmes se sentent à l’aise pour leur parler de ce sujet qu’elles jugent tabou.
De nos jours, aucune femme ne devrait mourir d’un cancer qui n’a pas été détecté, que ce soit par ignorance ou en raison d’une mauvaise interprétation du concept de pudeur, de la crainte de voir ses enfants lésés au moment de se marier, ou de l’idée que subir un examen médical revient à « chercher les problèmes ». Préserver sa propre vie est un commandement positif. Les rabbins et dirigeants communautaires doivent encourager leur entourage à y veiller, et l’Etat et les organismes de santé privés faciliter les démarches nécessaires. Il est grand temps de cesser de laisser les femmes dans l’ignorance, qu’elles soient laïques, pratiquantes, juives ou arabes, afin qu’elles puissent prendre leur santé en main.
Ruth Colian poursuit sa croisade pour éduquer le public ultraorthodoxe sur le cancer du sein et recherche d’autres méthodes et partenariats pour atteindre davantage de gens dans les communautés, y compris celles où l’on ne parle que le yiddish. Quant à Karmey Chesed, Hala et Beit Natan, qui travaillent auprès des populations défavorisées, leurs efforts concertés ne peuvent que susciter respect et admiration.
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