Terreur au Sinaï : l’Egypte cherche la réplique

Quand l’Occident – et surtout l’Amérique – comprendront-ils enfin que la prolongation d’un conflit sanglant au Sinaï ne peut qu’avoir un effet déstabilisateur sur tous les pays de la région ?

Bâtiment détruit par une attaque djihadiste dans le Sinaï le 29 janvier (photo credit: REUTERS)
Bâtiment détruit par une attaque djihadiste dans le Sinaï le 29 janvier
(photo credit: REUTERS)
A la suite de la série d’attentats spectaculaires de l’organisation Ansar Bait al-Maqdis contre des postes de police et des objectifs militaires au Sinaï qui ont fait des dizaines de morts et de blessés le 29 janvier, les Egyptiens ont d’abord fait bloc derrière leurs soldats. L’armée est toujours l’organisation la plus populaire du pays ; « Je suis un soldat égyptien », a-t-on pu lire sur les réseaux sociaux.
Le temps des questions n’a pourtant pas tardé. Comment se fait-il que l’armée égyptienne, la plus grande et la plus forte du monde arabe, se montre incapable de venir à bout d’un mouvement terroriste sur son propre territoire ? Le nouveau régime n’avait-il pas dépêché dans la péninsule du Sinaï des renforts considérables de troupes, accompagnées d’hélicoptères, de blindés et de matériel lourd ? Les médias égyptiens, beaucoup plus libres que par le passé, critiquent ouvertement le président, lui-même issu de l’armée, qui s’était engagé à éradiquer le terrorisme.
Selon un porte-parole militaire, des véhicules piégés ont explosé simultanément devant un poste de police, le quartier général local des armées et d’autres installations militaires à El-Arish tandis qu’un intense tir de mortiers les prenait pour cible. Il n’y a pas eu de communiqué officiel, mais on parle de trente morts et de dizaines de blessés. La chaîne Al Jazeera fait état de chiffres beaucoup plus élevés.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de l’opération terroriste la plus grave depuis la chute du président Morsi et du régime des Frères musulmans en juillet 2013. Le président a immédiatement interrompu sa visite à Addis Abeba, où il s’était rendu pour le sommet annuel de l’Organisation de l’unité africaine, afin de rentrer au Caire.
Le terrorisme, toujours en vigueur
De fait, depuis dix-huit mois, les organisations islamiques terroristes ont énormément développé leurs activités au Sinaï. Réunies sous la bannière d’Ansar Bait al-Maqdis, elles ont fait preuve d’une redoutable efficacité. En octobre dernier, l’attaque d’un poste de l’armée a fait 31 morts. En réaction, l’armée avait décrété un couvre-feu nocturne dans le Sinaï du Nord et créé une zone tampon d’un kilomètre de profondeur le long de la bande de Gaza ; les résidents de cette zone avaient dû évacuer les maisons. Ils ont été dédommagés, mais cela n’a diminué en rien leur ressentiment, aggravant l’hostilité des Bédouins locaux contre le gouvernement central.
L’armée n’a pas connu que des revers. Elle a détruit près de deux mille tunnels de contrebande et des centaines de terroristes ont été éliminés ou faits prisonniers. On pouvait avoir l’impression au cours des dernières semaines que le terrorisme s’essoufflait. Pourtant Ansar Bait al-Maqdis venait de faire allégeance à l’Etat islamique et à son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, et s’était autoproclamée « circonscription du Sinaï » de cet Etat. C’est d’ailleurs sous ce nom qu’elle a revendiqué l’attaque du 29 janvier.
Le terrorisme n’est pas uniquement tourné contre la péninsule du Sinaï. A travers tout le pays, des charges explosives visent des postes de police, bâtiments officiels, lignes à haute tension et autres sites stratégiques. Souvent découvertes à temps, ces attaques ne font que des dégâts mineurs. Elles ont pourtant un impact certain sur les populations, qui se sentent menacées, et freinent le développement économique. Les Frères musulmans continuent à organiser des manifestations. Elles réunissent de moins en moins de monde, mais sont de plus en plus violentes, ce qui entraîne une répression de plus en plus dure de la part des forces de sécurité.
Les limites de l’armée
Le président a toujours la situation bien en main et jouit d’une grande popularité, d’autant que sous son impulsion l’économie se développe pour la première fois depuis des années. Cependant, la dernière attaque a exacerbé un certain mécontentement latent.
Comment se fait-il, se demandent les Egyptiens, que les autorités n’aient pas eu vent d’une opération de cette ampleur ? Elle a pourtant nécessité des semaines et des semaines de préparation : il a fallu assembler quantité d’explosifs pour piéger les véhicules, sans parler des mortiers, des obus de mortiers et des autres armes utilisées. Comment toute cette activité a-t-elle pu se déployer pour ainsi dire sous le radar ? Les patrouilles militaires sillonnant un secteur qu’elles étaient censées bien connaître n’ont rien vu ; les services de renseignement de l’armée et des autres branches de sécurité n’ont rien entendu.
Pire, il n’est que trop évident qu’au terme de dix-huit mois d’efforts intensifs, l’armée se montre incapable de lutter contre la guérilla, particulièrement la guérilla urbaine. Certes, d’autres armées, pourtant plus sophistiquées n’ont fait guère mieux ailleurs ; il n’y a qu’à voir l’échec des Américains en Irak et en Afghanistan. Mais ici, la situation est bien différente : l’armée égyptienne se bat sur son propre sol pour défendre le pays. Le problème est que cette armée n’a jamais été formée à ce type de combat. Ni par ses chefs, ni dans le cadre de l’assistance militaire américaine. Auparavant, des officiers égyptiens faisaient bien des stages dans des académies militaires aux Etats-Unis (le général Sissi lui-même l’a fait) ; les deux armées faisaient ensemble de grandes manœuvres ; mais ce qui était enseigné, c’était la guerre conventionnelle. Un modèle qui n’est plus de mise aujourd’hui au Moyen Orient.
Quand les Frères fomentent la terreur
Ce n’est pas tout. Dans la péninsule du Sinaï, l’armée est confrontée à une population bédouine ouvertement hostile et peu disposée à coopérer avec un gouvernement central qui l’a négligée pendant des dizaines d’années. Déjà, du temps de Moubarak, le Hamas avait trouvé là un terrain fertile et développé avec l’aide des Bédouins des filières de contrebande pour amener à Gaza des missiles et des armes venus d’Iran à travers le Soudan. Aujourd’hui est apparue une menace supplémentaire : des terroristes djihadistes arrivent de Libye pour grossir les rangs d’Ansar Bait al-Maqdis, apportant avec eux missiles et armes provenant des stocks de Kadhafi.
Des mesures d’urgence sont donc nécessaires pour permettre à l’Egypte d’éliminer une menace terroriste encore aggravée par l’apparition d’un poste avancé de l’Etat islamique au Sinaï et le flux de djihadistes venus d’autres zones. Il est donc regrettable de constater que l’Amérique, alliée de longue date, tarde à rétablir sa coopération militaire en dépit des accords conclus avec l’Egypte à la suite du traité de paix entre ce pays et Israël.
Washington n’a pas pardonné le renversement du régime des Frères musulmans et se refuse à accorder à son allié l’assistance dont il a pourtant bien besoin. Alors que le président Sissi réaffirme en toute occasion que la confrérie des Frères musulmans fomente la terreur et soutient les autres organisations djihadistes qui cherchent à plonger son pays dans le chaos, l’administration Obama prend ouvertement parti pour les Frères. Pour elle, il ne s’agit certainement pas d’une organisation terroriste mais d’un courant authentique et légitime de l’islam. C’est ainsi que, la semaine dernière, une délégation de Frères ayant fui l’Egypte après le renversement de leur régime a été reçue au Département d’Etat. La photo prise à cette occasion a fait le tour du monde.
Reste à savoir quand l’Occident – et l’Amérique – comprendront enfin que la prolongation d’un conflit sanglant au Sinaï ne peut qu’avoir un effet déstabilisateur sur tous les pays de la région, menaçant non seulement Israël et l’Europe, qui a déjà subi de plein fouet les effets de cette tension, mais encore les Etats-Unis.
L’auteur est ancien ambassadeur d’Israël en Egypte.
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