Encaisser les coups à Beersheva

Une correspondante du JPost, installée à Beersheva, évoque réflexions et peurs : retour sur le quotidien des citoyens du sud.

Beer Sheva sud 521 (photo credit: Marc Israël Sellem)
Beer Sheva sud 521
(photo credit: Marc Israël Sellem)
Les choses insignifiantes sont souvent la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Là, telle que vous me voyez, je ne suis pas loin de me mettre à hurler ! Voilà trois jours que je n’ai plus de lait, de tomates et de concombres dans mon frigidaire et que mes placards se vident dangereusement, mais au train où vont les choses, ce n’est pas encore aujourd’hui que j’irai faire des provisions. Et cela me rend folle.
J’habite Beersheva. Depuis six jours maintenant, nous vivons sous un feu nourri de missiles Grad tirés sur notre bonne ville depuis des positions secrètes de Gaza. Jour et nuit, les sirènes nous annoncent l’arrivée d’une roquette : elles se succèdent parfois avec à peine quelques minutes d’intervalle, d’autres fois avec des pauses de plusieurs heures. Nous avons eu droit, une fois, à une interruption de 15 heures, mais au cours des 12 minutes qui viennent de s’écouler, cela fait quatre fois qu’elles retentissent, suivies d’explosions que l’on ne compte plus.
Il y a deux jours, des frappes directes ont endommagé trois appartements dans un quartier tout proche de chez moi.
Comme je reçois sur Internet des messages annonçant les « alertes rouges » à travers le pays, je sais que Beersheva n’est pas seule. Tout le Sud semble être le point de mire de Gaza en ce moment. Je suis forcée de l’admettre : je suis fatiguée, à bout de forces. Tous ces jours et ces nuits de tension ininterrompue commencent à faire des dégâts. Et je devrais continuer à endurer tout cela sans concombres ni tomates ? Vous n’y pensez pas ! Ce sont les très petites choses qui vous rendent fou… Ce n’est pas que je ne peux pas sortir faire des courses. Je pourrais. Il me faut dix minutes pour aller à l’épicerie, voire moins puisqu’il n’y a pas de circulation. Une fois dans le magasin, je ne crains rien : soit il est lui-même protégé, soit il comporte une pièce sécurisée, chose que je n’ai pas chez moi. Le problème, ce sont ces 25 minutes fatales : 10 pour y aller, 5 pour charger la voiture, 10 pour revenir. Elles me terrorisent.
De la terreur rechargeable Cela ne me plaît pas d’avoir aussi peur. Je tâche de me raisonner, de me dire que ma réaction est démesurée. Bien sûr que je peux aller à l’épicerie ! Et que je dois y aller ! La plupart de mes amies l’ont fait et sont revenues chez elles saines et sauves. Je me raisonne, et puis tout à coup, le souvenir d’un moment de terreur intense que j’ai vécu pendant l’opération Plomb durci me revient à l’esprit.
Je n’avais pas de voiture à l’époque et, après avoir été cantonnée chez moi plusieurs jours d’affilée, je m’étais retrouvée dans la même situation qu’aujourd’hui : je devais faire des courses. J’avais réussi à me convaincre qu’il n’y aurait pas de problème et j’étais sortie pour me rendre à pied au supermarché, une chose que j’avais faite toutes les semaines pendant des années. Au début, tout allait bien : c’était une belle journée d’hiver ensoleillée et le goût de la liberté venait ajouter à cette perfection. En arrivant à michemin toutefois, au moment où j’entrais dans le quartier commerçant de la vieille ville, la sirène a retenti.
Affolée, j’ai regardé autour de moi. Etant donné la situation, les magasins étaient tous fermés. Il n’y avait nulle part où entrer. J’ai cherché un porche, un renfoncement assez large où me cacher, et j’ai fini par en trouver un et m’y réfugier. Je me suis placée face au mur, les mains sur les oreilles, tremblant de tous mes membres. Alors les explosions ont commencé à se succéder et à résonner l’une après l’autre juste au-dessus de ma tête.
Cela se passait avant la mise en place du Dôme de fer, le très efficace système d’interception des missiles. Partout où elles tombaient, ces roquettes causaient des dégâts. Bref, j’étais terrifiée. Physiquement, je n’ai rien eu, mais j’en suis ressortie juste terrorisée. Je tremblais si fort que je n’arrivais pas à marcher. J’ai attrapé mon panier et je suis retournée tant bien que mal chez moi. Je n’avais pas tant besoin que cela de ces provisions, après tout… Aujourd’hui, rien que d’y penser, j’ai les mains qui tremblent et les larmes qui affluent. Pour les psychologues, il s’agit d’un syndrome de stress post-traumatique.
Moi, j’appelle ça de la terreur rechargeable.
Je n’ai pas besoin de le revivre réellement pour ressentir de nouveau tout ce que j’ai éprouvé en cet instant atroce.
Pire encore, ma peur est exacerbée quand je vois sur Internet les terribles images de cette voiture touchée directement par un missile, à Ofakim. Quatre personnes ont été blessées, dont une gravement. Il y a aussi les photos d’un véhicule complètement brûlé après avoir reçu un missile à Beersheva. En fait, ce n’est pas forcément plus sûr d’aller faire ses courses en voiture qu’à pied.
Internet : pour et contre 
Même si les images ravivent mon traumatisme, je me demande comment faisaient les gens pour supporter la guerre avant Internet. Comment pouvaient-ils vivre, sans bénéficier des informations en direct, sans pouvoir communiquer tout de suite, sans savoir ou pouvoir deviner comment se portaient amis et êtres chers après une alerte ? Pour moi, Internet n’est pas seulement une source d’informations et de nouvelles, mais un outil qui me permet de recevoir le soutien de mes amis et de ma famille de diverses régions du monde. Les gens disent souvent que Facebook est devenu leur principale source d’information : non pas pour connaître l’actualité en général, mais pour obtenir les renseignements précis dont ils ont besoin. Des informations qui les aident.
Plusieurs sites postent des alertes en temps réel. Dès qu’une sirène retentit quelque part en Israël, cela apparaît sur le site ou voir sur quoi se concentrent nos ennemis.
J’en retire le sentiment d’appartenir à une communauté, je me sens plus forte, je sais qu’il n’y a pas que Beersheva, qu’il n’y a pas que moi. Nous sommes tout un groupe à « parler » les uns avec les autres, à compatir.
Grâce à cela, je sais que nous traversons cette épreuve tous ensemble, unis.
Ces derniers jours, je me suis toutefois rendu compte que tout le monde n’était pas d’accord sur les bienfaits d’Internet.
La dissémination des informations via les réseaux sociaux a suscité des débats enflammés et furieux.
Quel est le problème ? Les autorités du pays ont demandé aux Israéliens de ne pas divulguer les zones d’impact des missiles qui touchent le sol. Il ne faut pas donner aux ennemis la moindre information sur les cibles qu’atteignent leurs tirs. C’est assez logique et compréhensible. « Silence ! », diton, « l’ennemi guette vos confidences ! » On sait quels torts peuvent faire, en temps de guerre, des langues trop bien pendues.
Petit débat entre surfeurs 
Le problème est que le gouvernement se montre trop vague : que veut-il dire par « zones d’impacts » ? A chaque instant, des dizaines de sites d’informations et de stations de radio (y compris des sites et radios gouvernementaux) indiquent en temps réel qu’une sirène retentit dans telle ou telle ville ou région. Ils ne mentionnent ni la rue ni le quartier exacts où tombent les missiles, mais ils précisent la ville ou le village. Et tout le monde y a accès. Ce sont ces sites mêmes que chacun d’entre nous suit régulièrement et transmet sur Internet, via Facebook, Twitter ou d’autres réseaux.
Pour certaines personnes, fournir ces informations, transmettre ces liens n’est peut-être pas contraire aux instructions, mais doit être évité.
« Comment osez-vous ? », ai-je récemment pu lire sur Facebook. « Le commandement du front intérieur nous a recommandé de ne pas divulguer d’informations sur les sirènes et les frappes de roquettes et vous, vous les postez sur Internet ! Vous mettez ma vie en danger et je vous ordonne d’arrêter ! » Par la suite, cette personne s’est expliquée : « Les terroristes contrôlent également Facebook. Si vous dites où leur dernière roquette a atterri, vous leur fournissez une information très précieuse. » Une autre a alors protesté : « Vous n’allez pas me dire qu’il y a quelque part un terroriste qui est en train de surveiller mon compte Facebook en anglais ! Qu’il passe en revue mes blagues, mes photos de chatons ou de réunions de famille, pour savoir où la dernière roquette a atterri ! Pourquoi ferait-il ça, alors qu’il lui suffit d’aller sur les sites du gouvernement pour avoir les mêmes informations en hébreu, ou même en arabe ? » Ce à quoi le premier internaute a répondu : « J’ignore ce que font les terroristes. Mais notre gouvernement nous a demandé de ne pas transmettre ces informations, et vous, vous le faites. ALORS ARRÊTEZ ! » Un autre internaute s’est alors associé au débat, plus radical encore : « Je trouve que le gouvernement lui-même ne devrait pas poster ces informations. Si les terroristes les exploitent, il nuit à toute la population en faisant cela. » S’adapter à la situation A l’évidence, le problème est plus profond que cette discussion sur ce qu’il faut ou non publier. Un échange récent l’a mis en lumière.
Il y a quelques jours, une sirène a retenti à Beersheva et, pour une raison ou une autre, une personne ne l’a pas entendue.
Cela arrive. J’en ai moi-même manqué une l’été dernier, alors que j’étais dans une chambre avec deux ventilateurs allumés et mes écouteurs dans les oreilles. Et puis, les sirènes ne sonnent pas toujours dans tous les secteurs de la ville.
Parfois, on avertit juste certains quartiers.
Toutefois, ce monsieur-là n’a pas voulu croire ce qui s’était passé. Il a affirmé avec véhémence qu’il n’y avait pas eu de sirène du tout. Quand plusieurs personnes l’ont détrompé, il a fini par concéder à contrecoeur : « J’imagine que vous avez raison. Au fond de moi, j’ai dû me dire que si je ne l’entendais pas, c’est qu’elle n’existait pas. Comme ça, je pouvais croire que toute cette histoire n’avait pas lieu, que ce n’était pas si grave que je le pensais. » Est-ce si grave que cela ? Il n’y a pas de réponse unique à cette question.
Nous avons tous dû nous adapter à la situation, pas seulement pour les courses à l’épicerie, mais pour tout le reste. Comme aux jours les plus sombres de Sderot, des familles du Sud ont mis en place des « équipes de douche » : pendant qu’une personne prend sa douche, une deuxième se tient devant la porte, prête à frapper pour l’alerter, car avec l’eau qui coule, on n’entend pas bien la sirène.
A Beersheva, un tiers des habitants disposent chez eux d’une pièce forte, conçue pour résister aux roquettes. Les autres se réfugient ailleurs : dans les cages d’escalier quand il s’agit d’un immeuble ou, pour les maisons, dans une pièce ne comportant ni mur extérieur ni fenêtre. Les gens qui ont des chambres fortes y dorment désormais en famille la nuit et en ont fait des salles de jeux pour leurs enfants la journée.
Les nerfs à vif 
Autre gros problème que rencontrent les familles : la fermeture des écoles. Comment font les parents qui travaillent ? Le sujet pourrait faire l’objet d’un livre.
Et puis, il y a les commerçants qui souffrent de la situation. Je suis tombée en panne de croquettes pour mon chien et j’ai appelé mon fournisseur habituel, que je connais bien.
« Pouvez-vous me livrer un sac de nourriture pour mon chien ? Malgré les roquettes ? » Il ne s’est pas fait prier. « Avec plaisir ! Les affaires sont très mauvaises en ce moment, vous savez. Merci d’avoir appelé ! » Un problème, aussi, que nous partageons tous : après près d’une semaine de sirènes et de roquettes, de jour comme de nuit, nous avons les nerfs à vif. Le moindre sujet de désaccord engendre des débordements de fureur et d’indignation démesurés. On se vexe pour n’importe quoi. La sensation d’enfermement se manifeste de diverses façons. Ceux qui vivent seuls se sentent totalement isolés. Ceux qui sont en famille affirment que c’est très difficile d’être ensemble 24 h sur 24. Tout le monde a besoin d’une pause. Les propriétaires d’animaux de compagnie voient comment leur chien ou leur chat se comporte. Quelqu’un a inventé la « Thunder Jacket », une sorte de chemise serrée censée réconforter le chien qui la porte, parce qu’il se sent ainsi enveloppé et en sécurité. Un tranquilisateur pour chats est également arrivé sur le marché et certaines personnes ne jurent plus que par lui.
Mais bien entendu, chacun d’entre nous réagit différemment aux mauvaises nouvelles. Certains ne veulent pas entendre parler des immeubles touchés, des personnes blessées et des hôpitaux bondés.
D’autres, au contraire, souhaitent tout savoir : quoi, quand, où, combien de blessés et de quelle gravité ? Cela apaise la tension, disent-ils. Pour eux, le pire est de ne pas savoir ce qui se passe.
Deux Juifs, dix opinions différentes… Parfois, nous ne sommes même pas d’accord avec nous-mêmes. Pourtant, une chose reste sûre : dans les moments difficiles, quand les attaques de missiles menacent de réduire en poudre la moitié du territoire israélien, on voit le coeur des gens. Je doute qu’il y ait une seule famille du Sud qui n’ait pas reçu de multiples invitations à venir se reposer quelques jours chez des connaissances vivant dans des lieux moins exposés.
Certains acceptent, avec beaucoup de gratitude. Mais la plupart d’entre nous préfèrent ne pas bouger. Nous sommes chez nous, après tout, maintenant et pour toujours. Personne au monde ne sera jamais autorisé à oublier cela.